Séance du
jeudi 21 septembre 2000 à
17h
54e
législature -
3e
année -
10e
session -
42e
séance
M 1343
EXPOSÉ DES MOTIFS
Le développement rapide de l'informatique et des nouvelles technologies entraîne une sérieuse pénurie de spécialistes dans la plupart des régions de la planète. L'Europe et la Suisse ne font pas exception. Selon l'International Data Corporation, 510'000 postes informatiques étaient vacants en Europe de l'Ouest à fin 1998 et 1'600'000 travailleurs devraient manquer d'ici 2002
Chiffres fournis par l'International Data Corporation in Computer World (http://computerworld.com/global/9812france/europe.html).
Chiffres fournis par l'International Data Corporation in Le Temps, 20 juillet 1999.
Le constat est désolant. Alors que la main-d'oeuvre qualifiée manque dans ce secteur, plusieurs dizaines de milliers de personnes sont à la recherche d'un emploi en Suisse. Plus grave, le système de formation ne s'étant pas adapté, essentiellement par manque de moyens et de volonté politique, la situation va sans doute s'aggraver. Selon l'Office fédéral de la formation professionnelle et de la technologie (OFFT), seuls 4'800 informaticiens sortent des différentes filières de formation chaque année, alors qu'il en faudrait le double pour répondre aux besoins du marché.
Le Temps, «Cri d'alarme à Berne: la pénurie devient grave» par Gabriel Sigrist, 9 février 2000.
La situation risque donc bien d'empirer. Il s'agit d'un véritable gâchis dans la mesure où le déséquilibre actuel et futur du marché du travail de ce secteur était et reste prévisible, mais aussi parce que cette pénurie pourrait avoir des conséquences néfastes sur le développement économique et la capacité d'innovation de la Suisse. A Genève, si les chiffres font défaut, une étude qualitative sur les attentes des entreprises et des organisations internationales
Conseil Economique et Social, Besoins en qualifications et compétences dans le secteur international à Genève: Quelles possibilités pour les jeunes ?, Août 1999.
La situation est donc très inquiétante. La seule consolation, si cela peut en être une, est que de nombreux autres pays connaissent des problèmes similaires. Il est donc urgent et impératif d'agir. Même si les autorités politiques ne sont pas restées les bras croisés, avec notamment deux arrêtés fédéraux sur les places d'apprentissage et la création de quelques filières d'informatique dans les écoles professionnelles et à l'Université, les moyens mis en oeuvre sont notoirement insuffisants.
Or, la révolution technologique n'attend pas. Le Conseil d'Etat semble en être conscient. Lors de son discours d'investiture à la Cathédrale Saint-Pierre, il avait présenté le réseau Smart Geneva comme un enjeu important de cette législature : « De nouvelles technologies de communication déclenchent une révolution - la révolution de l'information - qui sera au XXIe siècle ce que la révolution industrielle a été au XIXe siècle. Il est donc primordial de construire des réseaux de communication à haute capacité pour permettre aux nouvelles technologies de l'information de se développer pleinement, en créant les emplois et les richesses de demain. SMART GENEVA n'est cependant pas qu'un réseau. C'est surtout la création d'un nouveau système d'information - et de formation - dont les applications sont infinies. Derrière un projet apparemment technique, il y a, en réalité, un concept, celui d'une Genève créatrice d'idées et d'innovations. »
Discours d'investiture du Conseil d'Etat prononcé à la Cathédrale Saint-Pierre le 8 décembre 1997.
L'idée de Smart Geneva est prometteuse. Mais une infrastructure a-t-elle un sens si les compétences nécessaires à son utilisation font défaut ? En reprenant l'exemple de la révolution industrielle, aurait-il été rationnel de bâtir des voies de chemins de fer sans jamais former des cheminots ? Telle est la question que nous devons nous poser. Le rôle de l'Etat ne se limite pas à la construction d'infrastructures, mais ses prérogatives portent également sur la formation. A ce niveau, il doit agir et de surcroît dans ce cas précis très rapidement.
Or, les impulsions politiques données actuellement ne sont pas très importantes et les moyens dégagés restent insuffisants. Si nous ne doutons pas que le canton de Genève utilisera la manne qui lui est réservée par le deuxième arrêté fédéral sur les places d'apprentissages pour proposer quelques projets, nous souhaitons que le Conseil d'Etat aille plus loin et développe une politique offensive, en explorant des voies proposées dans cette motion ou en ouvrant de nouvelles.
