Séance du
vendredi 10 décembre 2021 à
10h
2e
législature -
4e
année -
6e
session -
36e
séance
PL 12862-A et objet(s) lié(s)
Premier débat
Le président. L'urgence suivante réunit le PL 12862-A et le PL 12881-A. Nous sommes en catégorie II, quarante minutes. Sans plus attendre, je cède la parole à M. Pierre Conne.
M. Pierre Conne (PLR), rapporteur de majorité. Merci, Monsieur le président. Chers collègues, je rappelle la situation que nous connaissons à Genève s'agissant de la législation sur la mendicité: depuis 2008, la loi pénale genevoise interdit la pratique de la mendicité sur l'ensemble du territoire cantonal.
En février 2014, une personne fut déclarée coupable de mendicité par le Tribunal de police du canton de Genève et condamnée à s'acquitter d'une amende de 500 francs assortie d'une peine privative de liberté de cinq jours en cas de non-paiement. Elle fit appel de cette décision devant la Chambre pénale d'appel et de révision de la Cour de justice, alléguant notamment une violation de sa liberté de communication, de l'interdiction de discrimination indirecte et de sa liberté personnelle ainsi qu'une interprétation arbitraire de l'article 11A de la loi pénale genevoise en raison de l'absence de définition légale de la mendicité. L'instance débouta la requérante de tous ses griefs.
Elle saisit alors le Tribunal fédéral d'un recours contre la décision de la Chambre pénale d'appel et de révision, reprenant en substance les doléances formulées devant les juridictions cantonales. Dans son arrêt du 10 septembre 2014, le Tribunal fédéral rejeta sa demande, confirmant ainsi les décisions de la justice cantonale. Par conséquent, entre le 24 et le 28 mars 2015, cette personne fut placée en détention à la prison de Champ-Dollon pour non-paiement de l'amende.
Cette affaire fut ensuite portée devant la Cour européenne des droits de l'homme qui, le 19 janvier 2021, rendit un arrêt donnant en partie raison à la requérante et demandant à la Suisse, donc à Genève, de revoir sa législation en matière de réglementation de la mendicité. Cet arrêt se fonde sur les faits suivants: l'interdiction générale de la mendicité prévue par une disposition pénale constitue une exception au sein des Etats membres du Conseil de l'Europe; la sanction est grave, automatique, quasi inévitable et atteint la dignité humaine d'une personne extrêmement vulnérable sans autre moyen que la mendicité pour survivre; la mesure est disproportionnée à la lutte contre la criminalité organisée et à la protection des droits des passants, résidents et propriétaires des commerces; enfin, il existe d'autres options moins restrictives.
La réaction des autorités genevoises de poursuite pénale fut immédiate: le procureur général suspendit l'application de la loi pénale genevoise réprimant la mendicité dans les jours suivant la publication de l'arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme, c'est-à-dire en février de cette année. Or la non-application d'une loi ne pouvant être que limitée dans le temps, il est nécessaire de légiférer afin de modifier la loi pénale genevoise pour la rendre compatible, d'une manière ou d'une autre, avec l'arrêt de la CEDH.
En quoi consiste le PL 12862 ? Il formule quatre propositions de modifications de la loi pénale genevoise. D'abord, il prévoit purement et simplement l'abrogation de l'article 11A, ce qui dépénalise totalement la mendicité, non seulement l'acte de mendier, mais aussi celui d'organiser la pratique et d'instrumentaliser à cette fin des personnes mineures ou dépendantes. Il introduit en outre un nouvel article qui amnistie de toutes les sanctions ordonnées en vertu de l'ancien article 11A, rétrocède les amendes et frais d'ores et déjà perçus et dédommage les personnes ayant été mises en détention en leur versant une indemnité.
Considérant qu'il n'est pas raisonnable ni acceptable de ne disposer d'aucune législation concernant la mendicité, la majorité de la commission judiciaire et de la police vous invite à refuser ce projet de loi qui, je le répète, vise à abroger la base légale permettant de cadrer la mendicité, à amnistier de toutes les sanctions ordonnées en application de l'ancien article 11A de la loi pénale genevoise, à rétrocéder des amendes et frais d'ores et déjà perçus et à dédommager les personnes ayant été mises en détention.
