Séance du
vendredi 14 avril 2000 à
17h
54e
législature -
3e
année -
7e
session -
17e
séance
M 1329
EXPOSÉ DES MOTIFS
En février 1999, Angela, jeune fille nigériane de 20 ans, élève de l'école de culture générale Henry-Dunant, trouvait la mort lors d'une procédure d'expulsion vers un pays de « transit ». Cette tragédie a mis en évidence les risques d'insuffisance de garanties de suivi, de dérapage et de négligence engendrés par l'absence de contrôle de cette procédure par les autorités suisses.
En effet, même si le Tribunal fédéral a admis la légalité d'une telle procédure, l'absence de règles établies sur les conditions de détention, sur la durée maximum de séjour et concernant les autorités compétentes pour mener les interrogatoires dans un pays de « transit » nous paraît difficilement acceptable. Rappelons que notre pays n'a pas les moyens matériels ou juridiques de contrôler l'ensemble de la procédure puisqu'aucun accord international n'a été conclu avec ces pays de « transit ».
Le 24 janvier 2000, la sous-commission compétente de la Commission de gestion du Conseil national a réexaminé cette procédure d'expulsion vers un pays de « transit ». Elle en a conclu que cette procédure était acceptable mais qu'il était néanmoins « urgent que les cantons et la Confédération réexaminent cette question »
Communiqué de presse des services du Parlement du 24 février 2000.
Le même jour, « l'Hebdo » révélait les méthodes douteuses utilisées lors de renvois forcés, l'absence de directives fédérales précises sur les moyens à employer et les disparités cantonales qui en résultent. Il nous semble donc aujourd'hui impératif de savoir si, et comment, de telles pratiques sont utilisées dans notre canton ; en particulier le nombre de personnes arrêtées et placées dans l'avion mais sans accompagnement sur place, le nombre de personnes accompagnées sans moyens de contention, le nombre de personnes accompagnées avec moyens de contention et lesquels (ligature des membres, calmants, bâillon, casque, immobilisation sur chaise roulante).
C'est dans cet esprit de recherche d'une information complète et de souci de garanties suffisantes que nous demandons aujourd'hui au Conseil d'Etat de suspendre toute procédure de renvoi de requérants d'asile par l'intermédiaire de pays tiers de « transit »
La « route de l'Afrique » via Abidjan n'est que provisoirement suspendue par les autorités fédérales en raison de la situation politique actuelle en Côte d'Ivoire.
Dans le même sens, il nous semble nécessaire et opportun de procéder à une évaluation globale de l'application genevoise des mesures de contrainte et de leurs effets concrets depuis leur entrée en vigueur.
C'est donc dans ce souci de transparence et de respect des droits fondamentaux que nous vous invitons, Mesdames et Messieurs les députés, à accueillir favorablement cette motion.
Débat
Mme Elisabeth Reusse-Decrey (S). Cette motion aborde deux points qui touchent à un même problème : le renvoi des requérants d'asile.
Le premier des points touche les mesures de contrainte. Vous vous souvenez qu'il y a trois ans, nous avons voté un projet de loi d'application sur ces mesures de contrainte, et chacun se souviendra que ce sujet sensible avait été difficile à traiter. Il est donc normal aujourd'hui de demander au Conseil d'Etat une évaluation de cette loi. C'est l'objet d'une des deux invites de notre motion.
Le deuxième point abordé est beaucoup plus complexe et délicat : il s'agit des filières de renvoi organisées par Berne et utilisées par Genève. Le principe en est le suivant : on renvoie les requérants sans papiers dans un pays qui n'est pas le pays d'origine du requérant. Sur place, on paye un avocat, dont l'intégrité pour certains restera à prouver, charge à celui-ci, sur place, de se débrouiller pour trouver les laissez-passer nécessaires pour renvoyer le requérant jusque dans son propre pays. Devrait-on, si tout était fait avec la garantie du respect des droits de ces personnes, accepter ce genre de renvoi ? Peut-être ! Je ne sais pas... Il faudrait se poser la question. Mais pour l'heure, le problème est justement que les garanties ne sont absolument pas fournies, que des détentions deviennent arbitraires et que l'Etat n'a aucun contrôle ni aucun suivi de ce qui se passe une fois que le requérant a quitté le sol suisse.
M. le conseiller d'Etat Ramseyer m'avait répondu, lors d'une interpellation, qu'en fait ces filières n'étaient utilisées que pour des délinquants et des trafiquants et que la situation était totalement maîtrisée... Ça c'est la théorie ! Dans les faits, ça n'est pas tout à fait comme ça, et je me permettrai d'y revenir pour donner quelques arguments sur le cas extrêmement douloureux de la jeune Angela, jeune Nigérienne expulsée de Suisse le 8 février 1999 et décédée deux jours après, soit le 10 février. Soyons clairs, je ne suis pas en train d'accuser les autorités suisses d'être responsables de la mort d'Angela. Je vais simplement vous démontrer, à travers ce douloureux exemple, à quel point les autorités sont incapables de savoir ce qui se passe une fois que le requérant a quitté le sol suisse et pourquoi nous demandons au Conseil d'Etat de stopper immédiatement l'utilisation de telles filières.
