République et canton de Genève

Grand Conseil

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Discours du président du Grand Conseil

Le président. Monsieur le président du Conseil d'Etat,

Monsieur le procureur général,

Monsieur le directeur général de l'Office des Nations Unies à Genève,

Mesdames et Messieurs les directeurs et secrétaires généraux des organisations internationales,

Excellences,

Mesdames et Messieurs les conseillers d'Etat,

Mesdames et Messieurs les membres des Conseils d'Etat des cantons romands,

Mesdames et Messieurs les représentants des autorités de France voisine,

Mesdames et Messieurs les députés genevois aux Chambres fédérales,

Madame et Messieurs les juges fédéraux,

Madame et Messieurs les membres du Bureau du Grand Conseil,

Mesdames et Messieurs les présidents de juridiction,

Messieurs les consuls généraux,

Mesdames et Messieurs les députées et députés suppléants au Grand Conseil,

Madame la chancelière d'Etat,

Madame la chancelière d'Etat nommée,

Monsieur le sautier,

Monsieur le maire de la Ville de Genève,

Mesdames et Messieurs les anciens magistrats,

Mesdames et Messieurs les représentants des autorités judiciaires,

Messieurs les magistrats de la Cour des comptes,

Mesdames et Messieurs les représentants des autorités communales,

Mesdames et Messieurs les représentants des autorités militaires, universitaires et ecclésiastiques,

Mesdames et Messieurs,

Une fois les élections passées, en début de chaque nouvelle législature, le Grand Conseil tient une séance extraordinaire en ces lieux pour recevoir le serment des conseillers d'Etat. Auparavant, je souhaite féliciter une fois encore les magistrats sortants, M. François Longchamp et M. Luc Barthassat, pour leur engagement au service des citoyens de Genève.

Je souhaite ensuite convoquer une citation de Michel-Ange: «Dieu a donné une soeur au souvenir, et il l'appelle l'espoir.» Le souvenir est tourné vers le passé, vers ce qui est notre héritage. Dans ce temple de Saint-Pierre, si l'on se mettait à l'écoute du passé, dans ce temple où Calvin a prêché, les voix de plusieurs générations s'entretisseraient pour nous persuader que nous sommes des nains juchés sur des épaules de géants. Situation confortable il est vrai puisqu'on nous porte, mais situation passive aussi, puisqu'on nous emporte.

La soeur du souvenir, assure Michel-Ange, est l'espoir. Cette vertu est tout entière tournée vers l'avenir. Mais l'avenir n'a pas la solidité du passé. Rien n'y est certain. L'intelligence humaine, lorsqu'elle regarde l'avenir, est plongée dans l'incertitude et dans le doute. Tandis que le sentiment, tourné vers l'avenir, est au contraire celui d'une conviction: le jour se lèvera demain et il verra une part de nos souhaits. Il y croit de tout son coeur, le sentiment. Au fond, l'espoir est le mariage improbable de l'incertitude intellectuelle et de la certitude affective. C'est à cette noce que je voudrais vous convier un instant aujourd'hui.

Notre génération est passée des postes de radio FM à l'internet, aux réseaux sociaux et à la réalité augmentée. Malgré la fulgurance de ces bouleversements, il est dans ce canton trois piliers sur lesquels l'homme peut s'appuyer. Ces trois piliers ont cadré notre souvenir commun, et j'ai l'espoir qu'ils encadreront notre avenir conjoint.

Le premier de ces piliers est celui de la liberté. Cette liberté que nous célébrons rituellement chaque année le 12 décembre, cette liberté à propos de laquelle Rousseau rappelait «qu'il n'y a point de liberté sans Loi, ni où quelqu'un est au-dessus des Lois». La doctrine politique de Rousseau, le Citoyen de Genève, a pour idéal la liberté. Selon le philosophe, être libre, c'est accepter de rentrer dans le pacte des hommes libres. Lorsque je me promène dans la ville, lorsque je me fais le piéton de Genève et que je passe sur l'île Rousseau, il n'est pas une fois sans que ces mots me reviennent en mémoire: «Renoncer à sa liberté, c'est renoncer à sa qualité d'homme.» C'est un bastion qui supporte la statue de Jean-Jacques, et voilà que le piéton que je suis se transforme soudain en pèlerin. Plus tard, dans sa classe de philosophie, l'étudiant apprendra qu'être autonome, c'est se donner à soi-même des principes de pensées et d'actions.