Si la loi pénale genevoise est jugée trop stricte par la Cour européenne des droits de l'homme dans la mesure où elle dispose une interdiction généralisée de la mendicité sur le territoire cantonal, il n'en demeure pas moins que cadrer la mendicité est non seulement possible, mais surtout nécessaire dans l'intérêt à la fois des Genevoises et des Genevois, des commerçants, des restaurateurs et des personnes mendiantes elles-mêmes. Réglementer cette pratique aura pour effet d'une part d'éviter que des tensions, voire de la violence, n'apparaissent entre les promeneurs ou les clients des commerçants et les mendiants, d'autre part de mieux protéger les mendiants contre l'exploitation de leur vulnérabilité.
Dans un premier temps, la majorité de la commission judiciaire vous demande de refuser le PL 12862 qui abroge l'article de la loi pénale genevoise sur la mendicité; nous discuterons ensuite du second objet, le PL 12881, lequel propose une modification de cette loi permettant de cadrer la mendicité de manière proportionnelle et compatible avec l'arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme. Merci, Monsieur le président.
M. Murat-Julian Alder (PLR), rapporteur de majorité. Mesdames et Messieurs les députés, chers collègues, le 19 janvier 2021, la Cour européenne des droits de l'homme a rendu un arrêt condamnant la Suisse dans une affaire très particulière. En substance, la Cour a estimé qu'une interdiction pure et simple de la mendicité telle que nous la connaissons à Genève est excessive et disproportionnée; elle a également critiqué le mécanisme prévu en droit suisse par lequel on sanctionne une personne avec une amende, puis avec une peine privative de liberté de substitution dans le cas où elle ne serait pas en mesure de s'acquitter de ladite amende.
En revanche, à aucun moment la Cour européenne des droits de l'homme n'a consacré un quelconque droit absolu de mendier comme bon nous semble, à toute heure, en n'importe quel lieu et sous la forme que l'on souhaite. En effet, les Etats membres du Conseil de l'Europe sont et demeurent libres de restreindre la pratique selon différents critères: l'endroit, la forme ou le caractère organisé, ce qui nous a d'ailleurs été confirmé par deux professeurs de la faculté de droit de l'Université de Genève que nous remercions pour leur expertise.
Le projet de loi 12881 poursuit précisément l'ambition d'adapter l'interdit pénal genevois de la mendicité aux exigences de la Convention européenne des droits de l'homme de même qu'aux engagements pris par la Suisse envers le Conseil de l'Europe. Il faut rappeler que, par le passé, Ensemble à Gauche avait déjà tenté de dépénaliser la mendicité à Genève dans le cadre du projet de loi 12021. La différence avec le projet de loi 12862 que ce groupe nous présente aujourd'hui, c'est que ce dernier entend en plus amnistier et rembourser les personnes à qui des amendes ont été infligées. Même Me Dina Bazarbachi, qui est célèbre pour défendre la cause des mendiants roms, nous a indiqué en commission que c'était tout simplement irréaliste.
Je ne saurais présenter mieux les choses que la rapporteure de majorité sur le PL 12021, notre regrettée collègue Anne Marie von Arx-Vernon, qui avait tenu les propos suivants à l'époque: «Ces mendiantes, ces mendiants sont sous l'emprise de communautés, de clans, de familles et de systèmes organisés. Ils sont amenés par bus, on leur promet une vie et un travail honorables alors qu'ils se retrouvent à mendier et à donner leurs recettes aux organisateurs sous divers prétextes. Ils sont aussi victimes parce qu'on les force à commettre des infractions: ils se voient obligés de se prostituer, de cambrioler et de voler. Cette loi-là ne vise pas à criminaliser les pauvres, mais à rendre visible cette criminalité qui est l'une des plus graves de notre époque ! Mesdames et Messieurs les députés, c'est Interpol, Europol et Fedpol qui le disent: cette loi est un outil qui permet de contrôler la mendicité qui, souvent, est associée à d'autres formes de délits.»
En conclusion, Mme von Arx-Vernon nous expliquait que la mendicité est souvent organisée de telle manière qu'elle relève de la traite des êtres humains. Pour l'ensemble de ces raisons, nous vous demandons de voter l'entrée en matière sur le PL 12881. Si le président me le permet, je commenterai tout à l'heure brièvement l'amendement déposé par les groupes PLR, PDC, UDC et MCG. Merci de votre attention.