Premier point. Le Conseil d'Etat utilise des filières douteuses... Preuve en est que le cas d'Angela a démontré que l'avocat sur place, en l'occurrence au Ghana, avait obtenu des papiers pour Angela de manière frauduleuse auprès d'un fonctionnaire d'ambassade, fonctionnaire qui a été immédiatement licencié.
Deuxième point. Le Conseil d'Etat ou le département de justice et police et des transports n'a aucune idée de ce qui se passe dès que le requérant a embarqué dans l'avion, alors que normalement le requérant devrait rester sous la responsabilité de la Suisse jusqu'à l'arrivée dans son pays. La jeune Angela est soi-disant morte dans un accident de voiture, quelque part au Togo... Que faisait-elle au Togo, elle qui était censée être au Ghana pour repartir ensuite pour le Niger ?
Première version des autorités : son avocat était avec elle dans la voiture. Deuxième version, le lendemain : l'avocat ne l'accompagnait pas et ne se trouvait pas dans la voiture. Je tiens à vous dire que je possède des enregistrements de conversations téléphoniques de Berne à ce propos et que les arguments que j'avance peuvent être prouvés. Il y a plus grave : une partie de la famille est suisse et vit à Genève, mais jamais la famille n'a pu obtenir le constat d'accident ! Jamais la famille n'a pu obtenir le rapport d'autopsie ! Jamais - et ça c'est inacceptable - la famille n'a pu récupérer le corps d'Angela ! Pour des gens de culture africaine, pour son père et sa mère restés là-bas, ne pas pouvoir faire le deuil avec la mise en terre du corps est une souffrance intolérable.
Dès lors, que devons-nous penser d'une autorité qui renvoie des personnes, mais qui n'est pas capable de répondre à de telles questions ?
Cet exemple douloureux nous démontre que le Conseil d'Etat, le département de justice et police et des transports en l'occurrence, n'est pas en mesure d'assurer la transparence et la fiabilité de ces filières. C'est pour cette raison que, tant qu'aucune garantie ne peut être donnée, nous demandons au Conseil d'Etat de cesser immédiatement d'utiliser de telles filières jusqu'à ce qu'il puisse nous prouver le contraire.
Mise aux voix, cette motion est adoptée.
Elle est ainsi conçue :
Motion(1329)sur les procédures de renvoi des requérants d'asile par des pays tiers de « transit », et pour un bilan de l'application de la loi cantonale sur les mesures de contraintes
Le GRAND CONSEIL de la République et canton de Genèveconsidérant:
la révélation par « l'Hebdo » du 20 janvier 2000 de procédures d'expulsion de requérants d'asile africains de l'ouest par l'entremise d'hommes de confiance en Côte d'Ivoire et autrefois au Ghana ;
l'absence de règles établies sur les conditions et la durée maximale de détention, ainsi que sur le type d'autorités compétentes pour mener les interrogatoires dans un pays de « transit » ;
les risques d'abus, de dérapage et de négligence engendrés par l'absence de contrôle de la procédure par les autorités suisses ;
le recours par les autorités genevoises à de telles filières, notamment dans le cadre du renvoi d'Angela, jeune fille nigériane de 20 ans, élève de l'école de culture générale Henry-Dunant, expulsée vers un pays de « transit » et décédée lors de cette procédure en février 1999 ;
l'interpellation urgente de M. Christian Brunier du 20 mai 1999 ;
les révélations de « l'Hebdo » du 24 février 2000 concernant les méthodes employées lors des renvois forcés et les disparités cantonales existant dans ce domaine ;
l'adhésion du canton de Genève le 15 octobre 1997 au Concordat sur la détention administrative des étrangers ;
invite le Conseil d'Etat
à suspendre les éventuelles procédures de renvoi encore en vigueur de requérants d'asile par l'intermédiaire de pays tiers de « transit » et à faire rapport sur :
le nombre de personnes renvoyées par les autorités genevoises dans un pays tiers de « transit » et remises aux bons soins de correspondants locaux de l'Office fédéral des réfugiés ;
le suivi opéré par les autorités genevoises sur le refoulement définitif des personnes dans leur pays d'origine ;
la durée de détention dans le pays sous-traitant et les garanties de contrôle judiciaire sur ce qui s'est passé pendant cette détention ;
à faire rapport sur l'application par le canton de Genève des mesures de contrainte et à donner des renseignements précis et exhaustifs sur :
le nombre de refoulements opérés manu militari de Genève en 1998 et 1999 ;
les motifs d'une telle procédure, en particulier le nombre de personnes condamnées, le nombre de personnes inculpées mais pas condamnées, le nombre de personnes sans la moindre procédure pénale (pour motifs de droit commun) ;
les méthodes utilisées lors de ces renvois ;
le nombre :
de personnes renvoyées après détention administrative et de quelle durée,
de cas de détention n'ayant pas abouti à un refoulement, après combien de temps et pour quel motif (libération, renvoi impossible à effectuer, durée limitée de détention légale).