Le deuxième pilier est connexe au premier. Il est son alter ego: la responsabilité. S'il vivait seul sur une île, l'homme n'aurait pas à être responsable puisqu'il n'aurait personne à qui répondre. Les hommes, selon Kant, sont responsables de leurs actes dans la mesure où ils sont sujets d'une volonté autonome, qui leur permet d'agir moralement. Or aujourd'hui, l'urgence nous oblige à passer de la responsabilité individuelle à la responsabilité de tous. En effet, le philosophe allemand Hans Jonas, dans son livre «Le principe responsabilité», plaide pour l'extrême urgence de nous doter d'une éthique pour la civilisation technologique. Selon Jonas, la promesse de la technique moderne s'est inversée en une menace de catastrophe: la science confère à l'homme des forces jamais encore connues. La prise de conscience de ces menaces et du caractère irréversible des implications de certains choix technologiques ne peut que faire naître la peur. Or, le souligne Jonas, la peur est, elle-même, l'obligation préliminaire d'une éthique de la responsabilité. C'est une peur qui invite à agir et qui s'accompagne de l'espoir: nous sommes prêts à faire ce qu'il faut pour éviter le pire, dit l'homme responsable. Il s'agit du courage de transformer sa propre crainte en devoir d'action.

Le troisième pilier est celui de la laïcité. La laïcité est une construction qui a été pensée pour répondre à une question politique: comment construire une unité en deçà des particularismes de chacun ? Cette question est devenue centrale dans le contexte des importantes migrations car les nations homogènes sur le plan de leur tradition, de leur religion, de leurs valeurs n'existent plus. Alors, comment à partir de cette nouvelle pluralité composer une unité ? Comment unifier sans pourtant que chacun soit obligé d'aliéner sa différence ?

A cette question, la laïcité répond par deux principes: il y a d'une part ce qui est commun à tous les hommes et de l'autre ce qui différencie les êtres humains, et qui relève de leur sphère privée. Une vision partisane ou religieuse, par exemple, n'engage que les partisans ou les croyants, et ne saurait engager toute la communauté. Il faut que la sphère publique soit indépendante du particularisme politique, religieux, athée ou agnostique. Cette distinction entre public et privé est centrale. Mais dire que la religion est du domaine privé ne signifie pas que la religion doive rester cantonnée au domestique. Cela signifie que la religion ne doit pas prétendre ni à légiférer ni à réglementer le domaine public. Car la religion n'engage pas tout le monde. Donc la loi commune qui organise la société doit être indépendante des particularismes. Indépendante ne veut pas dire hostile aux religions, mais simplement libre par rapport aux diverses normes religieuses. Cette laïcité garantit trois principes: la liberté de conscience; l'égalité de droit de toutes les croyances, y compris les non-croyances; l'orientation universaliste de la puissance publique, ennemie des communautarismes.

Ces trois piliers soutiennent notre République moderne. Aussi, revenir sur la phrase inaugurale de Michel-Ange me semble-t-il nécessaire maintenant: le souvenir et l'espoir ! L'homme s'inscrit dans le temps, et même si chacun de nous a suffisamment d'entendement pour gagner en autonomie, pour s'affranchir des héritages parfois pesants, cette dimension d'appartenance à une culture pluriséculaire bride sérieusement notre autosuffisance et parfois notre arrogance. L'homme est issu d'une source qui le précède et le transcende; il arrive après; il suit, donc il pense ! Il est parfois délicat de reconnaître le point exact où la volonté diverge d'avec la force. C'est à ce point de rupture, le plus souvent, que l'homme politique commet ses erreurs les plus lourdes.

