Séance du
jeudi 18 mai 2000 à
17h
54e
législature -
3e
année -
8e
session -
20e
séance
M 1332
EXPOSÉ DES MOTIFS
Une politique cohérente en matière de lutte contre la toxicomanie implique, outre le fait de viser l'abstinence, d'accompagner les toxicodépendants, d'assurer leur survie, d'empêcher une dégradation de leurs conditions sociales et sanitaires et, par conséquent, de viser l'amélioration de leurs conditions de vie.
A de nombreux égards, la politique sociale en matière de toxicodépendance menée à Genève est exemplaire.
Cependant, il conviendrait de compléter les dispositifs existants par la création de lieux d'accueil avec espaces d'injection, compte tenu d'une réalité flagrante : celle du nombre croissant de personnes s'injectant des drogues sur la voie publique.
L'urgence d'une réponse nouvelle s'impose. Les lieux d'accueil avec espace d'injection en sont une et s'inscrivent totalement dans le cadre d'une politique de réduction des risques et d'aide à la survie ; ce d'autant plus que des réalisations similaires, notamment en Suisse alémanique, se sont avérées extrêmement positives.
Au vu de ce qui précède, nous vous invitons, Mesdames et Messieurs les députés, à envoyer cette motion directement au Conseil d'Etat.
Débat
Mme Esther Alder (Ve). La politique de la Confédération en matière de drogue est une réponse pragmatique qui repose sur quatre piliers : la prévention, la thérapie, la réduction des risques et l'aide à la survie, la répression.
La motion 1332 s'inscrit dans le cadre de la réduction des risques. Tout le monde s'accorde sur le fait que les drogues dures, telles que l'héroïne et la cocaïne représentent un véritable fléau. Outre la dépendance engendrée par la consommation de tels produits, on constate souvent une misère sociale, une déchéance physique, voire un comportement délinquant. Nous savons que toute personne dépendante souhaite s'en sortir, mais, lorsqu'elle est en proie aux besoins du produit, il s'agit d'accepter cette phase et d'adopter une position pragmatique.
L'attitude réaliste consiste à renoncer à la politique de l'autruche en ignorant qu'un toxicomane va, coûte que coûte, s'injecter le produit dont il a besoin. Lorsque les conditions de vie se dégradent la rue devient pour certains leur unique foyer. Alors, n'importe où, n'importe comment, ils poursuivent leur descente, les W.-C. publics, chantiers, allées, garages souterrains, préaux ou parcs publics devenant le réceptacle de leur mal de vivre.
Aujourd'hui à Genève, ce qui fait cruellement défaut en la matière, ce sont des lieux où ils puissent s'injecter ces produits, alors que d'autres cantons ont démontré l'efficacité de ce type de structures. Bien sûr, toutes les personnes concernées n'utiliseront pas forcément cette alternative, mais des statistiques montrent qu'à Bâle, par exemple, de tels espaces ont permis le transfert de la scène de la consommation au lieu d'injection. Nous sommes aussi convaincus que plus on offrira des soutiens, des accompagnements différenciés, plus on parviendra à réduire les risques liés à la dépendance et à offrir une aide. De la sorte, on protégera aussi la population du spectacle et des accidents possibles.
Sur la question de l'incitation à la consommation de drogue que pourrait provoquer l'existence de lieux d'injection, il faut se rappeler qu'à l'époque du projet de distribution de seringues, les mêmes craintes avaient été soulevées. Le temps a démontré que de tels arguments étaient faux.
Pour terminer, notre groupe souhaite un renvoi direct de cette motion au Conseil d'Etat, puisque le département de l'action sociale et de la santé est déjà en possession d'un projet du Groupe Sida pour la réalisation de tels espaces.
Mme Jacqueline Cogne (S). Je ne reviendrai pas sur ce qui vient d'être dit par ma collègue du parti des Verts... Il est tellement évident pour moi qu'il faut plus de lieux d'accueil pour ces personnes ! Indépendamment, d'ailleurs, des autres considérants évoqués, je mettrai essentiellement l'accent sur le troisième qui porte sur la prévention des infections dues à des injections faites avec du matériel souillé. Au moment de la mise en service de ces lieux - ce qui ne saurait tarder, n'est-ce pas ? - il ne faudra pas oublier de prévoir des points d'eau, indispensables pour l'hygiène de base, afin que ces personnes puissent avoir les mains propres pour faire leurs injections.