M. Alberto Velasco (S), rapporteur de première minorité. Tout d'abord, j'aimerais remercier M. Bayenet qui n'est pas parmi nous aujourd'hui, mais qui avait déposé le PL 12862, lequel fait en réalité justice eu égard à la décision de la Cour européenne des droits de l'homme. Nous ne pouvons qu'approuver ce texte, car la dignité de personnes a été atteinte par la façon dont elles ont été traitées.
Deuxièmement, Mesdames et Messieurs, il faut séparer la question de la traite des Blanches de celle de la mendicité. Un amalgame est opéré ici par la droite pour tenter de criminaliser la pratique de la mendicité. Etre mendiant n'a rien de pénal. On invoque l'argument de la traite des Blanches, mais vous savez, il y en a ailleurs et sans mendicité, hein ! Des gens qui ne sont pas mendiants sont aussi soumis à ces réseaux, donc ça n'a rien à voir avec le sujet.
Enfin, observer l'acharnement dont ce parlement fait preuve depuis une dizaine d'années vis-à-vis des Roms me désole. Il s'agit d'une communauté avec une culture, un passé, un savoir, et je trouve dommage qu'année après année, on s'en prenne constamment à ces personnes. C'est indigne, réellement, je le dis: c'est indigne ! Surtout qu'en 2008, rappelons-le, quand la droite avait déposé son projet de loi, celui-ci avait servi d'instrument de campagne électorale, ça a permis à certains députés d'atterrir à Berne, le tout sur le dos des Roms.
Ce que ces collègues nous proposent aujourd'hui, Mesdames et Messieurs, c'est la chose suivante: «Oui, on va autoriser les gens à mendier, mais en les mettant à une certaine distance.» C'est ce qu'on appelle la stigmatisation d'une collectivité ! Vous savez, il n'y a pas si longtemps en Europe, on disait de la communauté juive... (Remarque.) Oui, oui, mais je le dis, parce que les grandes dérives naissent toujours de l'accumulation de petites mesures. On commence gentiment et, peu à peu, on en arrive à de grandes dérives. Il n'y a qu'à voir ce qui se passe actuellement en Europe où se déploie un discours d'extrême droite extrêmement grave. Extrêmement grave ! (Applaudissements.)
Par conséquent, je tiens à rappeler ce qui s'est passé autrefois: d'abord, on a dit aux Allemands qu'ils ne devaient pas acheter de marchandise dans les commerces tenus par des Juifs, puis on s'est mis à casser leurs magasins. A la fin, on a créé des ghettos pour la communauté juive, parce qu'il ne fallait pas qu'elle côtoie les Allemands, on a mis les Juifs de côté. Certes, on n'en est pas là, je suis d'accord avec vous, on est en Suisse, mais vous voyez quand même qu'il faut faire très attention avec les stigmatisations.
Dire aux gens: «Vous pouvez mendier, mais installez-vous à cinquante mètres», c'est absolument infect. Surtout s'agissant de personnes qui ne sont pas du tout agressives. Je suis désolé, mais moi, je n'ai jamais été importuné ! J'habite dans un quartier populaire, à la rue de Carouge, et je n'ai jamais été agressé par un Rom, au contraire: ils font un sourire, vous donnez ou vous ne donnez pas, mais ils ne gênent personne. Personne ! Je regrette ainsi que sitôt la décision de la Cour européenne des droits de l'homme publiée, la droite remette un projet de loi sur le tapis pour essayer de cadrer cette pratique.
C'est honteux, Mesdames et Messieurs, il faut arrêter de stigmatiser ces personnes. Le commerce est libre, comme vous l'affirmez vous-mêmes; quiconque peut décider de mendier, chacun est libre de le faire. Vous savez, il est possible que l'un de nous ici soit un jour amené à demander l'aumône, peut-être. Peut-être ! Alors je vous demande d'accepter l'entrée en matière sur le projet de loi 12862 déposé par M. Bayenet et de refuser le texte présenté par Murat Alder. Merci beaucoup. (Applaudissements.)
Mme Dilara Bayrak (Ve), rapporteuse de deuxième minorité. Ce sujet, très émotionnel, a été traité de manière inacceptable en commission. Les positions, qui se basaient peut-être sur les relais que peuvent avoir certains députés, ont été caractérisées par de vagues relents de racisme, par des propos vraiment inadmissibles envers certaines communautés. Je tenais à commencer mon intervention en dénonçant cela et je continuerai en soulignant tout ce qui ne va pas dans le PL 12881, tant dans le processus mené que dans le résultat auquel nous avons abouti.
