Séance du vendredi 12 juin 2009 à 20h55
56e législature - 4e année - 9e session - 48e séance

IN 142
Initiative populaire 142 "Pour le droit à un salaire minimum"
IN 142-B
Rapport de la commission législative chargée d'étudier la validité de l'Initiative populaire 142 "Pour le droit à un salaire minimum"
Rapport de majorité de M. Edouard Cuendet (L)
Rapport de minorité de Mme Anne Emery-Torracinta (S)

Débat

Le président. Nous abordons maintenant le point 116 de notre ordre du jour. Avant de passer la parole à M. Cuendet, j'aimerais dire quelque chose à Mme Emery-Torracinta: oui, Madame, vous avez raison concernant cette initiative 142, le délai est au 31 juillet. Mais je vous rappelle que, d'ici là, nous n'avons que deux journées de séances plénières, dont une sera consacrée aux comptes. Il n'en reste donc qu'une et nous aurons déjà à examiner une autre initiative, raison pour laquelle nous devons traiter celle-ci aujourd'hui.

M. Edouard Cuendet (L), rapporteur de majorité. C'est vrai qu'il est difficile de prendre la parole après un débat historique, pour aborder un sujet qui l'est peut-être un peu moins. D'autant que l'on ne va parler ce soir que de la recevabilité et non pas du fond. Du reste, j'avais la même préoccupation que la rapporteuse de minorité, soit de savoir comment aborder ce sujet extrêmement juridique et technique. Etant donné qu'il est 22h, je ne vais pas vous assommer avec un avis de droit long et fastidieux, mais plutôt me pencher sur la genèse et les caractéristiques de cette initiative du point de vue de sa recevabilité.

Je commencerai en disant que cette initiative est placée sous le signe de la contorsion. Les premiers contorsionnistes sont les initiants eux-mêmes. En résumé, l'IN 142 propose un salaire minimum cantonal, en tenant compte des secteurs économiques et des conventions collectives, pour garantir des conditions de vie décentes. La contradiction saute immédiatement aux yeux ! En effet, comment un salaire minimum cantonal peut-il assurer des conditions de vie décentes différentes en fonction du secteur économique concerné ? Des conditions de vie décentes sont-elles différentes pour un banquier, un boucher-charcutier, un coiffeur ou une femme médecin ? Voilà la question ! Il y a donc une confusion manifeste entre salaire minimum et revenu minimum. Et cette distinction n'est pas uniquement sémantique, elle se trouve au contraire au centre du problème de la recevabilité, et les initiants en sont parfaitement conscients.

En effet, la fixation d'un salaire minimum relève clairement d'une mesure de politique économique, et ce n'est pas de la compétence des cantons mais de la Confédération; c'est donc parfaitement incompatible avec le droit supérieur, ce qui n'est pas contesté. La fixation d'un revenu cantonal minimum, en revanche, représente une mesure de politique sociale qui, elle, pourrait être compatible avec le droit supérieur.

Evidemment, les initiants ont trituré leurs méninges, ainsi que le texte de l'initiative, pour donner une vague teinte sociale à une mesure de politique économique, à savoir la fixation d'un salaire minimum. D'ailleurs, les auditions l'ont prouvé: les initiants eux-mêmes ont déclaré que la logique n'était pas satisfaisante, mais ils ont souligné que l'idée était de répondre à une remarque du Tribunal fédéral. On voit donc bien que c'est du bricolage. Lors de leur audition, les syndicats se sont du reste montrés très critiques vis-à-vis du fond de l'IN 142 et, sur la forme, ils ont confirmé que l'initiative opérait une confusion entre salaire minimum et revenu minimum.

Mesdames et Messieurs les députés, l'élément de politique économique incompatible avec le droit supérieur est absolument prépondérant, comme cela ressort de manière déjà incontestable du titre de l'IN 142. En effet, cette dernière s'intitule: «Pour le droit à un salaire minimum». Il ne s'agit donc pas d'un droit à un «revenu» minimum, mais d'un droit à un «salaire» minimum. Ainsi, rien que par son titre, cette initiative est absolument incompatible avec le droit fédéral supérieur. Le Grand Conseil ne doit donc pas se laisser abuser par des tentatives de travestissement d'une mesure de politique économique en une vague mesure de politique sociale. Notre Conseil ne pourra que constater l'irrecevabilité totale de l'IN 142, conformément à la jurisprudence du Tribunal fédéral et au principe de la répartition des compétences entre la Confédération et les cantons, qui ne laisse aucune place aux cantons pour fixer un salaire minimum.

Le second contorsionniste de cette affaire est le Conseil d'Etat: les méandres de son rapport sont aussi nombreux et tortueux que ceux de l'Amazone. En effet, si l'on fait abstraction des fioritures et que l'on se concentre sur le raisonnement et les conclusions, le constat est frappant et sans appel: l'IN 142 n'est pas compatible avec le droit supérieur. Le Conseil d'Etat le reconnaît expressément dans plusieurs passages de son rapport que j'ai cités de manière complète dans mon propre rapport de majorité. Je vous épargnerai donc leur lecture, mais les conclusions ne prêtent absolument pas au moindre doute.

Dans son rapport, le Conseil d'Etat cherche à s'en sortir en affirmant que cette violation du droit fédéral et supérieur ne serait pas manifeste. Mais alors, que faudrait-il pour que cette violation soit manifeste ? Rien que le titre est contraire au droit supérieur ! On constate que tous les développements juridiques menés par le Conseil d'Etat arrivent à la conclusion que l'on viole la répartition des compétences entre la Confédération et les cantons, et qu'il y a une violation de la liberté économique, de même qu'une violation du principe fondamental de la proportionnalité. En effet, le but recherché - à savoir un salaire non pas minimum, mais convenable - est déjà atteint par le biais de mesures de politique non pas préventives, comme le prévoit l'initiative, mais répressives, comme le prévoit le code des obligations, et donc ce principe de la proportionnalité n'est pas respecté puisque l'initiative tire avec un bazooka alors que le droit fédéral prévoit déjà des mesures proportionnées.

Pour tous ces motifs, je vous invite, comme la majorité de la commission législative, à constater l'irrecevabilité totale de cette initiative pour non-conformité avec le droit supérieur, violation de la liberté économique et violation du principe de la proportionnalité.

