Séance du
vendredi 4 octobre 2024 à
14h
3e
législature -
2e
année -
5e
session -
29e
séance
M 2854-R-A
Débat
Le président. Nous abordons maintenant la M 2854-R-A, classée en catégorie II, trente minutes. Le groupe Ensemble à Gauche ne faisant plus partie de ce Grand Conseil, le rapport de minorité de M. Jean Burgermeister ne sera pas présenté. La parole va à M. Jean-Marc Guinchard, rapporteur de majorité.
M. Jean-Marc Guinchard (LC), rapporteur de majorité. Merci, Monsieur le président. Mesdames et Messieurs les députés, chères et chers collègues, nous arrivons là pratiquement aux dernières scories d'Ensemble à Gauche - des textes qui d'ailleurs ont été systématiquement repris par le parti socialiste.
Le dépôt de cette proposition de motion 2854 a pour le moins surpris la majorité des commissaires à l'économie, dans la mesure où elle traite du même problème - elle porte sur le même sujet - que la M 2829, à laquelle le Conseil d'Etat s'est engagé à répondre au Grand Conseil dans sa session des 13 et 14 octobre 2022. A cette occasion, comme le veut la procédure habituelle, les motionnaires ont la possibilité, s'ils ne sont pas satisfaits de la réponse donnée par le Conseil d'Etat, de voter un renvoi audit Conseil.
La M 2854 apparaît dès lors comme superfétatoire, et c'est la raison pour laquelle la majorité de la commission a décidé de la refuser, de même que l'amendement du groupe des Verts qui figure dans le rapport à la page 14 - je vous le rappelle: «à exiger l'application des recommandations de la CRCT par Smood et par l'ensemble des sociétés actives dans le même segment de marché». Par ailleurs, la M 2854 se focalise à nouveau sur l'entreprise Smood, ce qui peut être considéré comme réducteur dans la mesure où ce type d'activité de plateforme - cette «ubérisation» de l'économie, comme l'a relevé avec pertinence un commissaire - mériterait un débat plus large, sur le plan fédéral plutôt qu'à l'aune des dispositions cantonales. C'est d'ailleurs ce à quoi s'est engagée la conseillère d'Etat lors de son audition du 12 septembre, en rappelant que ses services, en parfaite coordination avec le SECO, travaillaient assidûment sur ce dossier depuis quelques mois.
Il faut rappeler pour le surplus qu'une convention collective de travail conclue entre partenaires privés ne saurait faire l'objet d'une intervention de l'Etat, qui est particulièrement démuni dans ce domaine. S'ajoute à cela que l'on ne saurait invoquer, dans ce contexte, les seules recommandations de la CRCT dans la mesure où il ne s'agit, comme leur nom l'indique, que de recommandations sans force obligatoire. Il n'en demeure pas moins que la société Smood a agi avec une brutalité peu coutumière vis-à-vis de ses employés, profitant de lacunes manifestes de notre ordre juridique, et qu'il appartient au Conseil d'Etat, en concertation avec les services de la Confédération, de trouver rapidement des solutions permettant de sauvegarder les droits des travailleurs de cette branche, particulièrement démunis et vulnérables. Au vu de ces explications, la majorité de la commission vous recommande de refuser la M 2854 avec la même majorité que celle issue des travaux de la commission. Je vous remercie.
M. Pierre Eckert (Ve). Merci au rapporteur d'avoir bien résumé les travaux de la commission. Mesdames et Messieurs, ce type d'économie ne plaît clairement pas plus que ça au groupe des Verts. Livrer des repas à domicile, ça vaut ce que ça vaut: manger son plateau repas devant sa télévision ou devant sa Xbox en train de jouer, ce n'est bien sûr pas vraiment ce qu'on peut appeler le sommet de la convivialité. Nous préférerions de loin que ces personnes mangent dans un restaurant, ce qui ferait au moins marcher un peu plus l'économie locale. D'un autre côté, je vois bien qu'il peut être intéressant de se faire livrer un certain nombre de repas ou de denrées alimentaires à la maison - si vous êtes incapable de vous déplacer, ça peut bien entendu se justifier.
Cela dit, si nous estimons qu'il est utile d'avoir ce type de service et que des personnes vous livrent des denrées ou des repas à domicile, que ces personnes soient au moins traitées de façon convenable ! Et il se trouve que Smood ne traite pas du tout son personnel de façon convenable. Il se trouve par exemple que les heures d'attente ne sont pas du tout payées, seul le temps de livraison l'est, ce qui bien entendu est terriblement problématique. En plus de ça, les horaires ne sont pas connus à l'avance. Ce personnel se trouve donc dans une situation extrêmement précaire.