La première et la mieux partagée est évidemment l'orgueil. Elle apparaît à l'instant où la volonté occupe toute la place, et elle oublie par surplus d'intensité du Moi que le pouvoir émane de la volonté du peuple. L'orgueil s'installe où la volonté personnelle remplace le service de la volonté populaire. Les écoutilles se referment alors, le lien entre l'élu et le peuple se brise, et ne reste plus que la coquille close qui suit une ligne personnelle. L'orgueil est ce qui guette le politique n'écoutant que sa passion et lui fait perdre le contact avec le sol.

Les anciens Grecs avaient un mot pour dire qu'on avait dépassé les limites: «hybris». L'hybris, c'est l'excès, le fait de se laisser aller aux extrêmes, le renoncement à toute retenue. Aussi la deuxième erreur de l'homme politique est-elle la colère. Dans la colère, la force n'est plus maîtrisée par la volonté, elle a libre cours, et toute contrariété lui donne le signal du départ. Devant la manière dont se forme la complexité des refus, la colère répond par la simplicité de sa réaction. Elle est non seulement mauvaise conseillère, mais elle est souvent la défaite de l'intelligence.

La politique nécessite la capacité de convaincre, de faire partager sa propre opinion. Certains y parviennent en raison de leur rhétorique, de leur aptitude à s'adapter à leur auditoire. Bien des politiques en éprouvent de l'envie. L'envie est la peine que l'on ressent au succès de nos semblables, et c'est la troisième erreur; elle est soeur de la malice et de la ruse, car elle est la volonté libre, sans la force.

«L'amour, c'est le soleil après la pluie; et la luxure, c'est l'orage après le soleil», écrivait Shakespeare. On sait le pouvoir de séduction de l'homme politique, et combien d'aucuns en profitent. Dans ce temple de Saint-Pierre, je m'en tiendrai à cette citation qui dit assez ce qui peut advenir des excès de la séduction et de ses plaisirs.

Ma conviction est que l'homme doit être formé par l'esprit. Mais il est un versant qui semble contrarier cette ambition, un versant de l'individu qui s'attache au matériel, et particulièrement à l'argent. Il existe un travers parmi les erreurs les plus constantes: un attachement excessif aux richesses matérielles. C'est l'avarice qui conseille, égoïste qu'elle est, de ne rien trop partager et d'accumuler l'inessentiel. Et c'est la cinquième erreur.

Seule la paresse fatigue véritablement l'homme politique ! Elle est ingrate parce qu'elle vole ce qu'elle prétend préserver: le repos qui fait remettre au lendemain non seulement la tâche à accomplir mais encore la satisfaction d'avoir fait ce qu'on avait à faire. En différant cette satisfaction, la paresse convoque partout l'inquiétude de l'âme.

Quant à la gourmandise, Mesdames et Messieurs, elle est devenue l'art de manger et de boire raisonnablement. Maîtrisée, elle n'est plus une faute impardonnable, et c'est elle qui nous attend dans la cour de l'Hôtel de Ville et sous l'ancien arsenal, au sortir de cette cérémonie.

Aux dernières élections, le peuple genevois a donné plus de poids aux partis gouvernementaux. Il a été clair, c'est eux qu'il soutient durant ces cinq prochaines années. Ce peuple demande à son parlement et à son gouvernement de ne pas trahir sa confiance; il a fait son travail, à nous de faire le nôtre: construire des ponts en dépassant les clans, tout en ne cédant pas aux extrêmes, car c'est aux majorités qu'incombe la tâche de faire la politique genevoise. Et non pas aux minorités. Mais pour cela, il faut s'entendre. La soeur du souvenir, affirmait Michel-Ange, est l'espoir. Puissent donc le Conseil d'Etat et le Grand Conseil oeuvrer ensemble en bonne intelligence en faveur de l'intérêt de tous sous l'auspice de cette double postulation ! Vive notre République, libre, responsable et laïque ! (Applaudissements.)

(L'ensemble baroque Chiome d'Oro interprète un extrait de la cantate Tra le fiamme de Georg Friedrich Haendel.)