Mme Anne Emery-Torracinta (S), rapporteuse de minorité. Monsieur le rapporteur, si vous le permettez, je ne vous appellerai pas Monsieur le rapporteur de majorité, mais Monsieur le rapporteur de la moitié. En effet, ce n'est que la moitié de la commission qui a déclaré cette initiative irrecevable mais, comme vous le savez, notre règlement prévoit qu'en cas d'égalité des voix c'est le non qui l'emporte - donc, en l'occurrence, l'irrecevabilité.

Vous avez parlé de contorsions, Monsieur le rapporteur de la moitié, mais les contorsions, c'est vous qui les faites ! En effet, lorsqu'on examine la recevabilité d'une initiative, on se doit de faire les choses en ordre; il faut suivre les règles du droit et regarder si cette initiative est respectueuse d'un certain nombre de nos règles. Je ne vais pas vous faire l'affront de vous paraphraser ou de vous lire l'ensemble de mon rapport - de l'autre moitié - parce que ce serait un peu long et lourd, mais je vais quand même reprendre quelques points qui me semblent importants, notamment par rapport à ce que vous avez dit.

S'agissant de la recevabilité matérielle, cette initiative pose éventuellement des problèmes à deux niveaux: celui de la liberté économique et celui de la répartition des compétences entre la Confédération et les cantons. Pour le reste, je crois que nous étions d'accord, donc je ne reviendrai pas sur les détails.

En ce qui concerne la liberté économique, on peut tout à fait atteindre à cette liberté en Suisse, à condition toutefois que l'on respecte certaines règles, qui sont au nombre de trois: il faut qu'il y ait une base légale, de même qu'un intérêt public, et il faut respecter cette fameuse proportionnalité. S'agissant de la base légale, c'est évident, et les initiants nous l'ont rappelé, il s'agit d'une initiative constitutionnelle, il y aura donc une loi, et la condition de la base légale sera ainsi réalisée. Pour ce qui est de l'intérêt public, on peut y revenir dans le détail si vous le souhaitez, mais il est clair que l'on est bien dans une mesure qui relève de la police ou de la politique sociale, et en tout cas pas de la politique économique, puisqu'il ne s'agit pas de fixer des salaires de manière généralisée en Suisse.

La question la plus intéressante est celle de la proportionnalité. Est-ce que cette initiative ne va pas trop loin ? Est-ce qu'elle respecte un certain nombre de sous-principes ? Et là, Monsieur le rapporteur, je crois que vous commettez certaines erreurs. En effet, pour respecter la proportionnalité, il faut tout d'abord que l'initiative soit apte à atteindre le but souhaité. Or on peut bien imaginer que, si l'on fixe des salaires minimaux en Suisse, on atteindra le but souhaité, qui est celui d'éviter par exemple les working-poors. En ce qui concerne le deuxième sous-principe, soit la nécessité, c'est un peu plus subtil. Est-ce qu'il n'existerait pas des moyens plus légers, dans le cadre notamment d'un partenariat social, plutôt que d'adopter une initiative qui serait assez contraignante ? Mais là aussi, on peut se dire que le principe de la nécessité peut être respecté puisque, jusqu'à preuve du contraire en Suisse, nous avons aujourd'hui encore de très bas salaires; et si cette initiative n'était pas nécessaire, nous ne serions pas dans la situation que nous connaissons actuellement.

Plus subtilement, vous avez parlé de la proportionnalité au sens étroit, qui constitue le troisième sous-principe. A ce propos, il est assez intéressant d'examiner un certain nombre d'éléments. D'abord, on a déjà eu un avis de droit du Tribunal fédéral - dans les années 50, il est vrai - au sujet d'une initiative bâloise qui souhaitait un salaire horaire minimum de 2 F. Là, le Tribunal fédéral avait tranché en disant que ce n'était pas possible, parce qu'au fond on imposait le même salaire à tout le monde et sans aucune nuance. Or l'initiative qui nous est soumise précise bien qu'elle va respecter un certain nombre de distinctions et qu'il sera tenu compte des différents secteurs économiques. Vous avez donc beau dire que vous ne savez pas comment les initiants ont «tripatouillé» les choses, mais toujours est-il que cette initiative ne va pas imposer le même salaire partout et à tout le monde, et par conséquent on peut dire que la proportionnalité est respectée.

Vous passez aussi comme chat sur braise sur une initiative vaudoise qui a été formulée dans des termes exactement semblables, à une toute petite nuance près, c'est que l'initiative vaudoise prévoit des différences régionales, mais on sait que pour Genève cela n'aurait aucun sens, puisque nous sommes un canton-ville. Cette initiative a été soumise à la sagacité des juristes de la couronne vaudoise, et l'avis de droit vaudois va tout à fait dans le sens de dire que le principe de la proportionnalité est respecté, et que l'on peut parfaitement instituer un salaire minimum différencié et respecter la proportionnalité. Par conséquent, s'agissant de la liberté économique, je crois qu'il n'y a pas à tergiverser: cette liberté économique, au sens de l'article 36 de la Constitution, est respectée.

Le point concernant la répartition des compétences entre la Confédération et les cantons est nettement plus subtil, mais il faut savoir que la constitution genevoise dit très clairement que l'on doit invalider une initiative lorsque celle-ci est manifestement non conforme au droit. Le Conseil d'Etat consacre une quinzaine de pages de son rapport à cette question; or, si cela avait été facile à trancher, dans un sens ou dans l'autre, cela aurait été fait en deux ou trois paragraphes ! Si l'on y consacre quinze pages, c'est bien que la question est complexe et que, en tout cas, cette initiative n'est pas manifestement non conforme au droit supérieur. En effet, il n'y a pas ou peu de doctrine en Suisse sur cette question, et les différents professeurs d'université qui ont eu l'occasion au cours des ans de s'intéresser à ces problématiques arrivent à des avis différents et nuancés, en disant notamment que la question de la constitutionnalité des salaires minimaux n'a pas été définitivement tranchée et que ces derniers sont admissibles dans certaines circonstances. D'autre part...

Le président. Il faudra terminer, Madame la députée !

