République et canton de Genève
Grand Conseil
Séance du jeudi 28 mai 2020 à 14h
2e législature - 3e année - 1re session - 5e séance
Discours du président du Grand Conseil
Discours du président du Grand Conseil
Le président. Mesdames les magistrates,
Messieurs les magistrats,
Bienvenue à ce moment rare dans notre monde où les pouvoirs de la république se rencontrent dans le temple de Saint-Pierre.
Oui, c'est un moment rare, car ce formalisme démocratique où les procureurs et les juges élus par le peuple prêtent serment devant les élus du peuple est peu pratiqué dans les démocraties, à l'exception peut-être de certains Etats américains où les procureurs et les juges peuvent être élus par le peuple.
C'est un moment rare que cette réunion des trois pouvoirs et c'est avec allégresse, une allégresse toutefois contrariée par les circonstances exceptionnelles, que nous le célébrons. «L'Allégresse», tel est le titre de cette musique joyeuse de Charles Piroye qui vous a accueillis dans l'allégresse, pour vous dire la joie du premier pouvoir de vous installer dans vos fonctions, magistrates et magistrats élus, bientôt assermentés.
Au-delà du formalisme, c'est bien un symbole que nous faisons vivre, aujourd'hui comme tous les six ans, c'est le symbole d'une justice qui s'engage devant les élus politiques du Grand Conseil et du Conseil d'Etat à traiter vertueusement les citoyennes et citoyens de manière égale.
Bien sûr, la complexité de notre système judiciaire, encore récemment réformé, en 2011, par le Grand Conseil - certains s'en rappellent - pour une mise en concordance avec la révision des codes civil et pénal suisses, fait que votre élection est souvent tacite, ce qui n'en remet nullement en cause la valeur. Ce n'est pas une mauvaise chose d'ailleurs, puisqu'elle évite à la magistrature d'être prise dans les joutes électorales.
Voici en quelques mots rappelée notre raison de nous réunir aujourd'hui en ce temple pour entendre la promesse de chacune et de chacun.
Bien sûr, la saison étrange que nous vivons a bouleversé l'organisation, le décorum; ce sera donc, sans cortège, sans fanfares ni libations, une cérémonie plus calviniste que d'habitude - mais, convenez-en, le lieu s'y prête.
Encore quelques mots sur le sens de cette vertu cardinale qu'est la justice et ce besoin de justice qui remonte à la nuit des temps tout en étant indissociable d'une vie harmonieuse en société; ce besoin de justice, cette justice compagne de la civilisation, ou plutôt des civilisations humaines qui apparaissent en divers endroits du monde, qui émergent dans un passé récent, voici dix à douze mille ans.
Les premières civilisations sédentaires et agricoles produiront ensuite des sociétés plus organisées avec des prémisses d'organisation judiciaire comme le code d'Hammourabi, plus ancienne trace écrite de recueil juridique, un recueil entre autres de punitions pour crimes divers, car la justice est aussi parfois punition, lorsqu'il y a infraction aux règles communes, et c'est aussi le sens de notre justice moderne, largement inspirée en Europe et dans le monde occidental par le droit romain, le premier système juridique écrit. Cela ne signifie pas qu'il n'y ait pas eu de formes de justice ailleurs et avant, en Assyrie avec ce code d'Hammourabi, mais aussi en Grèce antique, dont nous connaissons les théories préjuridiques par l'écrit, et dans la Chine confucéenne, ou encore en Egypte antique où la justice est la recherche d'un retour vers le calme et l'harmonie plutôt que la sanction du conflit par la punition.
Les formes de justice sont donc diverses et varient en fonction des civilisations, des moments de l'histoire humaine. Mais sous toutes ses formes, elle a pour but de résoudre une anomalie, une entorse inacceptable à des règles communes et communément acceptées, et qui évoluent dans le temps. C'est là une vision idyllique de la justice, bien sûr, car beaucoup d'époques ont connu des justices religieuses ou politiques. Des justices dévoyées et inéquitables par nature, qui utilisaient la punition comme outil de contrôle social et politique. Vous le savez aussi, des actes inacceptables aujourd'hui ne l'étaient pas il y a un siècle ou... il y a cinquante ans, de même que des actes inacceptables il y a un siècle ou plus, voire... il y a cinquante ans, ne sont plus pénalement répréhensibles aujourd'hui - et tout cela est bien, finalement, car cela signifie que la justice est humaine et s'adapte à la vie des femmes et des hommes.
Désormais, la justice a plus pour objectif de protéger les personnes vulnérables, même s'il lui faut parfois punir ou enfermer pour protéger ces personnes, justement, et la société dans son ensemble. Notre justice moderne s'est imprégnée des droits humains. Elle en est l'une des protectrices. Vous, Mesdames les magistrates, Messieurs les magistrats, êtes les protecteurs des droits humains, même s'il vous faut aussi sanctionner pour rendre justice à celles et ceux qui vous demandent justice.
Notre justice est donc une justice humaine, avec aussi les faiblesses intrinsèquement liées à toute institution humaine. L'injustice dans la justice ne peut toujours être écartée, mais peut être corrigée par les différentes voies de recours présentes dans notre organisation judiciaire.
Quelques réflexions en conclusion. Quelle sera l'évolution de notre, de votre justice dans les années à venir ? On pourrait s'inspirer de certaines justices tribales des Indiens d'Amérique, qui sont des justices de réparation plutôt que de punition. La justice de réparation des Indiens, la justice pacificatrice d'autres cultures sera-t-elle la prochaine évolution de nos justices modernes, qui impliquera de «réparer» socialement les criminels qui peuvent l'être pour réduire la récidive tout en reconnaissant et consolant les victimes ? Nous n'en sommes pas encore à ces formes de justice, mais la médiation fait son chemin. Elle permet déjà dans de nombreuses situations d'aboutir à une justice de concorde sans punition, sans humiliation et victoire totale d'une partie sur l'autre. Partout où elle est praticable, cette médiation doit être renforcée.
Enfin, je vous livre cette pensée de Marc Aurèle pour vous accompagner dans vos années de fonction. C'est une pensée assez ancienne: «Une seule chose ici-bas est digne de prix: passer sa vie dans la vérité et dans la justice, en se gardant indulgent aux menteurs et aux injustes.»
Soyez donc indulgents aux menteurs et aux injustes, et ne leur répondez jamais, mais rendez la justice à toutes et tous. C'est ce que nous attendons de vous.
Vive Genève ! Vive la république ! Vive la Suisse ! (Applaudissements.)