Séance du
vendredi 19 décembre 2003 à
17h15
55e
législature -
3e
année -
3e
session -
15e
séance
IU 1523
M. Charles Beer, conseiller d'Etat. Les questions que vous posez, Monsieur Barrillier, dans le cadre de votre interpellation urgente dépassent, en réalité, le cadre de l'Ecole de culture générale. Elles concernent l'enseignement postobligatoire et, également, le cycle d'orientation - comme vous l'aviez vous-même évoqué.
Ces questions sont, du reste, valables pour nombre d'autres disciplines. Je pense à l'histoire, à la géographie, à l'enseignement des langues vivantes ou mortes.
Le choix des textes revêt forcément une importance pédagogique centrale dans l'enseignement, et je profite de cette interpellation urgente pour faire le point sur le fonctionnement de ce choix et sur l'autonomie pédagogique, régulièrement évoqués.
Premier point. Le tout s'inscrit dans des objectifs d'apprentissage et dans des plans d'étude, dont le cadre est fixé par la loi sur l'instruction publique, et, d'une manière générale, tout texte ou tout enseignement doit s'inscrire à la fois dans la recherche de ces objectifs d'apprentissage et dans le respect des plans d'étude. C'est dire qu'il n'y a pas de texte isolé qui serait pris au hasard, uniquement pour le plaisir de la lecture.
Deuxième point. Il y a une logique dans l'enseignement selon laquelle plus les enfants auxquels les textes s'adressent sont âgés plus l'autonomie laissée respectivement aux enseignants et aux maîtres devient évidente. Il va de soi que le choix des textes pour les enfants de l'école primaire est beaucoup plus restrictif que pour les jeunes du postobligatoire, qui sont en moyenne âgés de 15 à 20 ans.
Troisième point important. Comment les choses se passent-elles réellement, par rapport à votre question sur la liberté de choix, à la fois pour le cycle d'orientation et pour le postobligatoire ? On peut dire la chose suivante: d'abord, les enseignants ne choisissent pas tel ou tel livre individuellement. Non, ils choisissent ensemble, par groupe de disciplines, un certain nombre d'ouvrages qui sont consignés dans une liste, liste qui sert de cadre aux enseignants des diverses disciplines pour articuler leur enseignement et dans laquelle ils effectuent leur choix.
J'ajoute qu'un enseignant se doit de choisir un ouvrage qui s'inscrit dans une thématique, en fonction du contenu du livre et de son ouverture littéraire, et ce, dans le souci du respect des objectifs d'apprentissage. Je me permets de le rappeler une fois de plus.
Ces choix s'effectuent en présence d'un membre de la direction de l'établissement: de façon centralisée pour le cycle d'orientation et établissement par établissement pour le postobligatoire.
L'autonomie est donc un peu plus grande pour cette deuxième catégorie d'établissements.
En ce qui concerne «Le Grand Cahier» - puisque votre question porte sur cet ouvrage - je vous indique tout d'abord que ce livre figurait bel et bien dans la liste des ouvrages référencés, choisis par l'ensemble des enseignants. L'enseignante n'a donc commis aucune faute à ce niveau-là. C'est une chose importante que je tenais à dire.
Autre élément important: ce choix s'est effectué dans une thématique de la violence, car l'ouvrage en question décrit, certes de façon crue, un univers de violence dans un contexte de guerre. C'est dans cette perspective qu'il faut apprécier ce choix.
Pour ce qui est du livre lui-même, j'ajoute qu'il est recommandé par l'Education nationale en France, pour les mêmes tranches d'âge. Cela n'est pas forcément une référence, mais c'est pour vous dire que Genève ne se distingue en rien, pratiquement, de l'ensemble des pays francophones. Il faut même relever qu'il est traduit dans plusieurs langues - vous devez le savoir - et qu'il est régulièrement choisi dans de nombreux pays dans le cadre de l'enseignement postobligatoire, et nous ne faisons pas exception.
A titre anecdotique, je vous informe que «Le Grand cahier» a été primé. Il a reçu le prix du Livre Inter, en 1992, distinction décernée par des auditeurs et des auditrices.
Ce livre n'est donc pas récent et il est connu. Mais, tout à coup, une mère d'élève s'en est émue, ce que l'on peut comprendre si elle n'en a lu que quelques passages, d'autant qu'elle n'a pas eu accès à tout l'enseignement prodigué par l'enseignant autour de ce livre. Car ce livre n'a pas été remis à l'élève sans préparation.
Monsieur Barrillier, je vous remercie d'avoir abordé ce problème, parce qu'il sous-tend la question des limites. Peut-on, oui ou non, enseigner n'importe quoi, n'importe comment ? Non, évidemment !
Mais à quoi doit-on se référer en guise de garde-fous ? Faut-il établir une liste des ouvrages qui devraient être censurés: est-ce le rôle de la hiérarchie, du chef du département, d'une commission parlementaire, d'une autorité politique quelconque ? Poser la question, pour nous qui vivons dans un régime démocratique, c'est y répondre, et c'est y répondre négativement.
Il faut donc qu'un contrôle soit exercé et qu'il le soit d'abord par les pairs, c'est-à-dire par les enseignants qui ont une certaine liberté et autonomie et à qui l'autorité fait confiance. Mais les directions des établissements exercent aussi un contrôle sur les différents groupes de travail qui effectuent ce choix.
En ce qui me concerne, je préfère cette démarche à toute dérive politique qui consisterait, au fond, à trier dans les oeuvres d'art. Qui conduirait peut-être demain à interdire Boris Vian, trop cru, sans doute, dans «L'Arrache-Coeur», ou d'autres auteurs contemporains. Pourquoi pas André Gide, dont tout le monde sait qu'un certain nombre de ses penchants, largement décrits dans ses livres, pourraient constituer une apologie de choses largement condamnables ? Et pourquoi pas, également, interdire «Madame Bovary» ?
Par ces propos, je ne veux pas tourner votre question en ridicule, Monsieur Barrillier, je veux simplement évoquer la question des limites, d'une autorité politique appliquant la censure: ce qui me semble être la pire des choses.
Je vous remercie encore d'avoir posé cette question.
Cette interpellation urgente est close.