Mme Anne Emery-Torracinta. Oui, juste encore une ou deux phrases, puis je reprendrai la parole plus tard ! Les cantons ont la possibilité de légiférer dans ce domaine, pour autant que la Confédération n'ait pas une compétence exhaustive dans ce dernier. Or, en l'occurrence, on ne peut pas dire que la Confédération ait une compétence exhaustive. Là aussi, l'avis de droit du canton de Vaud est extrêmement clair, et le Conseil d'Etat le reconnaît également, en disant qu'on peut hésiter sur le respect ou non de la répartition des compétences entre la Confédération et les cantons, mais qu'en tous les cas ce n'est pas manifestement non conforme et que, dans ce cas-là, le doute doit bénéficier aux initiants et l'initiative être soumise au vote populaire.

M. Olivier Jornot (L). Il y a sans doute un point sur lequel nous devrions tous être d'accord, c'est que cette initiative est sur le fond singulièrement sotte. Elle prévoit d'introduire une politique économique qui s'approche probablement de celle de la Corée du Nord, et je crois que même le parti socialiste - qui ce soir pourtant a fait la démonstration d'un dogmatisme idéologique particulièrement obtus - devrait être d'accord de ne pas soutenir ce texte promu par l'extrême gauche.

Cependant, nous ne nous accordons pas sur la question de savoir s'il convient ou pas que le peuple se prononce sur ce sujet. Le rapporteur de majorité a pourtant bien montré que, contrairement à ce que pouvaient laisser entendre les dizaines et dizaines de pages pondues par le Conseil d'Etat dans son rapport, la question pouvait être résumée de manière relativement simple. Nous savons en effet que, lorsque l'on parle de rémunération minimum, il peut s'agir soit d'un revenu minimum, dans la perspective de celui qui le reçoit - un revenu social, par famille et en fonction des besoins, qui tient compte de l'ensemble des ressources, à savoir pas seulement du salaire, mais également de l'aide sociale - soit d'un salaire minimum, c'est-à-dire ce que l'on demande à l'employeur de verser pour qu'il paie le juste prix du travail.

Dans cette affaire, vous le savez bien pour avoir lu le texte, les initiants se sont pris les pieds dans la barbe de la jurisprudence fédérale, parce que pour essayer de dire une chose et qu'en même temps le texte soit recevable, ils nous ont indiqué qu'il s'agissait d'un salaire minimum par branche, et ils sont allés jusqu'à déclarer que cela devait tenir compte des conventions collectives de travail. Deux initiants sont du reste venus nous dire sur ce dernier point ce qu'ils pensaient de l'interprétation de ce texte, en nous donnant les deux variantes contradictoires.

Bref, nous avons ici un salaire minimum et non pas un revenu minimum d'ordre social, il s'agit donc bel et bien d'une initiative qui porte sur la politique économique et non pas d'une mesure de simple police économique. C'est une véritable politique économique ! On nous propose en clair de passer dans une économie planifiée et que ce soit l'Etat, c'est-à-dire ce Grand Conseil, qui fixe les salaires dans chacune des branches de l'économie. Si cela, ce n'est pas de la politique économique, alors il n'y a jamais de politique économique ! Or il est rigoureusement exclu, en raison de la répartition des tâches entre la Confédération et les cantons, qu'un canton soit compétent pour décider de passer à l'économie planifiée; cela ne se peut pas et ne saurait être.

Par conséquent, cela signifie, Mesdames et Messieurs, que nous devons reconnaître aujourd'hui l'irrecevabilité totale de cette initiative, comme le Conseil d'Etat aurait dû le faire s'il avait simplement tiré la conséquence de son texte, puisqu'il nous a lui-même indiqué que l'initiative était contraire à la répartition des compétences entre la Confédération et les cantons - je vous passe la citation dans son ensemble. Pourtant, le Conseil d'Etat, par une pirouette et un triple salto arrière, parvient à nous dire que, malgré cette contrariété, il faut déclarer l'initiative recevable. C'est certes parfaitement louable du point de vue du respect sacro-saint que nous devons avoir envers les droits populaires, mais c'est malheureusement regrettable par rapport au respect dont nous devons faire preuve à l'égard des électeurs. En effet, il n'est pas juste que nous fassions voter les Genevois sur un texte qu'ils n'auraient pas le droit ensuite de voir appliqué, parce que contraire aux textes les plus élevés de notre pays. Je vous invite donc à suivre l'égalité majoritaire - pour reprendre l'expression de Mme Emery-Torracinta - et à déclarer cette initiative contraire au droit fédéral et irrecevable.

M. Eric Bertinat (UDC). Avec cette initiative, on nous propose d'ouvrir un chantier - car tel est, selon Pierre Vanek, le but de l'IN 142 - et de laisser les autorités se débrouiller pour le terminer. Mais avant de poser la première pierre, ces mêmes autorités se trouvent bien embarrassées pour préciser de quel chantier il s'agit. Pour les initiants, il est question d'un droit à un salaire minimum; pour le rapporteur de la minorité, il faut comprendre que l'initiative demande que les salaires soient suffisants et, pour un représentant de la Communauté genevoise d'action syndicale, on parle de revenu minimum. Autant de termes qu'il faut comprendre à l'étude de la Constitution fédérale, du droit civil, du code des obligations et même de la Déclaration universelle des droits de l'Homme qui, selon les initiants, a servi de base à leur démarche.

Un député a parlé de la clarté discutable du texte, ce qui pose immanquablement la question d'une décision populaire difficilement applicable. L'exemple jurassien nous en donne un avant-goût. Le rapport du Conseil d'Etat a passé à la loupe tous les aspects concernant la validité de l'initiative et a fini par la déclarer recevable. Toutefois, l'UDC ne partage pas l'opinion du Conseil d'Etat. Notre groupe estime en effet que le texte de l'IN 142 est manifestement contraire au droit supérieur pour les trois raisons suivantes.

Premièrement, cette initiative viole la liberté contractuelle, selon laquelle les employeurs et les travailleurs négocient librement les salaires. A cet égard, le Conseil fédéral a bien précisé que la fixation de salaires minimaux par un organe étatique constituait une atteinte sérieuse à la liberté contractuelle. Deuxièmement, dans les domaines régis par le droit fédéral, les cantons ne peuvent édicter des règles de droit public que si celles-ci sont urgentes et justifiées par des motifs de police économique. Or il convient de rappeler que 94% des secteurs économiques sont couverts à Genève par des CCT qui imposent des salaires minimaux. Finalement, le droit des contrats n'autorise l'introduction d'un salaire minimum qu'en cas de sous-enchère abusive et répétée, et uniquement sous la forme d'un contrat type de travail.

