Séance du lundi 5 décembre 2005 à 17h
56e législature - 1re année - 2e session - 9e séance

Discours du président du Grand Conseil

Le président. Madame la conseillère fédérale, en vous saluant il me plaît de rappeler que vous étiez ici il y a quatre ans, mais comme présidente du Conseil d'Etat genevois. Le temps passe, les fonctions changent, mais vous êtes là: merci.

Monsieur le président, Messieurs les conseillers d'Etat,

Monsieur le procureur général,

Mesdames et Messieurs les députés genevois aux Chambres fédérales,

Monsieur le juge fédéral,

Mesdames et Messieurs les représentants des autorités judiciaires,

Mesdames et Messieurs les représentants des autorités communales,

Madame, Messieurs les anciens conseillers d'Etat,

Mesdames et Messieurs les anciens présidents du Grand Conseil,

Monsieur le chancelier d'Etat,

Mesdames et Messieurs les députés,

Mesdames et Messieurs les représentants des autorités militaires, ecclésiastiques et universitaires,

Mesdames et Messieurs les représentants des organisations internationales,

Mesdames et Messieurs les représentants des autorités diplomatiques et consulaires,

Madame la conseillère d'Etat du canton de Vaud,

Messieurs les représentants des départements de l'Ain et de la Haute-Savoie,

Mesdames et Messieurs,

Chères concitoyennes, chers concitoyens,

Tous les quatre ans, au terme des élections, le Grand Conseil tient séance extraordinaire pour recevoir le serment des conseillers d'Etat. Avant d'y procéder, je voudrais exprimer une fois encore aux membres sortants du Conseil d'Etat, Mme Martine Brunschwig Graf, Mme Micheline Spoerri et M. Carlo Lamprecht, la reconnaissance du parlement et de la République pour leur engagement au service des citoyens et la qualité des liens qu'ils ont entretenus avec le Grand Conseil.

Extraordinaire, notre séance de ce jour l'est à plus d'un titre: sa solennité, puisqu'elle consacre la rencontre exceptionnelle des trois pouvoirs, le législatif, l'exécutif et le judiciaire; son lieu, désigné par la Constitution: le temple de Saint-Pierre, devenant pour l'occasion celui de la laïcité républicaine; son faste - relatif, bien sûr, nous sommes à Genève ! Que soient ici remerciés chaleureusement tous ceux qui, notamment au sein du service du Grand Conseil, de la chancellerie d'Etat, du service du protocole, ont oeuvré pour permettre le bon déroulement de cette cérémonie. Que grâce soit aussi rendue aux artistes pour leur précieux concours: M. François Delor, organiste de la cathédrale, le choeur du Grand-Théâtre, ainsi que l'Orchestre de la Suisse Romande et M. Charles Aznavour.

Extraordinaire, cette séance l'est enfin par son contenu: pendant une heure Genève se tend à elle-même un miroir, façonne un projet ou murmure un voeu.

Après avoir prêté serment, le Conseil d'Etat, par la bouche de son président, prononcera le discours-programme de la législature qui commence. Ses options principales nous seront donc annoncées dans quelques instants. J'imagine que le redressement des finances, la lutte contre le chômage et la construction de logements en feront partie. Ce sont en tout cas trois thèmes qui préoccupent les citoyens et que je souhaite évoquer parce qu'ils sont, au sens chimique du mot, des révélateurs.

Le logement, si difficilement accessible aujourd'hui, est le baromètre de l'économie: quand le bâtiment va, tout va. Or l'économie et le bâtiment vont mieux, beaucoup mieux, partout en Suisse... sauf à Genève. A qui la faute ? Aux autorités ? Aux spéculateurs ? Aux étrangers ? Ce questionnement n'est pas nouveau. Au XVIe siècle, Calvin et les réfugiés français huguenots étaient à peine arrivés que les Genevois protestaient contre cette immigration massive d'étrangers qui doublait la population, provoquait la raréfaction des appartements, la flambée des prix et entraînait la nécessité de rehausser les immeubles. De siècle en siècle, le débat s'est poursuivi, par à-coups, jusqu'au démantèlement des murailles de la ville par James Fazy au XIXe siècle et à la création de nouveaux quartiers vers 1960. Depuis, presque rien, sinon des planifications qui figurent depuis longtemps en première ligne de tous les discours de Saint-Pierre. Pourtant les promoteurs, nous dit-on, sont prêts à investir et à construire. Mais Genève hésite: préserver les acquis ou se développer ? Sacrifier la qualité de vie que procure un environnement agréable ou la sauvegarder au mépris des exigences économiques et sociales ? Dans le doute, nous nous sommes barricadés.