Nous demandons donc le renvoi de cette motion au Conseil d'Etat.
Le président. Je salue à la tribune la présence de notre ancienne collègue, Gabrielle Maulini-Dreyfus. (Applaudissements.)
Mme Dolorès Loly Bolay (AdG). Cette motion est une démarche logique, qui va dans le bon sens : un garde-fou pour la population et notamment, comme l'a dit Mme Alder, pour les enfants, mais aussi pour les toxicomanes. En effet, aujourd'hui - on le sait - la consommation sauvage se développe de plus en plus, notamment chez les jeunes. Il faut par conséquent offrir de bonnes conditions d'hygiène, limiter les risques, aller à la rencontre de cette population et instaurer le dialogue, ce qui est très important.
Par ailleurs, nous sommes de plus en plus convaincus que de telles structures d'accueil avec un minimum d'encadrement peuvent être des facteurs déterminants et déclencher une véritable volonté d'insertion.
C'est la raison pour laquelle, je vous invite à renvoyer cette motion au Conseil d'Etat.
Mme Véronique Pürro (S). «C'est en essayant qu'on peut intelligemment se prononcer sur une problématique.» Tels sont les mots prononcés par M. Guy-Olivier Segond dans une interview donnée lors de la décision prise pas notre canton d'introduire la prescription d'héroïne sous contrôle médical... (Brouhaha.) J'aurais souhaité que les personnes concernées m'écoutent, mais tel ne semble pas être le cas... M. Guy-Olivier pourrait aujourd'hui prononcer ces mots, en tout cas je le souhaiterais... Monsieur Guy-Olivier Segond, je citais les propos que vous avez tenus lors d'une interview concernant l'introduction de la prescription d'héroïne sous contrôle médical dans notre canton : «C'est en essayant qu'on peut intelligemment se prononcer sur une problématique.» J'espère donc, si cette motion vous est renvoyée, que vous essayerez !
En effet, tous les cantons qui ont tenté cette expérience - de tels lieux existent en Suisse depuis 1986 et sont actuellement au nombre de treize dans des villes comme Lucerne, Bâle et Zurich - en font une évaluation très positive. On a ainsi pu remarquer que les scènes de la drogue ne se passaient plus dans les rues ; une stabilisation, voire une amélioration, de l'état de santé des consommateurs ; une meilleure intégration sociale des consommateurs et que les plus marginalisés d'entre eux y trouvaient une possibilité de se détendre, de se reposer et d'être protégés.
Voilà, j'espère vraiment que vous tiendrez compte de l'invite de cette motion, si elle vous est renvoyée, et que nous pourrons tout prochainement ouvrir un tel lieu dans notre cité.
Mme Marie-Françoise de Tassigny (R). Pourquoi une telle requête ?
Première raison : dans le dernier rapport du Groupe Sida Genève, on relève que le nombre de nouvelles infections a augmenté par rapport à l'année précédente : une septantaine de nouvelles infections en 98 !
Deuxième raison : le même rapport constate que l'on assiste à un éclatement des réseaux de distribution de drogue, d'où une difficulté supplémentaire pour assurer le travail de prévention.
Troisième raison : les plaintes de la population quant au matériel qui traîne dans différents lieux de la ville sont devenues nettement plus vives.
Ce problème est donc d'actualité. Il est temps de réfléchir et peut-être d'innover en créant de nouveaux modes de distribution autres que le bus malgré la complexité du problème. C'est notre responsabilité de tenir compte de la santé des consommateurs et de l'ordre public.
Le groupe radical vous prie donc d'adresser cette motion au Conseil d'Etat.
M. Armand Lombard (L). Cette motion paraît bien sûr répondre à des besoins et à des préoccupations liés aux graves problèmes posés par le traitement des toxicomanes dans la ville.
Je ferai néanmoins quelques remarques à ce propos.