En conclusion, L'UDC considère que la non-conformité de l'IN 142 au droit supérieur est manifeste, raison pour laquelle le groupe refusera sa recevabilité matérielle.

M. Gabriel Barrillier (R). Mesdames et Messieurs les députés, j'aimerais tout d'abord remarquer que, pour la énième fois, on demande au Grand Conseil, qui est un organe politique, de dire le droit. A chaque exercice, on conclut d'une façon ou d'une autre et, neuf fois sur dix, cela finit au Tribunal fédéral. J'ai donc comme l'impression que cette initiative-là va aussi faire son petit tour au Tribunal fédéral ! En effet, cela a été relevé, il y a un manque de jurisprudence et une doctrine insuffisante sur une problématique compliquée.

Je crois que tout a été dit, mais j'aimerais relever la schizophrénie du Conseil d'Etat. Je ne peux pas m'en empêcher ! En effet, j'ai trouvé dans le rapport du Conseil d'Etat au moins à une quinzaine d'endroits une démonstration et une argumentation qui, normalement, auraient dû aboutir à l'irrecevabilité. J'appelle donc cela de la schizophrénie, et le chef de département le sait.

Ce qui me paraît le plus important dans cette problématique, c'est que la clarté du texte - qui n'est pas un critère constitutif essentiel de la recevabilité - pose problème, et on l'a bien vu lorsque nous avons auditionné les syndicats et même les initiants. Les conventions collectives de travail sont-elles comprises ou pas ? On a eu plusieurs réponses. Y aura-t-il plusieurs salaires minimaux selon les branches ? A ce sujet, nous n'avons pas reçu de réponse tout à fait claire. A fortiori, nous avons constaté que les syndicats qui ont été auditionnés ont pour le moins eu l'expression d'une position assez incertaine sur cette problématique.

Par ailleurs, j'aimerais ici souligner que, s'agissant de la conformité au droit supérieur - et c'est à cette aune-là que nous avons jugé l'IN 142 - nous savons très bien que, avec la libre circulation des personnes que nous avons votée à plusieurs reprises, le parlement et le droit fédéral sont allés très loin dans la fixation et la vérification de conditions salariales - et sociales - décentes, puisqu'il s'agit de lutter contre la sous-enchère répétée et abusive. Et le dispositif fédéral qui a été mis au point pour éviter cette sous-enchère répétée et abusive va très loin dans le contrôle, par les partenaires sociaux et l'Etat, des conditions de travail lorsqu'il y a dumping. Par conséquent, les syndicats étant dubitatifs et le dispositif fédéral étant complet, nous en avons déduit à juste titre que cette initiative était totalement irrecevable.

Encore un mot sur la constitution jurassienne de 1977, sauf erreur. Celle-ci contient une disposition sur cette problématique du salaire minimum, mais j'ai fait remarquer - et personne ne l'a contredit en commission - qu'il faut se souvenir des circonstances dans lesquelles cette constitution a été acceptée et ratifiée par le Parlement fédéral. Je ne dis pas qu'il y a eu complaisance mais, en tout cas, à l'époque, il est clair que cette disposition n'a pas été contestée par le législateur fédéral ni par le Conseil fédéral parce qu'il fallait, dans les circonstances qui entouraient la naissance du nouveau canton, aller de l'avant et ne pas freiner cette marche. En conclusion, nous sommes tout à fait convaincus que cette initiative, étant contraire au droit fédéral, doit être entièrement invalidée.

Mme Loly Bolay (S). On parle beaucoup du Tribunal fédéral, M. Barrillier l'a dit tout à l'heure, et c'est d'ailleurs assez cocasse parce que, lorsque la minorité de ce Grand Conseil fait des rapports - comme par exemple celui de l'IN 126 sur l'énergie - voilà que le Tribunal fédéral lui donne raison ! Il a aussi donné raison au sujet de l'initiative sur la fumée et, lorsque plusieurs ténors ici ont fait recours, ils ont perdu au Tribunal fédéral. Donc, pour ma part, je me réjouis parce que, vous avez raison Monsieur Barrillier, cette initiative ira certainement au Tribunal fédéral et celui-ci nous donnera vraisemblablement raison à son sujet, pour les raisons que ma collègue a exposées tout à l'heure, mais également pour celles que je vais citer maintenant.

Que demande l'initiative ? Elle souhaite que l'Etat institue un salaire minimum dans tous les domaines d'activité économique, en tenant compte de tous les secteurs économiques et des salaires fixés dans les conventions collectives de travail. C'est dire si cette initiative, ainsi rédigée, respecte le principe de proportionnalité. D'ailleurs, dans un avis rendu par le Conseil fédéral le 20 avril 1977 - cela fait donc un moment ! - ce dernier dit ceci: «Selon l'article 6 du code civil, le droit public cantonal est toutefois réservé. Un canton pourrait, pour des raisons relevant de la police économique, prescrire des salaires minimaux lorsque, par exemple, les salaires payés ne suffisent pas à couvrir le minimum vital.» Or, Mesdames et Messieurs les députés, il faut savoir qu'il n'existe aujourd'hui que 132 conventions collectives de travail, 132 ! Cela signifie que seuls 40% des travailleurs sont couverts par ces conventions collectives de travail, et qu'il y a de nombreux autres domaines d'activité où les employés ne sont pas couverts. En outre, depuis quelque temps, soit depuis l'ouverture des frontières, on assiste à des dumpings salariaux. On voit bien qu'il y a des gens qui n'ont pas le minimum pour vivre, bien qu'ils travaillent huit heures par jour. C'est dire si cette initiative répond à un intérêt public prépondérant.

Maintenant, la question est de savoir si cette initiative est conforme au droit supérieur. Cette question, comme celle de sa recevabilité, est au coeur même du débat que la commission législative a eu, et c'est ce à quoi nous devons répondre ce soir.

