Séance du vendredi 31 mai 2002 à 17h
55e législature - 1re année - 8e session - 41e séance

Discours du procureur général

(Une huissière du Palais de justice accompagne le procureur général au micro et se tient à côté de lui pendant l'allocution.)

M. Daniel Zappelli, procureur général.

Madame la présidente du Conseil national,

Monsieur le président du Grand Conseil,

Madame la présidente du Conseil d'Etat,

Mesdames et Messieurs les présidents des Juridictions,

Mesdames et Messieurs les représentants des Autorités judiciaires,

Mesdames et Messieurs les conseillers d'Etat,

Madame et Messieurs les députés genevois aux Chambres fédérales,

Messieurs les juges fédéraux,

Monsieur le maire de Genève,

Monsieur le chancelier d'Etat,

Mesdames et Messieurs les députés,

Mesdames et Messieurs les représentants des autorités fédérales et communales,

Mesdames et Messieurs les représentants des autorités militaires, ecclésiastiques et universitaires,

Mesdames et Messieurs les représentants des corps diplomatique et consulaire,

Mesdames et Messieurs,

Chères concitoyennes, chers concitoyens,

Les élections de ce 21 avril ont consacré une victoire, celle du pouvoir judiciaire. Par une participation hors du commun, les citoyens ont donné au pouvoir judiciaire une légitimité qu'il n'avait jamais connue. Les citoyens ont exprimé l'importance qu'ils accordent à la Justice. Ils ont démontré qu'ils considèrent celle-ci comme un pouvoir à part entière.

Il est aujourd'hui de la responsabilité de l'Etat d'entendre la voix du corps électoral. Il est usuel de dire que la Justice est un pouvoir, mais elle ne pourra jamais être un pouvoir autre que théorique si on ne lui donne pas les moyens de remplir efficacement sa mission.

Il y a plus de trois siècles, Blaise Pascal nous disait : «La Justice sans la force est impuissante : la force sans la justice est tyrannique. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force; et pour cela faire que ce qui est juste soit fort, et que ce qui est fort soit juste.»

Plus récemment, il y a douze ans, à l'occasion de la prestation de serment du pouvoir judiciaire, le président du Grand Conseil relevait dans son allocution que l'indépendance du pouvoir judiciaire n'était pas à elle seule suffisante. Il affirmait que la justice devait aussi être forte et disposer des moyens adéquats pour trancher rapidement les petits délits comme pour poursuivre sans faiblir les infractions les plus graves.

Il faut admettre que des progrès ont été accomplis dans ce domaine. Le nombre de magistrats et de collaborateurs a connu une légère augmentation. Dans le domaine pénal, les juges d'instruction ont été dotés d'une cellule destinée à gérer les affaires complexes. Le Palais s'est informatisé. Surtout, le Palais de justice a acquis son autonomie en matière budgétaire.

Encore faut-il que l'enveloppe confiée à la Justice garantisse cette autonomie.

Les efforts entrepris en la matière, tout louables qu'ils soient, demeurent clairement insuffisants.

Il y a douze ans, le budget de la justice représentait environ 1% du budget de l'Etat. Il est actuellement de 1,1% !

La première tâche à laquelle j'entends m'atteler, dès cette année, est celle d'obtenir du pouvoir législatif, avec l'appui du Conseil d'Etat, que la Justice genevoise dispose de moyens supplémentaires.

On ne peut, en effet, nous demander de répondre aux défis de l'époque moderne avec les moyens de jadis. Il est, Mesdames et Messieurs, du devoir du procureur général de souligner que le budget de la Justice genevoise doit augmenter sans délai et de manière significative.

Il ne viendrait à l'idée de personne d'imposer aux entreprises de ce canton de construire une autoroute de contournement au prix d'un chemin de campagne, avec trois pelles mécaniques et quelques pioches. Or c'est exactement le paradoxe auquel le pouvoir judiciaire est confronté en ce troisième millénaire : dans tous les domaines de la vie sociale, l'attente de justice s'accroît. Nous ne demandons pas mieux que de répondre à cette attente, mais il faut que l'on nous y aide. Il n'y a aujourd'hui de secteur de l'activité judiciaire qui ne voie la demande du justiciable augmenter. Cela pose le problème aigu de la politique criminelle qu'il m'appartient de définir. En effet, la seule politique criminelle qui existe à mes yeux est le respect du serment que je viens de prêter, qui nous oblige à poursuivre sans relâche, mais avec discernement et humanité, les auteurs d'infractions dans tous les domaines du droit pénal, sans aucune distinction de personnes ou de genres.

L'insécurité physique et matérielle n'est pas qu'un argument de campagne; c'est une réalité. Les crimes et délits commis avec violence, même dans le domaine conjugal, les viols, les actes pédophiles, les infractions à caractère sexuel, les agressions et les cambriolages ont connu un accroissement inquiétant. Le trafic de drogues dures n'a pas été éradiqué. Ce que l'on a coutume d'édulcorer sous le terme d'incivilités devient monnaie courante.