Il faudrait que disparaisse du discours de ceux qui sont favorables à cette motion l'idée de cacher nos drogués. Je trouve cette idée tout à fait insupportable ! Cela est peut-être simplement mal dit et pas intentionnel, mais en tout cas nous ne devons pas les cacher... Il faut savoir vivre avec et partager les conséquences de la drogue. Celui qui aura vu un drogué n'aura peut-être plus de réaction de rejet et pourra réfléchir sur la question. Ce n'est pas en cachant nos taches, nos tares, nos difficultés ou nos maladies, que nous aborderons mieux les problèmes. Il me semble au contraire que pour cela il faut les connaître parfaitement. Cet argument ne devrait donc pas être avancé.
On parle d'innovation... Je parlerai plutôt d'innovation totalement linéaire ! Si la demande consiste simplement à créer un lieu d'accueil de plus pour que les toxicomanes puissent y faire leurs injections, mon avis est que cette demande n'a pas fait l'objet d'une réflexion très poussée ni très innovante en matière de drogue. Il y a plus et mieux à faire... La proposition qui est faite me paraît légère... Il y a certainement moyen de trouver d'autres manières d'accueillir les toxicomanes, et cela ne passe pas forcément par de tels lieux. Il faut traiter le problème différemment : mieux accueillir les toxicomanes, essayer de trouver des emplois pour ceux qui arrivent un peu à s'en sortir. Il y aurait dans ce domaine des innovations à apporter qui me semblent tout à fait nécessaires.
Cela dit, j'ai eu l'impression que les députés qui se sont exprimés sur ce sujet faisaient une sorte de constat selon lequel il manque de lieux de traitement et de suivi de ces personnes. C'est une grave erreur ! Il serait intéressant que le Conseil d'Etat explique aux signataires de cette motion ce qui se passe réellement dans la ville et disent que les moyens sont nombreux et les résultats bons.
Je ne pense donc en définitive que cette motion n'est pas nécessaire.
M. Luc Barthassat (PDC). Tout a été dit sur cette motion par mes collègues. Nous sommes tous d'accord pour une ouverture rapide de tels centres.
Cependant, j'aimerais soutenir le désir qui a été émis que nous soyons informés et qu'on tienne compte des évaluations et des études qui ont été faites dans les autres cantons dans ce domaine pour en tirer les bonnes choses.
Mme Micheline Spoerri (L). J'aimerais reprendre les propos de M. Lombard, en les approfondissant.
Si nous ne sommes pas associés à la signature de cette motion, c'est pour un certain nombre de raisons que je vais tenter de vous expliquer. Tout d'abord, deux constatations s'imposent. Il y a une contradiction flagrante à vouloir combattre la propagation de la drogue tout en installant des locaux destinés à la consommer... Et, même s'il s'agit d'une mesure expérimentale, cela constitue une forme de pari que nous ne sommes pas prêts à engager. Par ailleurs - je le dis à l'attention de Mme Alder qui connaît bien, je le sais, ce problème et qui s'emploie à y travailler - les cantons qui pratiquent cette mesure, à ma connaissance, n'ouvrent pas les locaux d'injection aux mineurs, ce qui me paraît de toute évidence bien être la preuve que ces locaux peuvent comporter des risques... Selon nous, le plus grand risque est évidemment celui de l'effet incitatif à la drogue que vous avez évoqué, ce qui irait bien sûr à fin contraire de la volonté des motionnaires et ce qui serait contraire à l'intérêt général.
Vous avez évoqué les expériences, je suppose, du bus qui a distribué du matériel stérile sans pour autant inciter à consommer de la drogue... Je pense qu'on ne peut pas être aussi affirmatif. D'après ce qu'on dit dans le rapport d'activité du Groupe Sida à Genève, le nombre de seringues distribuées en 1999 est beaucoup plus élevé que celui distribué en 1998. Nous avons donc tout de même le devoir de nous demander si la distribution de matériel stérile n'est pas à la frontière d'un effet incitatif. Je ne pense donc pas que l'on puisse évacuer le problème sans y réfléchir. Ce qui nous préoccupe aussi est l'effet attractif que les personnes droguées et les dealers en particulier pourraient trouver, sachant que Genève est un carrefour international particulièrement séduisant.