Lorsqu'on lit le rapport du Conseil d'Etat, on voit qu'il est très mitigé, pour ne pas dire qu'il s'agit d'un jugement à la Salomon. En effet, le Conseil d'Etat écrit ceci à la page 29 de son rapport: «En conclusion, l'IN 142 porte atteinte à la liberté économique, mais - et ce mais est très important ! - une interprétation de son texte permet de considérer qu'elle ne constitue pas nécessairement une atteinte disproportionnée à la liberté économique.» Comprendra qui pourra ! Puis, à la page 31, ce même Conseil d'Etat nous dit qu'on peut considérer que l'initiative populaire 142 n'est pas manifestement contraire au droit supérieur. Je répète: «n'est pas manifestement contraire au droit supérieur». Eh oui, Monsieur Barrillier ! C'est comme ça ! C'est le Conseil d'Etat qui le dit ! Par conséquent, l'initiative 142 - et ce n'est pas moi qui le dis, mais le Conseil d'Etat - doit être considérée comme recevable, même si, comme il le fait souvent quand cela ne l'arrange pas, le Conseil d'Etat déclare qu'il faut la refuser. Mais nous, nous ne voulons pas la refuser ! En effet, Monsieur Longchamp, vous qui représentez le Conseil d'Etat aujourd'hui dans cette enceinte, il y a déjà eu un précédent concernant une initiative similaire dans le canton de Vaud. Et, dans un arrêt du Tribunal fédéral, on lit que, dans la mesure où elle respecte le principe de proportionnalité, en instituant un salaire minimum différent, et dans la mesure où elle poursuit un but politique social, sans viser à interférer avec la libre concurrence, on peut dire que cette initiative respecte le droit supérieur, ainsi que le principe de proportionnalité, et doit donc être déclarée recevable. Je vous remercie de m'avoir écoutée ! (Applaudissements.)

Le président. Merci, Madame la députée. J'ai le plaisir de saluer à la tribune d'anciens enfants travailleurs, invités par la Marche mondiale pour témoigner sur le travail des enfants à l'occasion du 10e anniversaire de la Convention 182 de l'OIT, soit la «Convention concernant l'interdiction des pires formes de travail des enfants et l'action immédiate en vue de leur élimination.» (Applaudissements.)

Mme Emilie Flamand (Ve). C'est une soirée un peu surprenante ! On a en effet entendu M. Cuendet puis M. Jornot nous parler des conditions de vie des travailleurs et d'un revenu minimum qui devrait comprendre l'aide sociale. Entendre les libéraux me faire l'éloge de l'aide sociale... Pour moi, c'est une soirée assez exceptionnelle, je dois vous le dire ! (Commentaires.)

Pour redevenir un peu plus sérieuse, je n'ai pas grand-chose à ajouter à l'excellent rapport de minorité de ma collègue Anne Emery-Torracinta, qui l'a rédigé de façon tout à fait claire et synthétique. Cette initiative n'est pas manifestement contraire au droit supérieur, comme elle devrait l'être si nous devions la juger invalide. D'ailleurs, les arguments sur lesquels repose le raisonnement de la moitié-majorité sont extrêmement complexes, voire un peu tirés par les cheveux. En effet, nous avons plusieurs cas similaires en Suisse, et la constitution du Jura comporte un article semblable. Or si je veux bien croire qu'à l'époque le contexte historique faisait qu'il aurait été difficile de ne pas garantir la constitution jurassienne, je pense tout de même que l'on n'aurait pas pu garantir tout et n'importe quoi dans cette même constitution.

Par ailleurs, une initiative ayant exactement le même texte a été déposée dans le canton de Vaud et un avis de droit extrêmement fouillé a été rendu par les services juridiques de l'Etat de Vaud, lequel concluait à la validité de l'initiative.

L'applicabilité, dont plusieurs personnes ont parlé ici, sera un autre problème. Il est vrai que la constitution du Jura n'a jamais été concrétisée dans une loi, mais c'est un problème tout à fait différent. Aujourd'hui, nous devons nous prononcer sur la validité de cette initiative et, telle qu'elle est, elle est valide. Encore une fois, on peut regretter que le fond du débat influence la forme et nous savons que la majorité de ce parlement n'est pas favorable au fond de cette initiative mais, de grâce, ne surchargeons pas une fois de plus le Tribunal fédéral avec nos petites genevoiseries ! Si vous croyez que cette initiative est mauvaise, laissez-la venir devant le peuple, présentez à ce dernier un argumentaire et vous pouvez avoir confiance pour qu'il vote selon vos arguments.

En conclusion, les Verts soutiendront la validité de cette initiative et vous invitent à en faire autant. (Applaudissements.)

Le président. Merci, Madame la députée. Le Bureau décide de clore la liste. Doivent encore prendre la parole MM. Stauffer, Jeanneret, Sauty, Catelain, Mme Emery-Torracinta, M. Cuendet et le conseiller d'Etat Longchamp.

M. Eric Stauffer (MCG). Mesdames et Messieurs les députés, je rigole ce soir d'entendre les socialistes nous parler de dumping salarial - je fais ce petit aparté avant de parler de la légalité ou de la recevabilité de l'initiative 142. Je rigole parce que, pendant des mois, le MCG a dénoncé avec force le fait que les accords bilatéraux I et II et l'afflux massif de frontaliers ont provoqué du dumping salarial, et vous nous avez toujours contrés en disant que ce n'était pas vrai et que c'était marginal. Et aujourd'hui, votre premier argument consiste à dire qu'il y a du dumping salarial et qu'il faut instaurer un salaire minimum ! Laissez-moi donc vous dire que je me marre gentiment de votre incohérence politique...

Le président. Venez-en aux faits, s'il vous plaît !

M. Eric Stauffer. Oui, bien sûr ! Mais enfin, c'est un fait indéniable lié directement à l'initiative 142, si vous me le permettez, Monsieur le président.

Vous avez dit que le Conseil d'Etat a indiqué que l'initiative serait normalement recevable, partiellement recevable ou que sais-je, mais moi j'ai appris durant cette législature à ne pas prendre comme parole d'évangile les appréciations du Conseil d'Etat, tant il est vrai que le Tribunal fédéral a cassé bien des décisions du gouvernement, notamment en ce qui concerne les muselières pour les chiens, une votation sur l'initiative 134, sauf erreur, au sujet de l'école, et j'en passe et des meilleures. Le Conseil d'Etat n'est donc pas vraiment une référence en cette matière.