On parle ici de pénalisation de la mendicité. Non, mais il faut se le dire: la pénalisation de la mendicité ! On cherche à interdire un phénomène, à empêcher des personnes qui n'ont pas grand-chose d'essayer de sortir de la précarité en demandant l'aumône, et si elles se font attraper, vu que la mendicité est pénale, eh bien on les amende. Il faut savoir que le taux d'opposition aux peines infligées dans ce contexte est de 100%, donc tant au niveau financier que moral, on en arrive à des situations absurdes, car l'Etat perd de l'argent en sanctionnant des personnes qui n'ont pas les moyens de payer.
Dans la mesure où ces gens ne peuvent pas s'acquitter des montants à verser, ils se retrouvent dans une situation encore plus terrible, qui est malheureusement causée par le cadre fédéral. En effet, on leur dit: «Si vous ne pouvez pas payer, eh bien vous allez vous libérer de votre dette envers la société en purgeant une peine privative de liberté de substitution.» Les personnes qui mendient se retrouvent en prison parce qu'elles ne peuvent pas payer leur amende, une amende qui leur a été infligée précisément parce que, n'ayant pas de moyens, elles cherchaient à s'en sortir en mendiant.
Ce sont justement ces circonstances qui ont été dénoncées par la Cour européenne des droits de l'homme. La question, pour certains, était de savoir comment rédiger cette loi pour qu'au final, on puisse en quelque sorte contourner cette obligation imposée par la Cour européenne des droits de l'homme et s'en sortir avec une loi bis qui, dans les faits, en revient à une interdiction générale - je reviendrai là-dessus plus tard.
Aujourd'hui, je le répète, des personnes vont en prison parce que, du fait qu'elles sont pauvres, elles ne peuvent pas régler une amende qui leur a été administrée précisément parce qu'elles sont pauvres. Il a été très compliqué pour les commissaires d'effectuer ce travail intellectuel, personne n'a remis en question l'absurdité de cette situation. C'est pourquoi je me permets de le faire maintenant.
Qu'y a-t-il d'autre qui ne va pas dans ce projet de loi ? Il y a un problème moral. On parle ici de personnes qui ne sont pas forcément des Roms. Il faut savoir que celles et ceux qui tombent dans la mendicité peuvent être des personnes souffrant d'addictions, des personnes qui se retrouvent dans une précarité extrême en attendant que le filet social vienne les aider, et c'est précisément parce que la société n'arrive pas à combler ce manque dans les temps que des gens se retrouvent à mendier dans la rue.
Il faut encore souligner quelque chose d'important: certains députés s'en sont offusqués, mais ce n'est pas parce qu'on interdit la mendicité que la pauvreté n'existe plus, ce n'est pas parce que vous empêchez ces personnes de montrer leur misère en cherchant à s'en sortir qu'elles vont disparaître de la population. On a entendu de la bouche de certains députés - je ne citerai pas leur nom pour sauver le peu de considération qui pourrait leur rester au sein de la population: «Si ces personnes se retrouvent à mendier dans les vignes de Satigny ou de Dardagny, ce n'est pas notre problème, on ne veut tout simplement pas les voir dans les centres urbains.» Il est tout bonnement inadmissible de tenir ce genre de propos, et je suppose que les habitants de Satigny et de Dardagny seront très contents d'entendre ça.
Je finirai par le projet de loi en tant que tel ainsi que les amendements qui sont présentés: le tout est parfaitement inapplicable, les notions juridiques sont floues, on parle de «méthodes envahissantes», de «comportement de nature à importuner le public». Qu'est-ce qui importune le public ? La présence même de ces personnes, peut-être l'odeur qui s'en dégage, la couleur de leurs cheveux ? Tout peut déranger celui ou celle qui ne veut juste pas voir des pauvres, et c'est non seulement inacceptable, mais également impossible à mettre en oeuvre juridiquement.
