Séance du vendredi 11 mai 2001 à 17h
54e législature - 4e année - 8e session - 22e séance

IUE 14
14. Réponse du Conseil d'Etat à l'interpellation urgente écrite de M. Gilles Godinat : Qu'en est-il de la conservation des archives publiques ? ( )IUE14

Question de M. Gilles Godinat

Dans sa séance du 1er décembre 2000, notre Grand Conseil a examiné le rapport de la Commission des affaires communales, régionales et internationales chargée d'étudier le projet de loi du Conseil d'Etat sur les archives publiques (B 2 15) (PL 8182-A). Le rapporteur, M. Bernard Lescaze, nous a éclairé sur les questions épineuses traitées en commission. La nouvelle loi visant à pallier certaines lacunes de l'ancienne loi de 1925 a été adoptée sans problème.

Dans sa séance du 6 avril 2001, ce même Grand Conseil a voté le projet de financement d'un film consacré au passage de la frontière à Genève durant la Seconde Guerre mondiale (PL 8455-A) après un large débat.

La question des archives publiques, de leur conservation et de l'accès à celles-ci ont été l'objet de préoccupations importantes suite à l'affaires des fiches fédérales, collectées par les services de police.

Suite à plusieurs interventions de l'AdG sur ce sujet, je me permets d'insister avec les questions suivantes :

Pourquoi le Conseil d'Etat ne fait-il pas respecter la loi sur les archives publiques dans le cas des documents produits par la police et, plus particulièrement, par son service politique ?

En réponse à notre interpellation du 18 septembre 1997, le Conseil d'Etat nous a affirmé, le 4 décembre de la même année, qu'il avait décidé, en date du 27 janvier 1993 : "Les dossiers relatifs à la protection de l'Etat, actuellement archivés à l'Hôtel de police, sont transférés aux Archives d'Etat. ... Les autres dossiers élaborés par la police dans la cadre de la protection de l'Etat sont transmis, une fois par année, aux Archives d'Etat, au décès des intéressés, pour autant que les opérations d'enquête soient terminées" (MGC 1997, p. 9635). Or il résulte, des dépositions faites devant la commission chargée d'étudier le projet de loi du Conseil d'Etat sur les archives publiques ainsi que des renseignements fournis par une étude parue dans le dernier volume de la revue "Etudes et Sources" (no 26, 2000, note p. 240-241), publiée par les Archives fédérales, que, si le versement du 9 décembre 1994, mentionné par le Conseil d'Etat, a bien eu lieu, il n'a été suivi d'aucun autre. Pour quelles raisons les six versements annuels prévus n'ont-ils pas été effectués ?

Le Conseil d'Etat sait-il que "les dossiers relatifs à la protection de l'Etat archivés à l'Hôtel de police" en 1993 qu'il déclare avoir versés aux Archives d'Etat ne représentent que deux mètres linéaires ? Nous n'avons jamais disposé de chiffres précis, mais, des déclarations volontairement incomplètes du conseiller d'Etat Ziegler devant cette assemblée, en 1990, on peut retenir les données suivantes: 10 000 dossiers politiques dans les années 1930; le chiffre record de 160 000 fiches dans les années 1960. Bien sûr, cela ne signifie pas autant de dossiers (plusieurs fiches peuvent renvoyer au même dossier et, à l'inverse, une fiche peut se rapporter à plusieurs dossiers), néanmoins le nombre de ceux-ci devait être de plusieurs dizaine de milliers puisqu'après le passage à l'informatique, la destruction des fiches manuelles et probablement celle d'un bon nombre de dossiers, on disposait encore d'un index informatisé de quelque 40 000 noms (MGC 1990. p. 768). Comment le Conseil d'Etat explique-t-il cette effarante disproportion entre les fonds de la police politique tels qu'ils ont existé et les deux misérables mètres linéaires versés aux Archives d'Etat ? Pourquoi, à aucun moment, la loi sur les archives publiques n'a-t-elle été appliquée et pourquoi n'a-t-on pas demandé, avant les destructions, l'avis des Archives d'Etat ?