Au MCG, l'appréciation que nous en avons faite est qu'effectivement, conformément à l'article 27 de la Constitution suisse, il y aurait un problème d'incompatibilité et de non-respect du droit supérieur. Pour cette raison, le MCG va s'opposer à la recevabilité de cette initiative et, lorsque nous parlerons sur le fond - car je ne doute pas qu'un jour nous allons arriver à débattre sur le fond - nous combattrons avec la dernière énergie l'instauration d'un salaire minimum. En effet, nous ne voulons pas de smicards genevois, à l'image des Français. C'est une véritable catastrophe parce que, lorsqu'il y a un salaire minimum, cela devient la référence, et tout le monde est payé au minimum. Alors si vous voulez continuer, Mesdames et Messieurs les socialistes, qui êtes cette fois rejoints par les Verts - on voit que les alliances se font et se défont dans ce parlement - c'est votre responsabilité ! Vous allez continuer à paupériser la population genevoise avec des salaires de plus en plus bas et une concurrence effrénée qui vient de l'Union européenne, et cela, nous n'en voulons pas. Les conventions collectives sont là pour régler les problèmes dans chaque corporation, et ces conventions ont fait la fierté de la Suisse, qui a un niveau de salaire bien supérieur à celui de l'Europe. En instaurant un salaire minimum, vous allez encore déguiller le peu de pouvoir d'achat que les Genevois ont, et le MCG s'y oppose avec la dernière énergie !

M. Claude Jeanneret (MCG). Je trouve un peu dommage de constater que l'on se base ici, au niveau parlementaire, sur des juges fédéraux pour savoir si une initiative est recevable ou pas. Il me semble que c'est assez grave, parce qu'il y a autant d'avis de droit que de juristes ! Heureusement, je n'en suis pas un, je me contenterai donc d'être un économiste d'entreprise, ce qui est quelque part tout aussi détestable !

Je ne pense pas que, dans une confédération qui a toujours donné la priorité aux contrats et à la convention contractuelle, une réglementation obligatoire d'un salaire vienne servir le travailleur. Je dirai au contraire que cela va le desservir ! On peut citer un petit exemple: si l'on compare une vendeuse et une femme de ménage, la vendeuse est sur un contrat collectif et gagne moins qu'une femme de ménage, ce qui signifie qu'il y a un respect du travail qui existe en Suisse. On a, par l'esprit confédéral, et non pas par l'esprit obligatoire d'une initiative, des salaires plus élevés que partout ailleurs dans le monde parce qu'on a une liberté contractuelle, on a un respect du travail, on a un argent bon marché, on a une économie qui fonctionne, on a des initiateurs d'économie et on a des gens qui travaillent. Le seul danger qui existe chez nous, c'est justement le salaire minimum, parce qu'à ce moment-là on va devenir comme la France, avec un SMIC qui est la référence générale d'un petit salaire. Et que voit-on arriver maintenant ? Des centaines, des milliers d'eurofrontaliers, qui s'engagent à n'importe quel prix chez nous, parce que de toute façon leur salaire sera supérieur au SMIC. Et c'est pour cela qu'avec cette initiative, indépendamment du droit fondamental des juristes, le droit de réglementation entre adultes va disparaître, au point de vue du droit commercial et du droit fondamental de la Suisse, et cela au détriment du travailleur. Par conséquent, nous sommes totalement opposés à entrer en matière sur ce projet.

M. Olivier Sauty (MCG). J'hésitais à prendre la parole, parce qu'on ne sait pas très bien quoi faire. Vous avez pu voir dans le rapport que le commissaire MCG à la législative - en l'occurrence moi-même - a voté oui à la recevabilité. Je ne vais pas changer d'avis aujourd'hui, et je vais vous dire pourquoi. Sur le fond, si cette initiative devait être présentée, le MCG et moi-même nous y opposerions formellement, parce que ce n'est pas au législateur de fixer les salaires minimaux, mais bien aux conventions collectives, qui sont du reste à Genève extrêmement efficaces. Maintenant, ce n'est pas parce que je suis opposé à l'idée que le législateur fixe les salaires que cette initiative en est pour autant irrecevable. Je pense que cette initiative est conforme au droit supérieur et qu'elle doit être présentée au peuple. Toutefois, ce que j'espère, c'est que, si elle est présentée au peuple, elle sera refusée. Voilà mon avis, et je vous invite personnellement à voter oui ce soir.

M. Gilbert Catelain (UDC). Le débat est censé porter sur la recevabilité de cette initiative. L'enjeu ne porte donc que sur un seul point, à savoir la conformité au droit supérieur. C'est un aspect essentiel.

Puisqu'on peut le faire, je relèverai au passage l'exemple d'un canton comme le Jura, qui a accepté ce salaire minimum. De quoi s'aperçoit-on ? Que le Jura est un canton où il y a peu d'emplois - mais où il y en a beaucoup, comme dirait Eric Stauffer, pour les frontaliers. Donc, cela n'a pas été praticable. Finalement, les Jurassiens viennent travailler à Genève, car, s'il n'y a pas de salaire minimum, le revenu y est cependant plus élevé que dans le canton du Jura. Apparemment, ce type de comportement se reproduit chaque fois qu'on prend ce genre d'initiative.

Concernant la recevabilité de cette initiative, je dirai que, au minimum, il y a le doute... Au minimum ! En principe, lorsqu'il y a doute, on s'abstient. Donc, sur le principe, on ne devrait pas voter la recevabilité, mais s'abstenir ou la refuser.

Par rapport à toutes les explications qui nous ont été fournies en commission, notamment quant à l'absence de marge de manoeuvre pour l'Etat de légiférer dans le domaine du droit du travail, et par rapport, aussi, au fait que les représentants des initiants - respectivement des associations de défense des travailleurs - ont exprimé des différences d'appréciation entre revenu minimum et salaire minimum, le peuple ne pourra pas faire la distinction entre revenu et salaire... On ne sait pas exactement ce que nous propose cette initiative. A mon avis, il y a plus que doute. C'est la raison pour laquelle nous ne devons pas voter la recevabilité de cette initiative.