Tout d'abord, il faut accroître les moyens alloués à l'enseignement de l'informatique dans les programmes de formation scolaires, professionnels, universitaires ou de formation continue. Aujourd'hui, le nombre de personnes formées dans ces institutions se compte en dizaines, et les moyens matériels et humains sont souvent insuffisants. Parallèlement, il faut renforcer l'information sur les possibilités de formation et de débouchés professionnels. En particulier, l'accession des femmes à ce type de formations, où elles sont encore très largement sous représentées, doit être encouragée.
Nous pensons que le canton de Genève devrait se doter d'un observatoire de la formation aux nouvelles technologies en synergie avec l'Observatoire technologique. Il serait chargé de conseiller les établissements de formation en définissant les besoins stratégiques futurs de connaissances. En effet, entre le moment où un jeune entreprend, par exemple, l'apprentissage d'un langage ou d'un système informatique et celui où il se présente sur le marché du travail, une partie de ses connaissances deviennent parfois désuètes. Un organe qui se tiendrait au courant des plus récents développements et ainsi pourrait anticiper les besoins futurs dans les domaines des technologies nouvelles (informatique, robotique, domotique, etc.) pourrait être très utile, même si l'adéquation parfaite aux besoins ne sera jamais atteinte.
Enfin, en parallèle au développement de Smart Geneva, tenant compte de l'essor gigantesque des technologies de l'information et face aux problèmes de formation actuels, on pourrait imaginer la création d'un centre pour le développement de la société de l'information. Lors de la préparation de cette motion, nous avons en effet rencontré des professionnels de la formation (Université, EPFL, HES) qui travaillent sur un projet de ce type dans le cadre de la proposition d'un programme national de recherche. Leur idée serait de rassembler les forces présentes dans la région lémanique au sein d'un pôle de compétence de l'informatique et des nouvelles technologies au service du « monde vivant ». Il ne s'agirait donc pas d'un centre de recherche classique, mais plutôt d'un centre de recherche au service des utilisateurs des technologies de l'information.
Des enseignants pourraient y effectuer des cours de remise à niveau sur les méthodes d'apprentissage (relation enseignant - enseigné), des PME pourraient s'informer et se former sur le développement du commerce électronique (relations entreprises - clients) ou encore des décideurs pourraient se familiariser aux dernières technologies. Un projet de ce type, en adéquation directe avec le monde vivant, pourrait apporter des éléments concrets de soutien au développement des technologies de l'information dans l'économie locale.
Or, on pourrait imaginer que l'Etat avec ces institutions et d'autres partenaires comme les SIG, les organisations internationales, les entreprises multinationales, les syndicats, les partenaires PME, la Chambre de commerce, et pourquoi pas d'autres collectivités, s'engagent dans un projet de ce type.
La situation actuelle est inquiétante et les prévisions sont plutôt pessimistes. C'est pourquoi les autorités politiques doivent agir vite et développer une politique volontariste. Les propositions qui vous sont soumises ne sont que quelques pistes de réflexion, et nous espérons que le Conseil d'Etat viendra également avec ses propositions.
Nous vous invitons, Mesdames et Messieurs les députés, à réserver un bon accueil à cette motion.
Débat
M. Christian Brunier (S). Actuellement, la Suisse manque de manière inquiétante d'informaticiennes et d'informaticiens et de spécialistes en nouvelles technologies. Les chiffres varient sensiblement selon les sources : huit mille à vingt mille informaticiens manquent sur le marché de l'emploi !
L'année dernière beaucoup de spécialistes pensaient que la pénurie était passagère et qu'elle était liée, bien sûr, au passage à l'an 2000. Erreur grave : le phénomène persiste et s'amplifie ! Cette pénurie s'accentue grandement avec le redémarrage de l'économie, et prend aujourd'hui une dimension fort inquiétante pour notre canton, mais aussi pour notre pays.
Le monde politique doit donc agir dans la mesure de son pouvoir. L'urgence est d'autant plus grande que plusieurs entreprises sont aujourd'hui handicapées par rapport à la concurrence internationale, par rapport au manque de compétences en nouvelles technologies. Cela pénalise l'économie privée, bien sûr, mais aussi le service public qui subit également les effets de cette importante pénurie.
Alors, quels sont les remèdes ? Il y en a plusieurs : cette motion en indique quelques-uns et des pistes de réflexion. Nous ne pensons pas détenir la vérité absolue, mais nous suggérons de travailler sur certains axes.
Le premier axe est de passer d'un système de formation relativement réactif en matière de nouvelles technologies à un système de formation beaucoup plus proactif, capable d'anticiper les besoins, capable de faire preuve d'innovation. Je prends un exemple entre mille, qui est relativement symbolique.