Avec cette nouvelle version de la loi, on va clairement retourner devant la Cour européenne des droits de l'homme, on va se refaire taper dessus, parce que le texte, en posant dix conditions, en revient à une interdiction générale de la mendicité: dans les rues, dans les zones à vocation commerciale, dans les cimetières, aux abords des écoles, dans les bureaux de poste, dans les banques, etc. Au final, cela revient à proscrire de nouveau la mendicité, donc la loi va clairement se faire retoquer par la Cour européenne des droits de l'homme. Je vous remercie.
Une voix. Bravo ! (Applaudissements.)
Mme Jocelyne Haller (EAG), rapporteuse de minorité ad interim. Aujourd'hui, ce qu'on fait, c'est qu'on criminalise la pauvreté. Le droit de mendier est un droit fondamental, mais celui de ne pas avoir à mendier l'est plus encore. A défaut de pouvoir garantir à tout individu une protection qui lui épargne le recours à l'aumône, il nous faut régir la question de la mendicité. Ici, nous sommes confrontés à deux projets de lois. Il y a d'abord celui de M. Bayenet, le PL 12862, qui requiert une mise en conformité du droit genevois avec l'arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme et qui considère que notre arsenal juridique nous permet déjà de lutter, si nécessaire, contre les formes dévoyées d'exercice de la mendicité telles que les sollicitations agressives ou la traite des êtres humains. J'aimerais insister sur le fait que la manière dont M. Alder a décrit tout à l'heure les gens qui sont contraints de mendier, les faisant passer pour des criminels, est inacceptable; c'est une forme de stigmatisation qui condamne toute une catégorie de la population, c'est indigne de ce que nous pouvons et devons attendre de ce parlement.
Le texte proposé par M. Bayenet est frappé au coin du bon sens et empreint d'humanité, ce qui n'est pas le cas du second, mais il a malheureusement été rejeté au profit de celui-ci, qui apparaît sous la signature de M. Alder. Le PL 12881 prétend adapter la loi genevoise, mais rend au final l'exercice de la mendicité impossible par la mise en oeuvre d'une forme d'exclusion territoriale, interdisant la pratique de cette dernière dans tous les périmètres où elle peut avoir un sens, à savoir les zones commerciales et touristiques, aux abords des bâtiments publics, dans les gares, à moins de cinquante mètres des arrêts de transports publics, à moins de cinquante mètres des bancomats, banques, postes, etc. Plus tard, cette liste a été encore élargie, ce qui est une forme d'hypocrisie pendable: le texte rend la mendicité impossible tout en feignant de se conformer à l'arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme. On parle ici de droits humains, soyons bien clairs. Avec cet objet, on rejette et on stigmatise.
Le projet de loi a été amendé, mais sa forme finale n'est toujours pas acceptable au sens du respect des personnes, de la prise en considération de situations objectives dont elles sont susceptibles de faire les frais dans leur quotidien. Un nouvel amendement général nous est parvenu hier qui se situe dans la droite ligne de ce que je viens d'exposer. Nous ne le voterons pas, parce qu'il étend encore plus le périmètre d'interdiction; nous n'accepterons pas plus la clause d'urgence qui est proposée, car non seulement il n'y a pas péril en la demeure, mais cette volonté de rendre la loi applicable au plus vite vient confirmer qu'il s'agit surtout d'exclure un groupe de population en grande difficulté.
Il faut constater que le PL 12881 n'est pas plus conforme à l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme à son stade initial qu'au sortir des travaux de commission. Le texte a pour conséquence d'infliger à des gens de manière presque automatique et quasiment inévitable des sanctions lourdes, soit des peines pécuniaires qui se transforment en peines de prison, pour le seul fait d'avoir mendié au centre-ville, sans égard pour leur vulnérabilité, la nature de leur mendicité ou le fait qu'ils ne soient ni agressifs ni intrusifs.
Les auteurs estiment qu'ils n'interdisent pas la mendicité - il faudra qu'ils nous en convainquent - et ne font que la réglementer. Cet argument est spécieux, car en réalité, ce projet de loi proscrit formellement la mendicité dans le centre urbain et les lieux de passage alors que, par essence, ce n'est que là qu'elle peut se pratiquer avec l'espoir d'un certain résultat. Ainsi, on ne laisse pas la possibilité aux mendiants d'exercer leur activité de manière conforme à la loi; on va les pousser dans les bras de la police qui, immanquablement, les sanctionnera; finalement, ils se retrouveront emprisonnés pour la seule raison qu'ils auront mendié. Or c'est précisément ce que la Cour européenne des droits de l'homme a reproché à Genève et à la Suisse !