L'assainissement des finances est un autre sujet récurrent. Il y a quarante ans déjà, et il n'a jamais cessé depuis, le Conseil d'Etat s'engageait à ne pas financer les déficits du budget de fonctionnement par la dette. Celle-ci n'a pourtant pas cessé de croître. Comme le budget lui-même qui a doublé depuis 1985. Y a-t-il une vraie volonté politique de s'en prendre à cette funeste pratique de la dépense excessive ? Au risque de contrarier, tour à tour, les amis, les alliés, les associations, les syndicats, la fonction publique, le patronat, les personnes âgées, les jeunes, la classe moyenne et toutes les autres ? Pourtant, nul n'ignore que vivre au-dessus de ses moyens mène à la faillite, au mieux fait supporter cette conséquence fatidique à la prochaine génération. Après nous le déluge, semblent dire les institutions.

Le chômage enfin est plus qu'une préoccupation, c'est un crève-coeur. Entre 1950 et 1990, le plein emploi a été constamment assuré. Puis sont arrivées les remises en question et les restructurations qui traduisent la nécessité de s'adapter à un monde qui va plus vite et que, malgré nos désirs, nous ne pouvons pas freiner. Nous disposons d'un filet social digne d'éloges mais le chômage ne diminue pas, et à Genève il est du double de la moyenne nationale. Douze ans de priorité affichée et effectivement traitée, par la protection sociale et par la promotion économique, sans qu'on voie pour autant le bout du tunnel. Or la recherche vaine d'un emploi est source d'anxiété et de grave découragement pour ceux qui sont touchés. Elle les conduit à douter de leurs capacités, donc d'eux-mêmes; elle les marginalise; elle les déprime; elle pèse aussi comme une fatalité sur le destin des jeunes en formation, dont certains, résignés d'avance, se prévoient chômeurs à vie. Alors que l'avenir doit se rêver, se préparer, se construire avec énergie et enthousiasme.

Sur ces trois sujets majeurs et les autres, tout aussi substantiels, qui seront au centre de l'action politique des quatre années qui viennent, nous devrons prendre nos responsabilités. Les Genevois veulent que le Conseil d'Etat s'engage avec détermination dans son programme et exigent du parlement qu'il fasse preuve de la même fermeté. Ces attentes sont d'autant plus impatientes qu'elles ont été déçues dans le passé. La population nous l'a fait comprendre lors de ces élections. Elle a marqué le désir que les institutions donnent toute leur mesure, dans la collaboration comme dans l'affrontement. Notre système est conçu pour que le Conseil d'Etat soit une force dynamique. C'est à lui qu'appartiennent dans la règle les élans initiaux. La tâche naturelle du parlement consiste plutôt à approuver, rejeter ou amender les projets gouvernementaux. Mais notre Grand Conseil peut prendre lui-même, dans les domaines qui sont les siens, par exemple à l'occasion du budget, et au risque de déplaire, les mesures qu'il juge indispensables, même contre l'avis du Conseil d'Etat. C'est aussi à cela que sert la séparation des pouvoirs.

Telle qu'elle est formulée par Montesquieu dans L'esprit des lois, publié d'ailleurs pour la première fois ici même à Genève en 1748, cette séparation des pouvoirs postule à la fois l'indépendance et l'intelligence: indépendance puisque chacun des organes de l'Etat a des responsabilités spécifiques qu'il convient de respecter scrupuleusement pour se préserver de l'absolutisme; intelligence, car la séparation ne les empêche évidemment ni de réfléchir ni de collaborer.

Formulons ici le souhait que le Conseil d'Etat et le Grand Conseil oeuvrent ensemble, intelligemment et en bonne intelligence, en faveur de l'intérêt public et qu'ensemble ils parviennent à convaincre les citoyens de la pertinence et de la nécessité des sacrifices inévitables.

La démocratie directe comporte en effet des devoirs pour chacun d'entre nous. Il ne suffit pas, pour qu'un projet aboutisse, qu'il ait l'aval du gouvernement et du parlement. Il faut encore que le peuple en soit également persuadé, sans quoi il y fait obstacle par la voie du référendum. Cela suppose que les Genevois partagent avec leurs autorités une volonté commune cohérente.

