République et canton de Genève
Grand Conseil
Séance du jeudi 17 mars 2022 à 20h30
2e législature - 4e année - 9e session - 50e séance
R 989
Débat
Le président. Nous passons à l'urgence suivante. (Brouhaha. Le président s'interrompt.) Si le rang arrière du PLR pouvait continuer ses vociférations à l'extérieur de la salle ! (Commentaires.) Monsieur Burgermeister, vous pouvez les rejoindre dehors ! (Rires.) Nous sommes en catégorie II, trente minutes. (Remarque.) Un peu de tenue, s'il vous plaît ! Je cède la parole à M. le député Grégoire Carasso, auteur.
M. Grégoire Carasso (S). Merci, Monsieur le président. Mesdames les députées, Messieurs les députés, quels que soient notre formation ou notre bagage, que nous soyons pour une Suisse avec ou sans armée, que nous soyons pour ou contre l'Union européenne ou l'OTAN, que nous soyons nés avant ou après la chute du Mur, l'invasion militaire de l'Ukraine décidée par les autorités russes nous a glacé le sang. Les bombardements continus d'immeubles, de quartiers résidentiels, d'hôpitaux par l'armée russe suscitent des sentiments qui vont de la colère au désespoir. C'est par exemple l'histoire de cette femme tuée sous les bombes dans la maternité de Marioupol avec son bébé pas encore né.
Il ne s'est pas écoulé un mois de guerre que l'on compte déjà des milliers de morts civils, des dizaines de milliers de blessés et des millions de réfugiés jetés sur les routes. Alors que les vieux démons de l'Europe se réveillent, nous vous invitons à condamner sobrement, symboliquement et fortement cette agression militaire d'un Etat souverain européen contre un autre Etat souverain européen. Alors que les vieux démons de l'Europe se réveillent, nous invitons nos autorités genevoises et suisses à poursuivre leurs efforts pour venir en aide ici et sur place aux personnes victimes de cette effroyable guerre. Merci de votre accueil à cette résolution. (Applaudissements.)
M. Alexandre de Senarclens (PLR). Le PLR veut dire par ma voix sa tristesse, son émotion et son inquiétude à propos de la guerre en Ukraine. C'est un événement géopolitique majeur, peut-être un des événements les plus marquants depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, certainement d'une importance équivalente, voire plus grave, que la Hongrie en 1956, la Tchécoslovaquie en 1968 ou la guerre civile en ex-Yougoslavie. Des actes de guerre inqualifiables, une vraie barbarie - est-ce un génocide ? Les historiens le diront peut-être. Ce sont en tout cas des crimes de guerre et une violation crasse du droit international humanitaire: des villes rasées, Kharkiv, Kherson, Marioupol et peut-être bientôt Kiev; des villes en état de siège, des civils, des enfants visés, encore hier dans le théâtre de Marioupol où mille personnes avaient trouvé refuge; des personnes qui meurent de faim quand elles ne meurent pas des bombes.
Ces actes abominables sont sans possible justification. Seuls quelques idiots utiles, thuriféraires de Poutine, à la conscience certainement altérée par quelque récompense ou autre médaille honteuse, tentent de justifier l'injustifiable. L'Europe est attaquée, son Etat de droit, son intégrité, ses valeurs, et dans ces conditions, il appartient au Grand Conseil de s'élever, de dénoncer, de dire sa solidarité, de rappeler la vocation de notre canton à l'accueil, de rappeler les Conventions de Genève et le rôle de la Genève internationale. C'est pour ces motifs que le PLR soutiendra cette résolution, en espérant qu'elle sera adoptée à l'unanimité. Je vous remercie, Monsieur le président.
M. André Pfeffer (UDC). Halte à la guerre et solidarité avec les victimes, pour le peuple ukrainien: oui, et tout le monde est d'accord. Mais le groupe UDC ne peut pas accepter cette proposition de résolution. Certaines invites affaiblissent notre neutralité et notre tradition de médiation et de bons offices. Comme vous le savez, l'UDC suisse a dénoncé la manière dont le Conseil fédéral a traité notre neutralité. Un alignement complet sur l'Union européenne et une reprise intégrale de ses sanctions sont contraires à notre neutralité et à l'intérêt de la Suisse. Quelques heures après cette erreur, Moscou avait déjà déclassé la Suisse parmi les pays hostiles, comme tous ceux de l'OTAN. D'autre part, quand Moscou propose un statut de neutralité à l'Ukraine, elle cite pour exemples des pays neutres comme la Suède ou l'Autriche. La vocation de la Suisse est d'être une médiatrice et d'offrir ses bons offices. Durant les huit années de guerre dans le Donbass, la Suisse a joué un rôle important en tant qu'observatrice, médiatrice et intermédiaire sur le plan diplomatique. Aujourd'hui, il semble que la diplomatie suisse soit déclassée et que ce rôle soit repris par la Turquie et Israël. Il y a déjà eu suffisamment de communications et d'actions négatives relatives à notre neutralité. Ce texte n'apporte rien de plus que ce qui existe déjà et ce qui a déjà été décidé. Pour ces raisons, le groupe UDC le refusera. Merci pour votre attention.