L'Etat a pour mission d'assurer l'ordre public. J'assumerai cette mission sans compromis.

La criminalité économique dans notre République et Canton est toute aussi importante. Elle ne connaît ni répit ni diminution, malgré le nouvel engagement de la Confédération, notamment dans les domaines du crime organisé, de la corruption et du blanchiment à caractère international ou intercantonal.

Je rappelle que la criminalité économique comprend également les escroqueries, les abus de confiance et les gestions déloyales, pour ne citer que ces infractions, qui génèrent tant de drames et de victimes.

J'entends continuer de combattre ce type de criminalité, sous toutes ses formes. La réputation de la place financière de Genève et la santé économique de notre Canton en dépendent. Or, de l'aveu même de mon prédécesseur, le Parquet genevois a aujourd'hui atteint, voire dépassé, la limite extrême de sa capacité. Pour traiter 18'000 procédures pénales par an, le Ministère public ne dispose que de neuf magistrats.

La situation est encore pire s'agissant de la délinquance juvénile. En six ans, l'augmentation massive du nombre d'infractions graves commises par des mineurs a contraint le Tribunal de la jeunesse - qui ne comprend que deux juges - à multiplier par quatre les privations de liberté des mineurs.

A mon sens, il est impératif de disposer de lieux supplémentaires de détention pour mineurs. Il faut éviter, comme c'est malheureusement trop souvent le cas aujourd'hui, que ceux-ci ne soient placés dans des lieux de détention pour adultes et ne soient privés d'un encadrement adéquat.

J'attire votre attention sur le fait que la Justice n'est pas que pénale.

La justice civile, en sus des litiges classiques, est confrontée à des conflits familiaux dont le traitement est de plus en plus long et délicat, notamment en raison de la nécessité dans certaines circonstances d'entendre les enfants.

Force est de constater que le contentieux administratif, qui n'existait pratiquement pas il y a trente ans, est devenu aujourd'hui essentiel pour le bon fonctionnement de notre société. L'accroissement des compétences du Tribunal administratif, notamment dans les domaines des assurances sociales, du droit fiscal, de la protection de l'environnement et du droit de la construction, a pour conséquence naturelle l'augmentation des dossiers devant être traités.

Ces constats, qui ne sont que des exemples parmi d'autres, m'amènent aux conclusions suivantes :

Pour que la Justice puisse être rendue de manière sereine et efficace, pour qu'elle puisse répondre à l'évolution de notre société, pour qu'elle puisse être comprise par les justiciables, pour qu'elle devienne réellement indépendante, le nombre de magistrats et de collaborateurs doit être augmenté rapidement, dans une mesure suffisante, et leur statut doit être valorisé. Des locaux supplémentaires devront être attribués.

L'honorable auditoire auquel je m'adresse pourrait considérer que je suis en train de plaider. Ceux qui le pensent ont raison. Je plaide pour une justice qui mérite son nom et son rang. Je plaide surtout pour que la Genève traditionnelle, internationale et multiculturelle préserve sa réputation.

Avant de conclure, je souhaite m'adresser à deux honorables corps de métier, les représentants du Barreau et ceux des médias.

Ne parler que des magistrats et des collaborateurs du pouvoir judiciaire serait oublier les autres acteurs de la justice, je veux parler des avocats. Que ceux-ci sachent qu'ils sont à mes yeux des auxiliaires nécessaires au bon fonctionnement de la Justice. Il nous appartient dès lors de faire en sorte que les avocats, qui eux aussi doivent prêter serment, puissent remplir leur mission avec efficacité et dignité.

Les médias ont pour mission de rendre publics des faits que fréquemment les magistrats ont pour devoir de tenir secrets, ne serait-ce que pour préserver la présomption d'innocence. Ces devoirs contradictoires ont souvent conduit à une méfiance réciproque. Toutefois, de nos jours, justice et médias ne peuvent s'ignorer. Ils doivent comprendre leurs impératifs respectifs. J'entends dès lors être ouvert à un dialogue loyal.

Je tiens à rendre hommage et à remercier M. Bernard Annen, président du Grand Conseil, qui a permis que se tienne cette magnifique cérémonie en ces lieux Saints.

Je suis heureux de pouvoir exercer cette fonction et de succéder à mes éminents prédécesseurs. Je pense notamment à M. Bernard Bertossa, à M. Bernard Corboz, à M. Raymond Foex, à M. Jean Eger et M. Charles Cornu pour ne citer que ces personnalités.

Permettez-moi de conclure par les mots de celui qui a été le maître incontesté de l'art oratoire, Démosthène :

« Quand une seule victime ne peut obtenir justice, chacun doit s'attendre à être le premier à subir ensuite ces outrages. »

Je vous remercie.

(Le choeur de l'Université interprète l'Ave verum d'Edward Elgar.)