Il y a deux ou trois ans, la technologie client/serveur est entrée en force dans les administrations et les entreprises, et un besoin grandissant de spécialistes de langages de programmation du style Delphi s'est fait sentir. Malgré le taux élevé de chômage de l'époque, il était absolument impossible de trouver des spécialistes dans ce domaine. Réaction : lorsque les milieux de formation, privés ou publics d'ailleurs, se sont rendu compte de la situation, ils ont décidé de former un maximum de personnes en langage Delphi. Aujourd'hui, le résultat est que nos écoles produisent un grand nombre de spécialistes du langage Delphi, alors que la demande est fortement en baisse dans les entreprises qu'elles soient publiques ou privées. J'aurais pu vous donner d'autres exemples, mais il est certain qu'aujourd'hui les instituts de formation et les écoles courent après les besoins technologiques et ne savent pas et ne peuvent pas anticiper suffisamment les besoins tant sur le plan social qu'économique.
Il faut donc renverser la vapeur. Si je tiens compte des évolutions technologiques prévisibles, de veille technologique, je dirai que très vraisemblablement dans les mois, voire les années à venir, nous aurons de grands besoins en informatique vocale, par exemple, ou de technologie Web liée aux satellites. Aujourd'hui pourtant, la plupart des écoles, qu'elles soient sophistiquées ou non, ne forment pas les personnes par rapport à ces technologies porteuses. Et nous risquons de nous retrouver dans un scénario dans lequel les entreprises et les administrations auront besoin de spécialistes et dans lequel la formation ne répondra pas à leurs besoins. Il sera donc trop tard, et nous courrons à nouveau après les besoins.
Notre motion demande une meilleure offre en formation informatique et en matière de nouvelles technologies. Nous savons que d'importants efforts sont entrepris actuellement - nous avons pu le lire cette semaine dans la presse - mais nous pensons toutefois qu'il faut continuer sur cette voie, mettre en oeuvre encore davantage de synergie, appuyer un peu plus sur l'accélérateur. Nous savons bien que ce domaine est complexe et que les incertitudes sont grandes, mais il faut vraiment travailler sur ce plan.
Un des dispositifs utiles est d'impliquer de plus en plus les spécialistes de la veille technologique dans les programmes de formation. A l'université de Genève, dans certaines entreprises ou écoles, il y a des personnes qui sont profilées par rapport aux nouvelles technologies, qui essayent d'imaginer l'avenir continuellement, et qui pourraient aider les milieux de formation à établir des programmes ambitieux, anticipant les besoins du futur. Nous pensons que ces personnes devraient être totalement impliquées dans les choix de formation. Il y a des efforts à faire dans ce sens même si, c'est vrai, la voie employée actuellement est la bonne.
Au Québec, par exemple, aujourd'hui 45% des classes primaires - je parle bien de classes et non d'écoles - sont reliées à la technologie Web. Nous en sommes encore loin, et nous devons fournir un gros effort pour nous en approcher. Le Conseil d'Etat et le Grand Conseil doivent montrer une grande volonté en la matière. Il y a bien le projet Smart Geneva, mais il faudra certainement être encore plus imaginatifs par rapport au futur.
L'autre axe de notre motion est la création d'un centre de développement de la société de l'information en partenariat avec tout le potentiel que nous avons à Genève. Nous sommes une des rares villes au monde à avoir autant de potentiel sur si peu de kilomètres carrés : nous avons l'Union internationale des télécommunications, nous avons le siège européen de plusieurs multinationales très profilées en matière de technologies nouvelles, en matière de télécom, en matière d'informatique, en matière de hautes technologies; nous avons des entreprises publiques qui sont à la pointe dans bien des domaines, par exemple le système d'information du territoire, et nous avons des universités et des écoles performantes. Aussi nous devons profiter de cette synergie pour lancer une dynamique exceptionnelle. Nous pensons que la création d'un centre de développement de la société de l'information est un bon moyen de transformer notre canton en un véritable «technopôle» vraiment profilé sur les nouvelles technologies.
Il y a actuellement des personnes dans les écoles, au CERN, à l'université, qui travaillent sur ces projets. Il me semble que nous devons donner aujourd'hui des impulsions politiques pour soutenir ces dynamiques, qui sont importantes pour l'avenir de notre canton, pour l'emploi, pour l'économie, pour l'enseignement et l'éducation.
