Séance du
vendredi 24 avril 1998 à
17h
54e
législature -
1re
année -
7e
session -
16e
séance
M 1211
ExposÉ des motifs
Jean-Pierre Hocké, ancien haut-commissaire des Nations Unies pour les réfugiés, donne le titre suivant à son article-réquisitoire paru dans «Le Temps» de mardi dernier : «Il faut reconstruire la Bosnie avant de renvoyer les réfugiés.» Le volet civil des Accords de Dayton, signés le 14 décembre 1995, n'est en effet toujours pas appliqué, le retour dans la sécurité et la dignité des réfugiés n'est toujours pas possible, tout comme la libre circulation des personnes sur l'ensemble du territoire soi-disant unifié de la Bosnie-Herzégovine.
La guerre a provoqué la haine : loin d'encourager la tolérance et de créer les conditions d'une vie commune, la situation actuelle en Bosnie ne fait que raviver les animosités. Le retour de tant de réfugiés en même temps va créer des problèmes humains, sociaux et économiques énormes, qui risquent de mettre en danger une paix déjà trop fragile. Pour les personnes qui pourraient rentrer directement chez elles, les problèmes de réinstallation demeurent entiers en matière de logement, d'assistance et de travail. Pour les autres, qui devraient revenir dans une zone où leur «ethnie» est devenue minoritaire, le retour est quasiment impossible car il n'y a pas de garantie de sécurité.
Le rapport d'évaluation de l'Institut d'ethnologie de l'Université de Berne souligne que «45% des réfugiés ont rencontré des conditions d'intégration inacceptables. Que ce soit en ville ou à la campagne, les réfugiés sont en effet considérés comme des traîtres et rejetés. Une des questions les plus préoccupantes reste celle de l'emploi. Seules 4% des personnes qui sont rentrées ont trouvé un travail. Au bout de six mois, elles étaient 12%. Pour celles qui ne peuvent gagner un salaire, l'aide au retour ne représente qu'un petit pécule de survie temporaire.»
Il n'y a plus de jours sans nouveau témoignage dramatique dans la presse locale, provenant de jeunes collégiens, de familles monoparentales, ou autre, montrant à quel point l'angoisse et le désespoir sont revenus envahir toutes ces personnes menacées de renvoi dès le 30 avril prochain. Demain retour en Bosnie, mais aujourd'hui déjà retour des cauchemars, des insomnies, des maux de tête, parce que eux savent ce qui les attend là-bas.
Mais nous aussi nous savons, Mesdames et Messieurs les députés, et c'est pourquoi, à nouveau, nous demandons au Conseil d'Etat de ne pas appliquer les mesures de renvoi décidées par les autorités fédérales. Il serait en effet tout simplement intolérable que dans 50 ans nous devions présenter des excuses aux Bosniaques parce que nous avons aujourd'hui laissé nos autorités «nettoyer» la Suisse de ses Bosniaques.
Ces raisons évidentes nous amènent, Mesdames et Messieurs, à demander votre soutien à la présente motion.
Débat
Mme Jeannine de Haller (AdG). Nous sommes extrêmement inquiets quant à l'avenir de tous les Bosniaques menacés de renvoi dès le 30 avril prochain. Si ces personnes doivent partir, elles vont se retrouver dans une situation catastrophique du point de vue de la sécurité : le pays est infesté de mines antipersonnel; du point de vue de la répression sur les minorités; du point de vue du logement, des écoles et du travail. Il y a plus de 80 % de chômage là-bas.
La plupart des réfugiés bosniaques ne peuvent pas se rendre dans leur ville ou dans leur village car, ainsi que l'expliquent les délégués du Haut-Commissariat aux réfugiés qui sont sur place, l'ultra-nationalisme fait encore la loi sur une grande partie du territoire malgré les accords de Dayton. Il ne leur resterait qu'à reprendre là-bas une vie de réfugiés, vivre un nouveau déchirement avec son lot de risques et de drames. Leur renvoi ne ferait qu'ajouter au premier traumatisme de la guerre, celui de retourner dans un pays qui n'est plus le leur. Rien que la pression de la menace de renvoi exercée sur ces gens a suffi pour réveiller en eux des souvenirs terrifiants de meurtres, de viols, de privations, de terreur.