M. Jean Batou (EAG). Je pense que le moment de l'unanimité pour condamner l'agression russe en Ukraine, pour exiger le retrait des troupes russes est important - il s'agit d'une violation absolument inacceptable du droit international. Il est aussi important que nous soyons unanimes à défendre les victimes de cette agression, c'est-à-dire les Ukrainiens, dont plus de trois millions ont trouvé refuge dans un pays voisin et plusieurs millions ont été déplacés à l'intérieur du pays.
Ce moment d'unanimité est important, mais il faut aussi réfléchir aux causes de ce terrible événement. La Russie est un énorme exportateur de matières premières et d'hydrocarbures qui nourrit l'économie mondiale, comme l'Arabie saoudite ou les Emirats arabes unis, qui mènent aujourd'hui une guerre terrifiante au Yémen. Il faut réfléchir à nos responsabilités, et - je m'excuse auprès de ceux qui se sentiront visés - à nos responsabilités quand nous considérons comme normal que Genève soit la principale plateforme de trading de matières premières, en particulier des matières premières russes, et que des oligarques de ce pays s'enrichissent grâce aux affaires qu'ils peuvent faire en Suisse. Je pense qu'il est aussi important de dire que cette richesse accumulée par les oligarques l'est aux dépens du peuple russe, et demain, peut-être, du peuple ukrainien, s'ils réussissent à annexer l'Ukraine.
Nous devons réfléchir aussi aux conséquences de cette guerre, pas seulement pour le peuple ukrainien, bien sûr principale victime, mais aussi pour les peuples du monde, c'est-à-dire les Africains qui n'auront plus les livraisons de blé et d'autres céréales de l'Ukraine, comme les gens aux revenus les plus modestes des pays occidentaux, de la Suisse aussi, qui vont voir l'inflation ronger leurs petites retraites ou leurs petits revenus. C'est donc la chaîne de ces événements qui doit nous faire réfléchir, la chaîne de ces événements que nous devons rompre pour qu'après cette unanimité contre la guerre, pour la paix, pour l'accueil des réfugiés, nous soyons aussi ensemble pour lutter contre le creusement des inégalités sociales. Merci. (Applaudissements.)
Mme Christina Meissner (PDC). Mesdames et Messieurs les députés, chers collègues, je n'ai pas préparé de texte pour cette résolution, et vous m'excuserez si j'ai un peu de peine à m'exprimer: c'est mon coeur qui parle aujourd'hui, mon coeur de Suissesse, mais aussi mon coeur et ma nationalité polonais. A la frontière de l'Ukraine, la Pologne est le pays qui accueille aujourd'hui le plus de réfugiés. Il y a des réfugiés partout. Ma famille, nos familles les accueillent tous. Le gouvernement polonais est derrière, tout le monde est derrière. Evidemment, nous, petite Suisse, qu'est-ce qu'on est ? Un pays de 8 millions d'habitants face à un autre de 44 millions - nous représentons la Crimée: ce n'est rien ! Mais en même temps, on peut faire quelque chose. Nous l'avons fait aujourd'hui, et je tiens à remercier ce parlement d'avoir unanimement voté l'aide au CICR, parce que c'est là-bas qu'il faut d'abord apporter notre aide, où des gens ont froid, ont faim, n'ont plus rien et ne peuvent même pas arriver jusqu'aux frontières de l'Europe, jusqu'en Suisse.
Nous pouvons aussi agir ici, et je tiens à remercier très sincèrement le Conseil d'Etat pour ce qu'il fait déjà. Oui, le gouvernement fait déjà beaucoup de choses qui sont demandées dans cette résolution, qu'il s'agisse de participer à l'accueil des réfugiés, de favoriser tout ce qu'on peut faire, de mettre les moyens à disposition, et Dieu sait s'il en faut. Merci au Conseil d'Etat ! Non, cette résolution ne servira pas à rien: elle dit que nous aussi, parlement, nous soutenons ces actions, les voulons très fortement et nous engageons en leur faveur.
Je vous engage tous à hisser le drapeau ukrainien, je vous engage tous à accueillir des Ukrainiens, que ce ne soit pas que le Conseil d'Etat qui le fasse, je vous engage tous à espérer que cette guerre cesse, parce que les Ukrainiens ne demandent qu'une chose: retourner dans leur pays et le reconstruire. «Slava Oukraïni !» (Applaudissements.)