Prenons le cas concret de dossiers dont l'existence est connue parce qu'ils avaient été consultés par des historiens dans les locaux mêmes de la police: le Conseil d'Etat peut-il nous dire ce que sont devenus: le carton consacré à la Grève générale de 1918 (consulté en 1976 ou 1977, grâce à une autorisation de M. Guy Fontanet); les six gros classeurs fédéraux relatifs à la répression consécutive aux événements du 9 novembre 1932 (consultés grâce à M. Walpen, chef de la police, et M. Eymann, chef de section, antérieurement à 1992) ?

Le Conseil d'Etat sait-il que, en contradiction avec la loi sur les archives publiques, art.5, § 2: "L'inventaire des documents versés est consultable dès le versement effectué", l'archiviste d'Etat a refusé à un chercheur, en avril 2000, la consultation de l'inventaire du versement de 1994 ?

Sait-il que la lettre de versement de M. Laurent Walpen, alors chef de la police, du 2 décembre 1994, entend empêcher toute consultation de ce fonds jusqu'au 10 décembre 2029, "en raison de la nature particulière de ces documents" ? Et ce en vertu d'un article 7, alinéa 2, d'un arrêté fédéral non précis, si ce n'est qu'il serait "de portée générale relatif à la consultation des documents du Ministère Public de la Confédération" (aucun arrêté fédéral d'ailleurs ne correspond aux stipulations énoncées par M. Walpen). Le Conseil d'Etat estime-t-il normal qu'un chef de la police se permette ainsi de soustraire des documents dont il avait la garde à l'effet de la loi sur les archives publiques ?

Du versement de 1994, deux dossiers sont tout de même connus, grâce à l'archiviste cantonale: le premier concerne Luccheni, qui assassina l'impératrice d'Autriche en 1898 et mourut lui-même en 1910; le second est consacré aux manifestations en faveur de Sacco et Vanzetti en 1927. Aucun des deux n'a été élaboré sur mandat du Ministère Public de la Confédération, même si des pièces ou une synthèse de celles-ci lui en ont été communiquées. En aucun cas ils ne pouvaient donc tomber sous le coup des arrêtés fédéraux sur la consultation des documents du Ministère Public de la Confédération, arrêtés qui, d'ailleurs, ne concernaient que la période la plus récente et non les années antérieures à la seconde guerre mondiale, dont les documents, au niveau fédéral, avaient été versés et sont depuis longtemps consultables aux Archives fédérales, contrairement à ce qui se passe à Genève. Le Conseil d'Etat entend-il maintenir les instructions de M. Walpen et se donner le ridicule d'interdire jusqu'au 10 décembre 2029 la consultation de ces deux dossiers, ainsi que de ceux qui sont antérieurs à 1941 et qui figurent dans ce maigre versement de 1994 ? Est-il d'avis que les décisions d'un chef de la police et d'une archiviste d'Etat sont supérieures aux dispositions de la loi sur les archives publiques en ce qui concerne l'accès à ces documents ?

Il semble d'ailleurs régner de singulières idées, en matière d'archives, à la tête de la police. Nous lisons en effet, dans le rapport de la commission chargée d'étudier le projet de loi sur les archives publiques (MGC 2000, p. 10 422), que M. Raphaël Rebord, chef de la police, "estime nécessaire de faire la distinction entre les dossiers qui relèvent du droit commun, et ceux qui relèvent de la protection de l'Etat, lesquels sont régis par le droit fédéral". Ne serait-il pas opportun que le Conseil d'Etat rappelle à son chef de la police l'art. 4-2 de la loi fédérale sur l'archivage du 26 juin 1998 (RS 152.1): "L'archivage des documents résultant de tâches effectuées par les cantons pour le compte de la Confédération est de la compétence de ceux-ci, pour autant qu'aucune loi fédérale n'en dispose autrement", ce qui, à notre connaissance, n'est pas le cas ?