Cette motion vous invite à agir sur ces deux axes, et nous vous recommandons de la renvoyer au Conseil d'Etat. Un rapport suivra, que nous examinerons, et, en fonction de ce dernier, nous verrons s'il faut l'accepter tout de suite ou le renvoyer en commission. La réponse appartient à nos autorités exécutives.
M. Roger Beer (R). Après l'exposé extrêmement long de notre collègue Brunier, je serai très bref...
Je tiens simplement à remercier nos collègues socialistes d'avoir déposé cette motion. C'est vrai qu'en Suisse nous avons une quantité d'ordinateurs par tête d'habitant très élevée, voire la plus élevée du monde. Il est donc d'autant plus étonnant que nous n'ayons pas davantage de spécialistes qui sortent des écoles et de l'université pour répondre à la demande du monde du travail.
Madame la conseillère d'Etat, c'est le challenge qui sous-tend cette motion, c'est le challenge auquel vous avez déjà depuis bien longtemps tenté de répondre, mais auquel il faut continuer d'essayer d'apporter des réponses dynamiques.
Le problème - M. Brunier ne pourra pas dire le contraire, lui qui est un professionnel de l'informatique - c'est que lorsque vous avez acquis une formation informatique, cinq ans après vous êtes out, et toute la question est d'être capable de se recycler en cours d'emploi sans péjorer l'entreprise. Sur ce point l'Etat a un rôle formateur très important.
La motion aborde de multiples problèmes que d'autres députés, qu'ils soient de l'Entente ou socialistes, ont déjà abordé il y a bien des années. Mais c'est une bonne chose que les socialistes reviennent sur le sujet.
J'insiste, Madame la conseillère d'Etat, le groupe radical - les autres aussi, je pense - soutient cette motion et compte sur vous pour mettre en place un système de formation qui permette aux gens de se recycler tous les cinq ans, en raison de l'évolution rapide dans ce domaine, pour éviter qu'ils ne soient largués et poussés dehors par d'autres personnes.
Mme Martine Brunschwig Graf. C'est bien volontiers que le Conseil d'Etat accepte cette motion et s'engage - je m'y emploierai - à y répondre dans les délais. En effet, le problème semble suffisamment important pour qu'il n'y ait pas lieu de tergiverser trop longtemps.
J'aimerais simplement vous préciser une chose et répondre ainsi à la question posée par M. Beer, qui est sous-jacente dans l'intervention de M. Brunier, sur la raison du manque de spécialistes informaticiens.
Vous devez vous souvenir que les associations professionnelles, en général, sont des éléments déterminants dans l'évolution d'une formation, de l'identification de ses besoins, que ce soit en matière de formation initiale ou de formation continue. Il est vrai que les professions de l'informatique ont cette caractéristique qu'il n'existe pas en Suisse, ni à Genève d'ailleurs, de véritable association professionnelle - peut-être syndicale mais en tout cas pas patronale. L'individualisation de la profession a en outre rendu difficile, contrairement à d'autres domaines, la possibilité d'avoir une stratégie de formation. Cela explique pourquoi en Suisse, aujourd'hui, dans ce secteur plus que dans d'autres, il y a de telles difficultés.
Vous le verrez dans le rapport - c'est un élément complémentaire à la motion - j'ai souhaité précisément entamer des démarches pour voir de quelle manière nous pourrions trouver à Genève des interlocuteurs permanents - peut-être votre employeur, Monsieur Brunier, ou d'autres qui nous permettent d'élaborer une stratégie dans le temps. En effet, vous ne devez pas oublier qu'il faut des formateurs pour pouvoir former les autres. Cela implique que nous ayons avec les employeurs un dialogue permanent afin qu'ils nous permettent de disposer d'informaticiens de haut niveau pour qu'ils puissent effectuer cette formation.
Je souhaitais vous préciser cet élément, car il représente une partie de l'explication, même si ce n'est pas une raison pour s'en satisfaire. Vous avez du reste relevé à bon escient que nous faisions déjà des efforts et qu'il était important de les poursuivre.
Enfin, Mesdames et Messieurs les députés, si vous êtes d'accord avec cette motion, je pense - et j'espère que vous vous en souviendrez à ce moment-là - qu'au mois de décembre prochain, lorsque vous débattrez des investissements - de ceux qui sont importants et de ceux qui ne le sont pas - vous tiendrez compte des déclarations faites ce jour, parce qu'elles sont aussi déterminantes pour l'avenir de la formation de nos informaticiens.
Mise aux voix, cette motion est adoptée.
Elle est ainsi conçue :
Motion(1343)sur les mesures à prendre face à la pénurie de spécialistes dans le domaine de l'informatique et des nouvelles technologies