Mme Marjorie de Chastonay (Ve). Mesdames et Messieurs, les Vertes et les Verts condamnent fermement la guerre d'agression des autorités russes contre l'Ukraine. Cette guerre d'agression sans scrupules nous a toutes et tous choqués. Malgré la peur et la colère qui nous envahissent, nous ne devons pas perdre nos valeurs. En tant que Vertes et Verts, nous sommes issus du parti du mouvement pour la paix; c'est l'une de nos racines fortes. A long terme, pour garantir durablement la paix et la sécurité, il faut un renforcement de la coopération internationale, du droit international, des droits humains et de la démocratie, et non une spirale d'armement.
Néanmoins, les personnes qui commettent ces crimes de guerre en Ukraine - hier, aujourd'hui ou demain - doivent être jugées. Le Sénat américain a demandé que la Cour internationale de justice à La Haye soit saisie et mène des enquêtes pour chaque crime de guerre commis par le gouvernement russe et son commandement militaire. Même la France annonce aujourd'hui être prête à intervenir dans la procédure de la Cour internationale de justice.
La fin de la guerre en Ukraine doit être obtenue le plus rapidement possible. Nous condamnons fermement les actes commis contre des habitants non armés et des bâtiments civils. Hisser le drapeau de l'Ukraine en signe de solidarité avec son peuple est un acte symbolique fort. Participer à l'accueil des réfugiés de la guerre en Ukraine est un acte humanitaire fondamental.
Au-delà de toutes ces invites, si on tient encore au multilatéralisme, il faut faire fonctionner les outils multilatéraux. Au-delà de cette résolution que les Vertes et les Verts soutiennent, nous pensons fortement que l'outil le plus adéquat pour condamner le gouvernement russe et son commandement militaire, c'est l'activation de la Cour internationale de justice. Les Vertes et les Verts voteront cette résolution mais soutiennent également une action plus forte à travers la Cour internationale de justice. Merci. (Applaudissements.)
M. Patrick Dimier (MCG). Il y aurait une incohérence assez flagrante à avoir voté voici quelques heures 5 millions pour soutenir le CICR et à refuser ce texte maintenant. Cela dit, je ne suis pas sûr qu'on puisse tirer à boulets rouges comme on le fait sur les Russes en tant que tels. Certains pensent qu'à l'intérieur, tout le monde est d'accord avec ce que fait le gouvernement: il y a là une erreur assez lourde à ne pas commettre. L'intérêt de ce genre de débat, c'est précisément d'essayer de remettre la raison au centre. Bien entendu que ce que fait ce gouvernement et ses chefs en particulier - mais je me demande si l'on peut faire un distinguo entre les chefs et le gouvernement - est tout simplement inqualifiable. Si à Genève, berceau des conventions qui fixent des règles assez précises sur les combats - c'est de ça que nous parlons -, nous ne nous mettions pas du côté de ceux qui sont agressés, il y aurait une incohérence assez grave.
Cela pour dire que je ne suis pas certain que la Suisse dans son ensemble, et elle aussi par son gouvernement, ne commette pas une erreur en s'alignant bêtement et simplement sur deux de ses adversaires endémiques, l'OTAN et l'Union européenne, qui sont rarement nos amis et qui sont plus souvent là pour nous critiquer.
Mais ce n'est pas de cela qu'on parle ce soir: ce dont on parle, c'est d'afficher, nous, comme citoyens de cette petite république, notre soutien à un peuple qui souffre et qui est lâchement agressé par son voisin. C'est de ça, et de ça seulement, que nous pouvons parler. Le reste est laissé à la conscience de chacun. Merci. (Applaudissements.)
M. Sylvain Thévoz (S). Mesdames et Messieurs les députés, le 24 février, il y a trois semaines jour pour jour, alors que nous étions réunis ici même, la guerre commençait en Ukraine. Certains d'entre nous ont pris rapidement parti, ont surtout compris l'ampleur de la guerre qui commençait; pour d'autres, c'était encore trop tôt, mais nous avons tous été saisis.
Trois semaines plus tard, ce texte va rassembler très largement ce parlement - nous regrettons bien sûr que l'UDC ne s'y associe pas - et émettre une déclaration politique importante, qui «condamne fermement la guerre d'agression des autorités russes contre l'Ukraine». Il demande au Conseil d'Etat d'en faire de même: à notre connaissance, il ne l'a pas encore fait au cours de ces trois semaines. Des déclarations ont été émises, une task force a été mise en place, une aide s'organise, mais politiquement, nous attendons encore de notre côté une déclaration du Conseil d'Etat condamnant cette guerre impitoyable, menée sur territoire ukrainien contre des civils, des innocents. On commence à voir se dessiner aujourd'hui une guerre telle qu'on l'a connue en Syrie, une guerre d'éradication: certains parlent de génocide, de crimes de guerre; l'OTAN le précisera, mais on peut très clairement identifier derrière les bombardements de maternités, de théâtres, une horreur propre à des crimes de guerre. Le Conseil d'Etat doit se positionner: c'est aussi ce que vise cette proposition de résolution, et c'est important.