Il faut encore savoir que la société Smood est détenue à 40% par la Migros. Nous avons essayé, il y a deux ans, de discuter avec la Migros, qui est l'actionnaire principal de cette société, avec pour résultat une fin de non-recevoir. Mentionnons aussi un montage que nous n'avons pas totalement compris - moi, je ne suis pas un expert de la question: il y a de la sous-traitance à une société nommée Simple Pay. C'est très compliqué de comprendre exactement ce qui se passe, mais la seule chose qu'on remarque en fin de compte, c'est que le personnel est traité extrêmement mal ! La CRCT, la Chambre des relations collectives de travail, s'est penchée sur la question et a fait un certain nombre de recommandations. Je veux bien que ce soient des recommandations, mais nous pensons quant à nous que ce serait bien qu'elles soient au moins suivies !
J'ai essayé de me renseigner pour savoir si la situation a évolué depuis deux ans, puisque ce rapport a été déposé il y a deux ans, et j'ai eu le renseignement que la situation n'a pas évolué du tout. La Migros est toujours aussi arrogante pour ce qui est ne serait-ce que de recevoir les syndicats; la situation du personnel n'a pas évolué du tout et les informations que j'ai reçues sont en fait extrêmement... J'aurais espéré que la situation se soit améliorée depuis deux ans, mais ce n'est pas le cas. C'est pourquoi je vous recommande de soutenir cette motion. (Applaudissements.)
Mme Léna Strasser (S). Cette motion demande que le Conseil d'Etat prête une attention particulière à la question évoquée et qu'il y ait une prise de position forte dans un conflit qui semble spécifique mais qui est surtout lié à l'économie de plateforme. Elle pourrait paraître obsolète - c'est le message qu'a essayé de faire passer le rapporteur de majorité -, pourtant, je crois qu'on l'a compris avec le discours de mon préopinant, ce n'est pas le cas. Le nouveau modèle économique lié aux plateformes met à mal le coeur même des rapports de travail. La problématique n'est pas tant le type de travail, soit la livraison, que le modèle de contractualisation du travail et le jeu d'algorithme, finalement, qu'on retrouve sur ces plateformes.
Les constats de la Chambre des relations collectives de travail vont dans ce sens. Elle relève notamment que ce type d'économie entraîne des problématiques que le droit du travail peine à cadrer - je crois qu'on l'a compris, ce point est réellement un enjeu -, même si divers outils déjà existants seraient applicables et que de nouveaux pourraient être développés. Il en découle une concurrence effrénée tant entre les entreprises qu'entre les travailleurs, et ça, dans les relations de travail, c'est problématique. Cela aboutit de plus à une précarisation et à une paupérisation des travailleurs et des travailleuses.
Après la grève des travailleurs et travailleuses de Smood en novembre 2021 et le rebond intervenu en 2022, au moment de dépôt de cette motion, tout n'est malheureusement pas réglé dans cette affaire. Une convention collective de travail a bien été signée, mais elle l'a été avec un syndicat qui n'est pas celui qui représentait les travailleurs et travailleuses à l'occasion de cette grève; il est donc difficile de dire comment leurs revendications ont été prises en compte. De plus, un bref comparatif entre les recommandations de la CRCT et la CCT signée entre Syndicom et Smood montre qu'il y a clairement un «gap» entre les deux textes. Je vous invite à aller les regarder, ça vaut la peine de voir à quel point les recommandations ont été survolées.
Pour nous, groupe socialiste, il est important de donner un signal fort: ce genre de pratique ne doit pas être toléré par notre Grand Conseil et l'économie de plateforme ne peut pas ignorer les règles de protection des travailleurs. Pour nous, le département doit intervenir fermement pour lutter contre la sous-enchère salariale et les violations du droit du travail qui en découlent. Nous soutenons également l'amendement des Verts, qui propose de faire un modèle de ce cas spécifique pour ouvrir la réflexion sur d'autres entreprises qui fonctionnent sur le même principe d'économie de plateforme. Je vous remercie. (Applaudissements.)
M. Jacques Béné (PLR). C'est de nouveau une de ces motions qui a vécu, qui est totalement obsolète, comme l'a rappelé M. Guinchard. Ce qui m'attriste surtout, c'est le discours de la gauche, qui croit être bienveillante avec l'ensemble de la population en laissant penser que certains cas individuels - parce qu'il y a des cas individuels qui effectivement se passent mal - constituent une généralité. De là à venir parler de paupérisation, de précarisation, d'austérité, de là à dire que ce canton va sombrer totalement... On n'en est pas là ! Et vous êtes tristes - franchement, vous me faites plus de peine qu'autre chose ! (Rires.)