Récemment, utilisant le fonds de l'arrondissement territorial de Genève, les Archives d'Etat ont publié un ouvrage intitulé "Les réfugiés civils et la frontière genevoise durant la deuxième guerre mondiale" et organisé une table ronde: "Passage de la frontière durant la Seconde Guerre mondiale". Au cours de cette réunion, le représentant des Archives a publiquement déclaré que celles-ci ne détenaient aucun dossier de police de la période. Pourtant, et cela a aussi été souligné à la même réunion, de tels documents seraient des plus utiles à la compréhension des événements et de l'époque (séjours illégaux de réfugiés; activités clandestines; soutien apporté par des Genevois aux résistants, etc.). Dans son avant-propos au volume, M. le conseiller d'Etat Robert Cramer, après avoir indiqué que le travail déjà effectué "constitue le préalable aux recherches historiques nécessaires", conclut: "Il nous incombe désormais d'assumer ce devoir de mémoire". Le Conseil d'Etat ne pense-t-il pas que, pour assumer ce devoir, il lui incombe de mettre à la disposition des chercheurs en les versant aux Archives d'Etat l'ensemble des documents produits durant la Seconde Guerre mondiale, dont tout particulièrement ceux de la police ?

Le Conseil d'Etat peut-il nous dire si, au cours ou à la suite des débats du Grand Conseil en 1990 et 1992 au sujet des fiches et dossiers de police, dont la presse s'était fait l'écho, les Archives d'Etat ont, de 1990 à maintenant, demandé à se rendre dans les locaux abritant les archives de la police pour y contrôler leur état de conservation et de classement, et, si non, pour quelles raisons ?

Dans le canton de Vaud, en 1957, le Conseil d'Etat a chargé le professeur Lasserre d'élaborer un rapport sur "la politique vaudoise envers les réfugiés victimes du nazisme, 1933 à 1945", publié en 2000. Le mandat précisait: "L'étude devra aussi tenter d'élucider les circonstances dans lesquelles est intervenue l'épuration des archives de la police des étrangers de l'époque". Une grande partie de celles-ci a en effet disparu. Au vu des résultats de la recherche sur ce point, achevée, en 1998, le Conseil d'Etat vaudois chargea un juge de déterminer s'il y avait matière à poursuites contre les responsables de ces destructions illégales. La date ancienne des actes délictueux fit renoncer à leur donner une suite judiciaire, mais le juge a également relevé la responsabilité des Archives cantonales vaudoises de l'époque qui, par leur passivité, ont facilité les destructions. Le Conseil d'Etat de Genève n'estime-t-il pas que la direction de nos Archives d'Etat porte aussi une part de responsabilité dans le non versement, l'épuration sans contrôle et l'anéantissement de documents relatifs à la surveillance politique ?

En 1990, devant cette assemblée, le député Robert Cramer évoquait la façon dont l'initiative des citoyens de la DDR avait réussi à sauver de la destruction la majeure partie des archives de la STASI. Il ajoutait, amèrement ironique: "A Genève, pas de problème, on peut détruire des dizaines de milliers de fiches, dans des conditions dont on ignore tout, parce que l'on n'a jamais été consulté! Le Département de Justice et Police peut ainsi ordonner la destruction de très nombreuses fiches, sans aucun contrôle, ce que le régime totalitaire est-allemand n'a pas réussi"(MGC 1990, p. 744). Et, en 1992, il évoquait encore le légitime désir qu'auront peut-être nos petits-enfants de "savoir quelle a été l'ambiance de cette période" des années 1950-1960 (MGC 1992, p. 328). On pourrait ajouter que les hommes d'aujourd'hui souhaiteraient aussi connaître, de la même manière, les années 1920, 1930, celles de la dernière guerre..., pour ne pas parler d'époques plus lointaines. Le Conseil d'Etat n'est-il pas de cet avis ? Ne pense-t-il pas que, pour faciliter la tâche des historiens, il devrait, tant qu'il en est encore temps, faire procéder à une sérieuse enquête afin d'élaborer un rapport sur les archives de la police, établissant exactement ce qui a existé, ce qui a été détruit et à quelle date, ainsi que ce qui subsiste ? Et cela avec les précisions nécessaires: mètres linéaires, nombre de dossiers, nature de ceux-ci (dossiers relatifs à des événements, à des grèves, des manifestations, des organisations, des groupes ethniques...; dossiers personnels, etc.) ?