Mme Anne Emery-Torracinta (S), rapporteuse de minorité. Mesdames et Messieurs les députés, il n'y a pas forcément beaucoup de juristes dans ce parlement, mais c'est quand même formidable de voir des gens, qui n'étaient pas en commission et qui ne sont pas juristes, venir donner des leçons de droit ! Quand M. Catelain nous dit que, puisqu'il y a doute, il faut en tout cas dire que ce n'est pas recevable... Monsieur Catelain, si vous lisez la constitution du canton de Genève, vous verrez qu'il faut que ce soit «manifestement non conforme» ! Un doute, ce n'est pas «manifestement non conforme» ! Donc, faites une lecture claire de la constitution.

Quand M. Stauffer nous parle de dumping... Il est complètement à côté de la plaque. En effet, concernant le dumping, il y a un article du code des obligations, le 360a, qui permet au canton d'intervenir dans un cas très particulier: lors de sous-enchères salariales abusives et répétées. On n'est pas dans cette problématique-là, donc ne parlez pas de ce que vous ne connaissez pas, Monsieur le député !

M. Barrillier a évoqué la question des conventions collectives. Je crois, Monsieur le député, que vous avez mal lu, aussi, le texte de l'initiative, puisqu'il stipule très clairement qu'il sera tenu compte des secteurs économiques ainsi que des salaires fixés dans les conventions collectives. Il me semble que c'est clair, il ne s'agit pas de passer par-dessus ce qui existe actuellement.

On nous dit aussi: «Nous ne sommes pas juristes, mais il y a des avis de droit... Ce n'est pas très clair...», etc. Ici, nous avons deux avis de droit: celui du Conseil d'Etat genevois et celui des juristes vaudois. Les deux concluent à la recevabilité ! L'un des deux c'est - sans aucun problème, à mon avis - celui des Vaudois. Cet avis considère qu'il sera peut-être difficile d'instaurer une loi d'application, mais que c'est totalement recevable. Et il y a l'avis du Conseil d'Etat genevois, qui est un peu plus nuancé, qui indique qu'il y a quelques doutes mais que c'est recevable. On dit souvent qu'il y a deux juristes et trois avis. En l'occurrence, on a deux avis qui, quant à la recevabilité, concordent ! Il me semble donc qu'on peut les suivre.

Ce qui est intéressant également, c'est que l'avis de droit vaudois reprend une comparaison avec le domaine du droit du bail. Là aussi, dans le droit du bail, il y a des analogies avec le droit du travail; et à réitérées reprises l'avis de droit vaudois nous indique que «le Tribunal fédéral a reconnu la possibilité pour les cantons de légiférer, malgré la primauté du droit fédéral». Donc, il y a une marge de manoeuvre. Simplement, si l'on est honnête, on reconnaît qu'il n'y a pas eu de situation récente où le Tribunal fédéral a dû se prononcer, c'est pour cela qu'on est un peu dans le flou. C'est pour cela aussi que le flou doit profiter en tout cas aux initiants.

Par ailleurs, Monsieur Jornot... Soyons sérieux. Vous avez évoqué la Corée du Nord... N'exagérons pas ! Vous avez parlé de politique économique. Bien sûr qu'on serait dans une atteinte à la liberté économique, en ayant une politique économique, si véritablement tous les salaires étaient fixés par l'Etat. Mais il n'est pas question de tous les salaires ! Il est question des bas salaires, en essayant de fixer une limite minimale. Là, on est typiquement dans ce que l'on appelle de la police économique. Je ne vous donnerai qu'un exemple: je discutais hier avec une jeune coiffeuse qui venait de changer d'emploi, parce qu'elle était payée - dans un salon genevois - 2700 F net, donc à peu près 3000 F brut, par mois... Jeune coiffeuse diplômée ! Si vous n'appelez pas cela un bas salaire... C'est pratiquement en dessous de ce qu'on a prévu pour les emplois de solidarités, Mesdames et Messieurs les députés ! Alors, là on est bien dans la police économique, parce qu'il s'agit peut-être de faire respecter les conventions collectives ! En l'occurrence, dans la coiffure, elles ne sont plus respectées depuis deux ans.

Pour conclure, je dirai que nous devons admettre que cette initiative est recevable. Et, Mesdames et Messieurs les députés, depuis le début de la législature, chaque fois qu'une initiative vous a déplu sur le fond, chaque fois vous lui avez cherché des poux ! Et vous avez cherché à faire en sorte qu'elle soit déclarée irrecevable. Au bout du compte, je me demande bien de quoi vous avez peur, si ce n'est de la population. C'est comme tout à l'heure: vous préférez les paquets ficelés. Parce que, probablement que si vous étiez clairs dans vos choix, la population le serait aussi ! (Applaudissements.)

M. Edouard Cuendet (L), rapporteur de majorité. Selon la rapporteure de la «moitié minoritaire», il y a deux paroles d'évangile. L'une provient des services juridiques vaudois au sujet d'une initiative vaudoise, elle aussi déposée par l'extrême gauche. Eh bien, peu m'importe que les juristes de la couronne vaudoise se soient prononcés pour la recevabilité de l'initiative vaudoise ! Cet avis n'engage qu'eux-mêmes, et même pas le canton de Vaud, puisqu'il y a des réserves à la conclusion de l'avis de droit. Donc, cela n'engage qu'eux-mêmes, et ces juges vaudois ne sont pas une autorité judiciaire qui donne force de chose jugée à leur avis. Parce que, comme l'a relevé M. Stauffer précédemment, les juristes genevois de la couronne ont par le passé démontré que leurs avis n'étaient pas «incontestables» - pour rester poli - que ce soit dans l'affaire de la fumée passive, dans l'affaire de l'effet suspensif du CEVA, dans l'affaire des muselières, et j'en passe... Donc, n'accordons pas trop d'importance à ces avis de juristes de la couronne, qui sont tout à fait respectables mais qui n'engagent qu'eux-mêmes.

Le Conseil fédéral sert de seconde bouée de sauvetage à la rapporteure «de minorité de moitié», car on se réfère à la constitution jurassienne de 1977 - comme, justement, à une bouée de sauvetage. Eh bien, cette dernière, Mesdames et Messieurs les députés, s'est dégonflée ! Elle s'est dégonflée depuis les plus que trente ans qui se sont écoulés depuis l'adoption de cette constitution, pour la bonne et simple raison qu'entre-temps le droit a évolué ! Il a évolué, dans la mesure où la Confédération a utilisé sa compétence propre pour édicter des lois, à savoir, comme l'a cité la rapporteure de minorité, l'article 360a du code des obligations, qui épuise la compétence de la Confédération en matière de mesures de police et de politique de travail. La marge de manoeuvre des cantons est devenue par cet article 360a CO - qui fait partie des mesures d'accompagnement, qui est postérieur à la constitution jurassienne et qui est de rang supérieur en matière législative - eh bien, cet article 360a CO prédomine et ne laisse plus de marge de manoeuvre aux cantons. Donc, la constitution jurassienne ne nous est ici d'aucune utilité. Et il ne faut pas, comme je l'ai dit, s'y accrocher comme à une bouée de sauvetage, faute d'autres arguments.