Elle demande aussi d'accueillir sans réserve la population fuyant la guerre: pas juste les Ukrainiens, mais toute la population qui fuit. On sait qu'elle est constituée d'Ukrainiens mais aussi, peut-être, de Russes, de migrants qui se trouvaient dans le pays, qui arriveront ces prochains jours à Genève. Ce texte demande de ne pas faire de distinction, de considérer les personnes qui fuient la guerre et les bombes comme méritant un refuge à Genève, qui, certains l'ont rappelé, est une ville refuge: les huguenots sont arrivés ici, d'autres communautés ont toujours trouvé ici une terre d'accueil et de protection.
Enfin, Mesdames et Messieurs, il faut prendre l'ampleur - un certain nombre d'invites nous y engagent - de l'accueil qu'il va falloir développer, des moyens qui vont devoir monter en puissance pour accueillir ces gens qui jour après jour arrivent à la gare, à l'aéroport, aux frontières: vingt, cinquante, cent personnes, des cars la nuit - 8000 Ukrainiens accueillis pour le moment en Suisse, et ça va se poursuivre aussi à Genève, on est encore loin du compte. Cette résolution nous permettra de continuer à mettre la pression en invitant le Conseil d'Etat à poursuivre les démarches qu'il a entreprises. Je salue, au nom du parti socialiste, la très large majorité qui va voter cette résolution. Merci.
M. Mauro Poggia, conseiller d'Etat. Mesdames et Messieurs les députés, nous sommes tous choqués, meurtris, consternés, et cette souffrance partagée, le Conseil d'Etat comprend parfaitement qu'une majorité de ce parlement veuille la crier. La solidarité qui en est l'émanation première a été exprimée il y a peu par le soutien d'un crédit supplémentaire de 5 millions en faveur de notre diplomatie à nous, genevoise, celle de la Croix-Rouge, sur le terrain, neutre, qui soutient les personnes qui souffrent, tout simplement, comme la Suisse a toujours si bien su le faire. Cette solidarité, nous l'exprimons à Genève par la création d'une cellule de crise déjà active, avec des services de l'Etat qui sont au front, avec des bénévoles qui accueillent déjà des personnes qui viennent chez nous, qu'elles soient porteuses du passeport ukrainien ou non, personnes qui fuient la guerre et que nous accueillons, directement pour celles qui viennent chez nous, mais aussi par l'intermédiaire des centres fédéraux d'asile. La solidarité est donc là, tous les jours, à Genève; c'est, je dirais, notre ADN, notre marque de fabrique: montrer à quel point nous sommes concernés par la souffrance en essayant modestement, humblement, d'apporter un peu d'apaisement à ceux qui nous le demandent.
Faut-il pour autant prendre les décisions qui vous sont soumises ? Même si, j'en suis parfaitement conscient, une majorité de votre parlement s'apprête à adopter cet objet, nous devons nous demander s'il est plus courageux de dénoncer les faits que d'essayer humblement d'apporter du réconfort à ceux qui le méritent, mais aussi nos bons offices, comme nous avons toujours su le faire, afin d'arriver à une solution diplomatique qui, si une porte s'entrouvre, nous permettrait de sortir de ce conflit. Est-ce en formulant une condamnation, comme on nous le demande ici, en hissant des bannières, que nous allons pouvoir favoriser la recherche d'une solution diplomatique ? Ne pas parler revient-il à un soutien ou à une neutralité complice, comme certains la voient ? Le silence, selon eux, serait finalement un soutien à celles et ceux qui violent le droit international. Non, je pense que l'accueil que nous offrons aux personnes qui viennent chez nous est la preuve que nous ne sommes pas indifférents, et notre neutralité n'est pas synonyme d'indifférence.
Nous accueillerons bien sûr cette résolution, parce que vous allez nous la renvoyer, mais demandons-nous - ensemble ou peut-être dans l'intimité de nos consciences plutôt que devant les caméras pour celles et ceux qui nous écoutent - s'il est finalement plus courageux de condamner ici ouvertement que de travailler humblement pour apaiser la souffrance et aller vers une résolution diplomatique de ce conflit. Je vous remercie. (Applaudissements.)
Le président. Merci, Monsieur le conseiller d'Etat. Mesdames et Messieurs, je vous invite à vous prononcer sur ce texte.
Mise aux voix, la résolution 989 est adoptée et renvoyée au Conseil d'Etat par 69 oui contre 5 non et 5 abstentions (vote nominal).