La manière dont M. Alder décrit les personnes contraintes par leur situation à mendier est inadmissible et grossière; il devrait s'excuser envers elles et cesser de les criminaliser. La pratique a besoin d'être encadrée, certes, notamment pour protéger les mendiants eux-mêmes et leurs enfants contre les abus dont ils pourraient être victimes et surtout pour les aider à sortir de la situation dramatique dans laquelle ils se trouvent. Pour lutter réellement contre la pauvreté et ses causes, il faut accepter de la voir, et non la rendre invisible. Or cette invisibilisation est l'objectif poursuivi par le PL 12881, non seulement l'invisibilisation mais aussi l'impossibilité pour les mendiants de demander l'aide d'autrui. C'est indigne. Voilà pourquoi le groupe Ensemble à Gauche vous invite, Mesdames et Messieurs, à rejeter le PL 12881 et à adopter le PL 12862 présenté par M. Bayenet. Je vous remercie de votre attention.
Mme Xhevrie Osmani (S), rapporteuse de troisième minorité. Le but des auteurs du PL 12881 était de trouver un compromis entre deux extrêmes, compromis qui, comme vous l'aurez compris, Mesdames et Messieurs, n'en est pas un. C'est une position que le parti socialiste regrette et qui nous dérange particulièrement. L'auteur du texte a ainsi affirmé que «l'enjeu sera de trouver un compromis entre la variante purement abrogatoire et la variante proposée par le PLR puisqu'il n'a pas la prétention de dire que ce projet de loi est parfait ni qu'il est conforme en tout point au droit supérieur». Celui qui est venu nous présenter l'objet en commission n'était lui-même pas convaincu de prime abord par ce qu'il proposait !
Ensuite, j'imagine qu'avoir lu la presse ces derniers jours n'aide en rien, puisque j'ai cru comprendre que la loi telle que vous vous apprêtez à la voter sera attaquable en justice. Mesdames et Messieurs, nous avons mené plusieurs auditions qui, les unes comme les autres, ont montré qu'il ne convenait pas forcément d'interdire la mendicité - je parle de l'acte de mendier, de demander quelque chose lorsqu'on connaît une réelle misère. Pourtant, ce projet de loi vise à condamner toute personne qui oserait montrer sa pauvreté et la pénibilité de sa vie en cherchant un peu d'aide et de considération. Je vous laisse y voir la signification, voire la valeur, que vous voudrez.
Les espaces listés exhaustivement dans ce projet de loi représentent somme toute l'ensemble des zones urbaines du canton, là où il y a de la vie économique, du passage, bref les endroits les plus évidents où l'on peut rencontrer du monde. Vous comprendrez qu'une personne qui a besoin de soutien ne va généralement pas le chercher sous un arbre à la campagne où il n'y a nul passage. En adoptant pareil comportement, en occultant cette misère, vous n'aidez pas les gens à sortir de la détresse qui est la leur, ce que les partenaires sociaux, eux, cherchent à faire.
Concentrons-nous sur les Roms. Les différentes auditions nous ont permis de mieux connaître cette communauté, de découvrir le travail déployé par Caritas, pour ne citer que cette association. Aujourd'hui, la communauté rom n'est perçue qu'à travers une stigmatisation, elle est considérée comme une population dérangeante. Un vrai travail est mené par les partenaires sociaux, mais également par les Roms eux-mêmes, pour expliquer à ces gens les droits communs en vigueur sur le territoire genevois, leur donner accès à toutes les activités qui permettent la survie, mais aussi leur faire respecter les usages communs dans l'espace public. C'est tout un travail sur leur intégration et leur autonomie qui est mis en oeuvre.
Un point fondamental a été relevé pendant nos travaux: la mendicité a certes besoin d'être encadrée, mais surtout pour protéger les mendiants eux-mêmes et leurs enfants contre les abus et les réseaux dont ils peuvent être victimes. Ces réseaux d'exploitation humaine se sont d'ailleurs accrus, je vous le rappelle, lorsque la mendicité a été interdite. Fondamentalement, ce sont les réseaux de traite d'êtres humains qui préoccupent bien des pays et c'est sur ce front que nous devons nous battre.