Pour conclure, l'incompatibilité avec le droit supérieur est manifeste, et je vous invite à reconnaître et à adopter l'irrecevabilité totale de l'initiative 142.

M. François Longchamp, conseiller d'Etat. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les députés, Nietzsche disait que ce ne sont pas les doutes qui rendent fou mais les certitudes... Dans le cas de cette affaire, le Conseil d'Etat a été effectivement saisi par de grands doutes sur la validité de cette initiative; il l'a été, parce que plusieurs éléments laissent supposer que cette initiative n'est pas conforme au droit supérieur. D'abord, la jurisprudence du Tribunal fédéral en la matière, celle d'un arrêt paru en 1954, laisse supposer que les cantons n'ont pas, comme c'était le cas dans une affaire bâloise, la compétence pour pouvoir instaurer un salaire minimum. La doctrine est à peu près unanimement défavorable à cette idée. La loi fédérale sur les mesures d'accompagnement des premiers accords bilatéraux est probablement un droit supérieur qui rend non conforme la recevabilité de cette initiative. Il y a d'autres éléments dont il faut aussi tenir compte: la constitution jurassienne - qui a reçu, c'est vrai, dans d'autres circonstances, la garantie fédérale - prévoit l'instauration d'un salaire minimum; l'arrêt du TF, on l'a dit, remonte à 1954; et le droit a peut-être évolué depuis... C'est la raison pour laquelle le Conseil d'Etat a considéré que si, peut-être, l'initiative n'était pas conforme au droit supérieur, elle ne l'était en tout cas pas manifestement, précisément en raison de ces différents doutes. (Brouhaha.) Et c'est la raison pour laquelle, en application d'un principe qui vous est connu, le doute doit profiter au peuple, nous avons conclu à l'idée que cette initiative devait être recevable.

J'aimerais ainsi indiquer que nous avons, par contre, la conviction que cette initiative est nuisible: nuisible au partenariat social et nuisible dans le combat que nous devons mener contre la pauvreté, de même que nuisible aux intérêts mêmes des salariés, puisque tous les pays qui ont instauré de manière massive des salaires minimums n'ont vu d'aucune manière le pouvoir d'achat augmenter, bien au contraire. (Brouhaha. Le président agite la cloche.) Et l'exemple du pays voisin, la France, qui l'a instauré à grande échelle, démontre combien un salaire minimum est non seulement néfaste aux intérêts des salariés, mais au partenariat social dans son ensemble.

Cela étant, nous ne devons pas avoir peur du peuple. Vous ne devez pas avoir peur du peuple, ne serait-ce que pour l'honorable raison que c'est lui qui vous a élus et qu'il faut donc lui faire confiance. Ce peuple aura la sagesse, à n'en point douter, de dire tout le mal qu'il pense de cette initiative. Je suis convaincu, avec vous tous, ou avec une bonne partie d'entre vous et avec une bonne partie du monde syndical, que le partenariat vaut mieux qu'une initiative qui, visiblement, ne sera pas applicable - comme, d'ailleurs, ne l'a jamais été la disposition de la constitution jurassienne, qui n'a donné lieu à aucune législation d'exécution. Mais je vous invite, comme la Confédération vient de le faire à propos de l'initiative sur les minarets - qui, probablement, était non conforme à plusieurs engagements de droit supérieur - de donner conclusion au peuple et non pas aux juristes, même si, assurément, le Tribunal fédéral, quelle que soit votre décision de ce soir, aura matière à se prononcer. Il est certain que le Tribunal fédéral sera saisi, et il aura l'occasion de dire si sa jurisprudence de 1954, qui considérait le salaire minimum comme irrecevable, doit être maintenue ou, au contraire, si une évolution du droit laisse une marge de manoeuvre pour rendre cette initiative valide.

C'est dans ces conditions que je vous invite - avec tous les doutes qui permettent, pour reprendre cette citation de Nietzsche, de penser que le Conseil d'Etat ne va pas sombrer dans la folie - à déclarer cette initiative recevable. Et je vous assure que le Conseil d'Etat, d'une seule voix, mettra toute son énergie à la combattre et à défendre, le moment venu, le partenariat social qui fait la force de notre pays.

Le président. Merci, Monsieur le conseiller d'Etat. Mesdames et Messieurs les députés, nous allons nous prononcer sur les différents points de cette initiative.

Mise aux voix, l'unité de la forme de l'initiative 142 est adoptée par 80 oui et 1 abstention.

Mise aux voix, l'unité du genre de l'initiative 142 est adoptée par 80 oui et 1 abstention.

Mise aux voix, l'unité de la matière de l'initiative 142 est adoptée par 77 oui et 4 abstentions.

Mise aux voix, la conformité au droit supérieur de l'initiative 142 est rejetée par 50 non contre 30 oui.

Le président. Nous allons donc voter sur la possibilité d'invalidation partielle... (Exclamations. Commentaires.) S'il vous plaît, les personnes qui se trouvent à la tribune n'ont pas à manifester !

Je répète: nous nous prononçons sur la possibilité d'invalidation partielle ou de scission. (Sifflets et commentaires à la tribune.)

Mise aux voix, l'invalidation partielle de l'initiative 142 est rejetée par 80 non et 1 abstention.

Mise aux voix, l'exécutabilité de l'initiative 142 est adoptée par 42 oui contre 10 non et 29 abstentions.

Mise aux voix, la recevabilité de l'initiative 142 est rejetée par 49 non contre 30 oui.

L'initiative 142 est donc déclarée invalide.

Le Grand Conseil prend acte du rapport du Conseil d'Etat IN 142-A (sur la validité et la prise en considération de l'initiative).

Le Grand Conseil prend acte du rapport de commission IN 142-B.