Nous avons en la matière tout d'abord des responsabilités locales et régionales tout à fait spécifiques à Genève, quoi qu'il se fasse ailleurs et notamment sur le territoire de la Confédération. Il me semble qu'il faut reconnaître que la politique menée jusqu'à ce jour en toxicodépendance est effectivement exemplaire, mais un seul faux pas pourrait la mettre à mal. C'est un risque que nous n'entendons pas prendre sans avoir mûrement réfléchi.
Par conséquent, si des lieux d'accueil devaient être créés, ils ne pourraient selon nous être que dédiés strictement à l'écoute, à la prévention et aux soins, et à rien d'autre, et en particulier à aucune offre qui pourrait se révéler incitative.
J'ajoute que c'est peut-être le moment de se demander si un autre effet de levier ne devrait pas être mis en parallèle des travaux déjà commencés : je veux parler de la médicalisation. Il nous apparaît que renforcer la médicalisation de la prise en charge des drogués, surtout pour les cas difficiles, serait une mesure à envisager très sérieusement, et, à ce titre, il faut engager la solidarité et la responsabilité de l'ensemble du réseau genevois de santé, public et privé. Et puis, avant de créer tout autre lieu d'accueil, il faut utiliser les très nombreux lieux existants qui sont particulièrement bien dotés en compétences et en ressources humaines. Cette politique de renforcement de la médicalisation menée au côté du travail social, Madame la députée Alder, serait probablement en mesure de sécuriser les craintes des familles et de la population, inquiètes à juste titre, et protégerait davantage les personnes droguées.
Voilà ce que je voulais ajouter aux propos de mon collègue Armand Lombard.
M. Gilles Godinat (AdG). Deux choses très rapidement.
Tout d'abord, Monsieur Lombard, si vous aviez lu la liste des députés qui ont soutenu cette motion, vous auriez vu que chacun d'entre eux connaît le domaine à plusieurs titres et sait donc de quoi il retourne. Je précise ce point pour éviter que l'on nous prenne pour des illuminés qui font des propositions farfelues et qui ne savent pas ce qui a été réalisé par le Conseil d'Etat... Or, ce n'est pas le cas ! Nous connaissons le dispositif genevois qui est à bien des égards absolument exemplaire, mais il y a encore des lacunes au niveau du seuil bas, à savoir l'accès aux soins... C'est bien cela qui nous préoccupe : l'accès aux soins étant l'un des moyens de faire de la prévention et de favoriser la réinsertion des toxicomanes. Nous devons donc encore faire des propositions dans ce sens dans ce parlement.
Madame Spoerri, les expériences sur le terrain nous montrent le contraire de que vous avez dit à propos de l'effet incitatif ! Cette approche nous permet d'avoir un réseau plus serré et, par conséquent, de faire un meilleur travail de prévention. Si toutes les mesures prises depuis ces vingt dernières années pour aider les toxicomanes, comme par exemple la distribution des seringues, avaient eu un effet incitatif, ça se saurait !
M. Guy-Olivier Segond, président du Conseil d'Etat. Les différents éléments d'appréciation qui ont été cités par les différents intervenants sont bien connus du Conseil d'Etat et en particulier du département de l'action sociale et de la santé. C'est pourquoi, à la suite du rapport du Groupe Sida, mais également sur proposition de Mme Annie Mino, directrice générale de la santé, j'ai donné, il y a déjà quelques semaines - mettant en pratique, Madame Pürro, mes déclarations antérieures - un mandat à un médecin spécialisé dans le domaine des toxicomanies, afin qu'il me fasse des propositions, sur la base des expériences concrètes et positives des autres cantons, d'ouverture de lieux d'accueil pour toxicomanes offrant, sous certaines conditions, des possibilités d'injection.
C'est la raison pour laquelle je vous invite à voter cette motion en la renvoyant au Conseil d'Etat qui vous répondra avant la fin de l'année.
Mise aux voix, cette motion est adoptée.
Elle est ainsi conçue :
Motion
à mettre à disposition le plus rapidement possible un nombre adéquat de lieux d'accueil avec espace d'injection offrant aux usagers un encadrement, un lieu d'orientation pour des cures et thérapies, une aide à la survie, une prévention en matière de risques, ainsi qu'un service de soins.
Le président. Mesdames et Messieurs les députés, nous interrompons nos travaux et nous les reprendrons à 20 h 30 avec le point 56. Bon appétit.