Nous disposons d'un arsenal législatif suffisamment important pour réprimander, voire punir, tout comportement dangereux et troublant l'ordre public. Le rapporteur de première minorité l'évoque de manière assez précise dans son rapport. Nul besoin d'adopter une disposition spéciale. A Genève, on veut souvent en faire plus pour montrer qu'on apporte de la valeur ajoutée. Aujourd'hui, vous vous battez contre des gens, pas contre un phénomène qui utilise et exploite ces gens, ce qui est dommageable d'abord pour ces personnes, mais également pour l'image de notre canton. Je vous invite à rejeter le PL 12881 et à accepter le PL 12862. Merci de votre écoute. (Applaudissements.)
M. Emmanuel Deonna (S). Mesdames et Messieurs les députés, nous refusons catégoriquement de distinguer les bons des mauvais pauvres. Au contraire, nous nous battons contre la stigmatisation de la précarité. Le sans-abrisme, le mal-logement et la pauvreté privent les individus de leur dignité, de leurs droits humains. Au lieu de fournir des solutions de logement et des aides sociales adéquates aux personnes les plus vulnérables, plusieurs Etats en Europe préfèrent les pénaliser. Ces politiques permettent de traiter les membres les plus marginalisés de la société comme des criminels.
L'arrêt récent de la Cour européenne des droits de l'homme dans l'affaire Lacatus contre Suisse concerne Genève; il a permis à la pénalisation de la mendicité de faire la une des journaux. Pour la première fois, la CEDH a déclaré que l'interdiction de la mendicité violait le droit au respect de la vie privée et familiale. Cet arrêt est réjouissant, Mesdames et Messieurs les députés, mais il ne précise pas que la pratique doit être décriminalisée. La pénalisation de la mendicité condamne et avilit les personnes pauvres et sans abri; celles-ci ont peu, voire pas d'autres options que l'aumône pour gagner de l'argent.
Malheureusement, comme l'ont rappelé certains préopinants, cette politique constitue seulement la pointe de l'iceberg; d'autres mesures sont déployées en Europe et en Suisse pour punir les gens en situation de précarité et ceux considérés comme indésirables. La criminalisation engendre la stigmatisation des personnes sans abri, elle peut mener à la violence, voire à des crimes haineux. Dans l'espace public, la pénalisation des mendiants a des conséquences dramatiques pour leur dignité.
Mesdames et Messieurs les députés, l'éradication de la mendicité ne passe pas par sa pénalisation, mais par une approche plus solidaire, par un accompagnement des familles à bas revenus pour accéder aux aides et ressources. Le projet de loi du PLR, en dépit des explications de M. Conne, ne rend pas la loi pénale genevoise compatible avec l'arrêt de la CEDH. Le PS vous invite à soutenir le projet de loi de la gauche, soit le PL 12862, pour mettre un terme à la criminalisation de la mendicité. Je vous remercie.
Le président. Merci, Monsieur le député. Je passe la parole à Mme Sophie Desbiolles pour deux minutes trente-huit.
Mme Sophie Desbiolles (Ve). Merci, Monsieur le président. Rassurez-vous, Mesdames et Messieurs, ce matin, nul besoin de réfléchir à l'origine fondamentale de la précarité dans nos sociétés, à la question de savoir d'où elle vient et comment y remédier. Les travaux de la commission judiciaire ont tranché: on ne sait pas et on s'en fout ! Installez-vous bien, accrochez-vous, admirez l'outrecuidance de la proposition: vous n'avez pas d'argent, vous mendiez pour de l'argent, on vous punit de ne pas avoir d'argent en vous demandant de l'argent. C'est tout à fait grandiose !
Toute loi interdisant la mendicité est profondément injuste. Il est beaucoup plus facile qu'on ne le pense de tomber dans la précarité, surtout dans la huitième ville la plus chère du monde, donc si cette peur ne vous a jamais traversé l'esprit, tant mieux pour vous, vous figurez parmi les bien lotis. La mendicité comme dernière option n'est pas une faute personnelle, mais le reflet de l'échec de la société dans son entier. La logique consistant à cacher la précarité sous le tapis - ah non, pardon: hors des zones à vocation commerciale et touristique ! - parce qu'on refuse de la voir est inadmissible. Sans compter qu'éloigner la misère ne la fera pas disparaître, mais renforcera la discrimination et la précarité des personnes.