Réponse du Conseil d'Etat

M. Robert Cramer. L'article 162 B de la loi portant règlement du Grand Conseil prévoit que l'on peut interpeller le Conseil d'Etat en la forme écrite et que l'interpellation est rédigée d'une manière concise... En l'occurrence, il s'agit d'une interpellation qui se développe sur plus de cinq pages et, pour ne pas lasser votre patience, Mesdames et Messieurs les députés, je me permettrai de remettre une note complète à mon interpellateur et de borner la réponse que je ferai ici à quelques considérations plus générales, s'agissant des rapports entre les archives de façon générale et les archives toutes particulières que sont les archives de la police.

C'est une problématique extrêmement délicate, dans la mesure où elle fait apparaître un double conflit. Le premier conflit est celui entre le respect de la sphère privée - qui voudrait que l'on ne dévoile pas largement ce qui relève des renseignements de police - et l'intérêt de la recherche historique qui voudrait que l'on conserve ces renseignements. Donc, le respect de la sphère privée plaide pour la destruction des renseignements de police qui ne sont plus utiles à l'enquête policière. L'intérêt historique, lui, plaide pour la conservation de ces renseignements.

Et puis, concernant l'intérêt de la recherche historique, on peut discerner à nouveau un conflit entre l'intérêt à la préservation des documents et l'intérêt des historiens à la prise de connaissance des documents. Il est évident que, si l'on veut privilégier les historiens et faire en sorte qu'ils puissent avoir accès rapidement aux documents, on court le risque que la police de son côté, pour protéger ses sources, ne détruise des documents, et que cet intérêt des historiens d'en prendre connaissance rapidement ait pour conséquence malheureuse leur destruction!

Ce sont des problèmes compliqués, délicats, à tel point que les archivistes et les historiens qui nous avaient assistés lorsque nous avons préparé la loi sur les archives, et la commission du Grand Conseil qui a étudié cette loi, ont estimé qu'il ne fallait pas aborder ces questions dans le cadre de la nouvelle loi et qu'il fallait renvoyer cette réflexion à une phase ultérieure.

Il m'apparaît que ce moment est venu et la question que pose M. Godinat le confirme. Cette réflexion peut dès lors avoir lieu et je crois qu'il serait heureux que le Grand Conseil, de façon à donner le coup d'envoi, rédige, par exemple, une motion qui pourrait être renvoyée en commission, afin de mieux cerner les enjeux de ce problème très délicat, avec notamment les archivistes d'Etat et les fonctionnaires qui ont pour tâche de récolter des renseignements au sein du département de justice et police. Ensuite, la commission parlementaire pourrait indiquer précisément au gouvernement ce qu'elle souhaite, de façon que l'on puisse, cas échéant, rédiger un projet de loi, ou modifier les lois concernées, soit sur les renseignements et les dossiers de police, soit sur les archives.

Pour ma part, je trouve cette interpellation bienvenue. Mon point de vue sur ces questions n'a pas changé depuis les années 1990-1992 où je siégeais sur les bancs du Grand Conseil et où j'ai pu faire les déclarations qui ont été rappelées dans l'interpellation.

Cette interpellation urgente écrite est close.