En commission, nous avons auditionné certaines personnes. En fait, cette motion demande au Conseil d'Etat de faire ce pour quoi il est effectivement... enfin, de remplir sa fonction. Et en commission, nous avons auditionné une personne qui a dit que le Conseil d'Etat, de manière générale, fait respecter la loi; que des contrôles et des enquêtes sont effectués; que le Conseil d'Etat n'a pas attendu la grève lancée par les salariés membres d'Unia pour réagir sur ce dossier; que le département est fortement mobilisé sur la problématique de toutes ces plateformes, que ce soit Smood, Uber, etc.; et puis que l'OCE et la CRCT le sont tout autant, notamment s'agissant du contrôle du salaire minimum. Cette personne, je l'ai déjà dit tout à l'heure, est en règle générale plutôt en faveur de l'économie planifiée: il s'agit de nouveau de Mme Fischer !
Je sais bien que l'objectif principal, pour la gauche, c'est que le pouvoir d'achat augmente pour que les employés, dans ce canton, puissent aller au «Black Friday» - peut-être devrait-on l'appeler le «Green Friday», comme ça vous seriez peut-être d'accord qu'il y ait une telle journée ! Mais si les salaires augmentent, les marges diminuent. Si les marges diminuent, les magasins ferment - ou se vendent, comme c'est le cas avec la Migros -, le chômage augmente et donc le pouvoir d'achat baisse. Il faut donc des aides et des subventions pour que le pouvoir d'achat augmente et que la surconsommation reparte de plus belle ! Mais je vais m'arrêter là, parce que je commence à sentir la fatigue. Je vous remercie. (Rires.)
Mme Léna Strasser (S). Je rebondis sur les propos de mon préopinant, qui se dit attristé. Je l'encourage à aller discuter avec les travailleurs et les travailleuses qui sont dans ces situations-là: c'est en effet dur de joindre les deux bouts quand on n'a pas un salaire régulier, quand on n'est pas sûr de pouvoir travailler autant d'heures qu'on le souhaiterait. C'est comme si vous étiez serveur, Monsieur Béné - vous transmettrez, Monsieur le président -, et que vous n'étiez payé que quand vous prenez votre plateau pour amener une consommation au client, mais pas pour tout le reste des tâches que vous effectuez. Merci beaucoup. (Applaudissements.)
M. Jean-Marc Guinchard (LC), rapporteur de majorité. Rapidement et en guise de conclusion, je voulais préciser à l'intention du groupe socialiste que le Conseil d'Etat n'a malheureusement aucune compétence pour intervenir dans le cadre de la signature d'une convention collective de travail. C'est un contrat qui est conclu entre deux organisations de droit privé - les syndicats et la partie patronale - et même si la signature avec le syndicat Syndicom montre, démontre bien la malignité et la dureté de cette entreprise, Smood, dans ce cadre nous ne pouvons malheureusement rien faire.
Cela étant, je suis sensible à la peine et à la tristesse exprimées par notre collègue Béné. Nous avons beaucoup parlé, hier et aujourd'hui, du pain et du fait que nos motions n'en mangeaient pas beaucoup, et de lecture. Je souhaiterais qu'on passe, pour la suite des débats, à la consommation de pain et de jeux - «panem et circenses» -, mais je doute que la suite de nos travaux, notamment en matière de mobilité et de transports, permette beaucoup ce calme auquel j'aspire. Je vous remercie.
Mme Nathalie Fontanet, présidente du Conseil d'Etat. Mesdames et Messieurs les députés, en tant que suppléante de ma collègue Mme Bachmann, je rejoins les propos du rapporteur de majorité, à savoir que nous avons déjà traité des préoccupations exprimées dans la M 2854 dans le cadre de la M 2829 «Crise chez Smood». Dans le rapport dont votre Grand Conseil a pris acte le 12 mai 2023, il était indiqué: «il s'agit de suivre l'entreprise Smood dans la durée pour évaluer sa capacité à mettre en place une organisation du travail respectueuse des exigences légales, qu'il s'agisse de la loi sur le travail ou du salaire minimum.» J'aimerais donc vous confirmer l'engagement du département à cet égard: effectivement, la loi doit être respectée par l'ensemble des entreprises dans notre canton et l'OCIRT y est attentif, de même que la conseillère d'Etat. Je vous invite à rejeter cette motion. Merci.
Le président. Merci, Madame la présidente. Nous passons au vote, Mesdames et Messieurs les députés.
Mise aux voix, la proposition de motion 2854 est rejetée par 57 non contre 30 oui (vote nominal).