Alors de deux choses l'une: soit on marche carrément sur la tête, soit le PL 12881 est un vulgaire canasson de Troie visant à criminaliser la grande précarité. Normalement, à ce stade, on aurait dû entendre le bruit des neurones qui percutent; bon, ce n'est pas le cas. Force est de constater que nous sommes face au silence assourdissant de l'encéphalogramme plat des logiques néolibérales; tant pis. (Rires.) Ne reste plus qu'à espérer qu'un jour, nous entendrons la droite atterrir dans la réalité depuis sa stratosphère de privilèges, une droite décidément très à droite, qui ne s'en cache plus, et un centre qui a bien fait de laisser tomber le «c» de «chrétien».
Pour ces raisons, merci d'accepter le PL 12862. Je demande par ailleurs le renvoi en commission du PL 12881 pour que nous puissions trouver de vraies solutions, des solutions à la fois humaines et qui prennent le problème à la racine, et non en bout de chaîne dans une logique répressive.
Des voix. Bravo ! (Applaudissements.)
Le président. Il en est pris bonne note, Madame la députée. Mesdames et Messieurs, nous sommes saisis d'une proposition de renvoi en commission. Je vais demander aux différentes personnes qui ont rédigé un rapport de majorité ou de minorité si elles souhaitent s'exprimer sur cette requête. Madame Osmani ? (Remarque.) Non. Madame Bayrak ? (Remarque.) Oui, allez-y.
Mme Dilara Bayrak (Ve), rapporteuse de deuxième minorité. Merci, Monsieur le président. La dernière version de ce projet de loi n'a pas été examinée en commission, l'amendement du PLR nous est parvenu à la dernière minute, donc je voterai en faveur du renvoi en commission et j'invite tout le monde à faire de même. Nous pourrons ainsi analyser les conséquences de cette nouvelle vision, la demande d'amendement déposée hier ainsi que la dernière version du texte qui a été votée, mais pas étudiée en commission. Merci.
Mme Xhevrie Osmani (S), rapporteuse de troisième minorité. Monsieur le président, le groupe socialiste est favorable au renvoi en commission. Merci.
Mme Jocelyne Haller (EAG), rapporteuse de minorité ad interim. Effectivement, il semble que tous les effets que peut produire ce projet de loi n'ont pas été suffisamment mesurés, nous soutiendrons donc le renvoi en commission.
M. Alberto Velasco (S), rapporteur de première minorité. Je suis tout à fait d'accord avec le renvoi en commission. Merci.
M. Murat-Julian Alder (PLR), rapporteur de majorité. Mesdames et Messieurs, l'amendement PLR-PDC-UDC-MCG que j'avais l'intention de vous présenter tout à l'heure est un amendement technique. Il ne s'agit absolument pas d'une nouvelle version du projet de loi, mais simplement d'une amélioration de la structure, d'une clarification et d'une simplification du texte. Invoquer cet amendement pour justifier un renvoi en commission est une manoeuvre purement «Dilara-toire». (Rires.)
Quant au fond, Mesdames et Messieurs les différents intervenants de la gauche, je respecte votre point de vue, croyez bien que je le respecte, mais il y a des choses que je ne peux pas vous laisser dire, et j'y répondrai de manière très simple: les réseaux qui organisent la mendicité à Genève doivent vraiment se réjouir de vos propos, parce que vous faites leur jeu. Je vous invite à refuser le renvoi en commission. (Applaudissements.)
M. Pierre Conne (PLR), rapporteur de majorité. Je ne suis pas rapporteur sur le projet de loi pour lequel un renvoi en commission a été sollicité, mais puisque vous me donnez la parole, Monsieur le président, je m'oppose également à cette proposition. Merci.
Le président. Excusez-moi, j'ai dû mal comprendre. Madame Desbiolles, votre demande de renvoi concerne les deux objets ou seulement le second projet de loi ? (Remarque.) Seulement le PL 12881-A, d'accord. En effet, vous avez raison, Monsieur Conne. Le Conseil d'Etat désire-t-il intervenir à ce stade ? (Remarque.) Ce n'est pas le cas, alors je mets aux voix la demande de renvoi en commission du PL 12881-A.
Mis aux voix, le renvoi du rapport sur le projet de loi 12881 à la commission judiciaire et de la police est rejeté par 54 non contre 38 oui.