J'ai dit il y un instant que les thèmes des finances, du logement et du chômage étaient des révélateurs. Voici pourquoi: la manière dont nous abordons l'assainissement des finances révèle notre capacité de vouloir; le traitement de la question du logement, notre aptitude à prévoir; les remèdes que nous préconisons pour le chômage, notre sens des responsabilités individuelles et collectives. A l'éclairage de ces trois sujets, nous voyons bien que notre volonté, notre lucidité et notre sens des responsabilités sont faibles. Parce que nous sommes tenaillés par le doute, nous prévoyons des lendemains qui ne chantent plus et nous désenchantent. Pour la première fois depuis des décennies nous avons l'impression que le sort de la génération qui monte sera moins bon que le nôtre. Cela nous culpabilise, peut-être à juste titre, nous qui avons eu le pain blanc. Mais cela nous paralyse aussi.

De l'autosatisfaction, nous sommes passés sans transition au mécontentement de soi, et de l'ennui nous passons à la peur, si dangereuse pour la démocratie.

Je tiens cependant à garder le sens des proportions. Comparons nos difficultés à celles que d'autres vivent. Catastrophes naturelles à répétition, lourdes en pertes humaines et matérielles, aux Amériques, en Asie, au Moyen-Orient; guerres civiles en Afrique et même en Europe; dictatures dans la majorité des Etats de la planète; fondamentalisme, terrorisme et contre-terrorisme; pandémies; sans oublier le chômage, autrement massif que le nôtre, dans des Etats pourtant voisins; migrations politiques et économiques, intégration ratée et violences urbaines. Ces malheurs nous ont largement épargnés.

Ce n'est pas entièrement dû au hasard, même si les bonnes fées du climat tempéré dont nous bénéficions y ont une grande place. C'est aussi le fruit de deux vertus, le goût du travail bien fait et celui de la liberté, que Genève a longtemps pratiquées avec bonheur mais qu'elle dédaigne un peu ces temps-ci. Le goût du travail bien fait remonte au moins à la Réforme, qui depuis 1536 promeut l'effort, le succès dans l'ascèse, de même que la curiosité intellectuelle, moteur de la science et de la philosophie.

C'est ainsi que nos prédécesseurs ont publié Voltaire et Montesquieu, pratiqué avec inventivité l'industrie et la finance, érigé le quant-à-soi au rang des beaux-arts, l'hospitalité, l'arbitrage et le droit humanitaire aux degrés les plus élevés de la diplomatie, et la recherche et l'éducation en valeurs fondamentales. Sans cette quête de l'excellence et cette ouverture d'esprit, sans le respect de la pensée et des moeurs d'autrui, Genève ne serait pas devenue une ville prospère et rayonnante, promotrice du dialogue et capitale des Droits de l'Homme.

C'est de tout cela que nous sommes les héritiers. Nous en sommes redevables à ceux qui l'ont rendu possible. Et nous en sommes comptables envers nos descendants à qui nous voulons laisser un héritage dont nous soyons fiers, riche des ressources de la communauté et de la possibilité pour chacun de ses membres de se construire un avenir.

Quant à la liberté, contrairement à une opinion aujourd'hui trop souvent répandue, elle n'est pas un dû: elle est une conquête. La liberté politique que nous célébrons aujourd'hui a été conquise au prix de mille efforts, mille sacrifices, arrachée inlassablement aux tentations récurrentes de l'aliénation. On perd la liberté sous la botte du tyran qui s'impose par la force. On la perd aussi quand un endettement excessif nous rend dépendants de la bonne volonté des autres ou quand la recherche trop prolongée d'un emploi nous prive de la capacité de nous projeter dignement dans l'avenir. On la perd encore quand on abandonne l'esprit critique et l'aptitude à rêver. On la perd enfin quand on se décourage face à l'adversité. Volonté, lucidité, sens des responsabilités, voilà un projet pour Genève. Un voeu que les Genevois puissent murmurer d'abord puis proclamer.

Mesdames et Messieurs, pour les deux forces qui constituent notre monde politique, le Conseil d'Etat et le Grand Conseil, mais aussi pour tous les citoyens de Genève, le temps de l'imagination, du travail et d'un peu de courage est venu. Je suis convaincu que nous allons à présent relever ce défi, parce que nous savons bien au fond de nous-mêmes - nous savons bien, n'est-ce pas ? - que le temps de l'effort et de l'action est aussi celui de l'espoir et de la liberté.

(A la fin du discours du président du Grand Conseil, le choeur du Grand Théâtre et l'Orchestre de la Suisse Romande interprètent le choeur des Hébreux, extrait de l'opéra Nabucco de Giuseppe Verdi.)