La situation des femmes veuves ou divorcées, seules ici avec leurs enfants, pose tout particulièrement problème. Nous savons de source sûre qu'elles se retrouveront complètement marginalisées, sans aucun soutien familial et sans aucune chance de retrouver du travail. Quant aux enfants, ils se sont intégrés de façon absolument remarquable à la vie genevoise. Ils appartiennent à divers groupes de musique, de sport, aux scouts. Leur scolarité est un réel succès que ce soit à l'école primaire, au collège ou à l'université. Ces enfants ont réussi à recommencer chez nous une vie que l'on peut qualifier de normale. Ils ont réussi à se retrouver, à redonner un sens à leur vie. Il faudrait que ces jeunes repartent en Bosnie où ils ne seraient pas les bienvenus, où ils seraient vus comme des étrangers, voire comme des intrus. Ils devraient revivre l'insécurité, la peur. En plus, ils trouveraient là-bas un système scolaire ségrégationniste où les classes sont constituées selon l'origine ethnique ou la croyance religieuse des élèves, où les manuels sont distincts et l'enseignement différent. Loin de professer la tolérance et de créer les conditions d'une vie commune, le système scolaire en Bosnie ravive les animosités. Laissons ces enfants terminer leurs études ici, laissons-les choisir de rester ou de rentrer dans leur pays lorsqu'ils se sentiront prêts et suffisamment en sécurité pour le faire.
Demandons au Conseil d'Etat par le biais de cette motion de renoncer au renvoi forcé de tous les Bosniaques.
Mme Esther Alder (Ve). Au nom des Verts, je vous demande de soutenir cette motion. Il ne vous est demandé qu'un peu d'humanité. Il n'y a pas d'urgence, nul n'est besoin d'agir dans la précipitation. Faisons en sorte que ces personnes, à leur retour en Bosnie, trouvent autre chose que haine, angoisse et désespoir.
Mme Elisabeth Reusse-Decrey (S). J'aimerais intervenir sur la question des mines antipersonnel, domaine dans lequel je crois avoir une certaine légitimité pour le faire. L'année dernière, le Grand Conseil avait voté à l'unanimité une résolution condamnant les affreux traumatismes causés par les mines antipersonnel et demandant leur interdiction.
La Suisse a signé au mois de décembre le traité d'Ottawa interdisant les mines antipersonnel. Le premier paragraphe de ce traité dit que les Etats parties sont - je cite - déterminés à faire cesser les souffrances et les pertes en vies humaines causées par les mines antipersonnel. Il y a en Bosnie environ 2 millions et demi de mines antipersonnel. Nous avons cherché à savoir si elles étaient situées dans des zones où allaient être renvoyés des réfugiés. Nous avons pointé toutes les situations genevoises pour avoir un échantillon de la Suisse. Le résultat révèle que 85 % des familles bosniaques domiciliées dans notre canton vont être renvoyées dans des zones minées. Les autorités suisses sont conscientes de ces dangers, puisque des cours de sensibilisation ont été proposés aux Bosniaques qui vont se trouver confrontés à des mines antipersonnel.
Nous avons signé le traité d'Ottawa, la Suisse soutient des projets de déminage en Bosnie et nous n'avons - pour l'heure - pas le droit de renvoyer des innocents sur des champs de mines. C'est pour cela que je vous invite à voter cette motion.
M. Gérard Ramseyer, président du Conseil d'Etat. Selon ce qui vient d'être exposé, cela m'intéresserait de savoir si ce sera un jour le moment de procéder aux renvois précités. Il semblerait que ce ne soit jamais le cas; par conséquent il n'y a pas de renvois !
J'ai assisté ce matin à une conférence de presse à Berne donnée par M. le conseiller fédéral Koller sur la problématique de l'asile; je vous renvoie à ses propos.
Sans aucune envie de polémiquer, votre motion évoque uniquement les renvois forcés. Ne devriez-vous pas admettre l'ambiguïté avec laquelle vous décrivez la situation par rapport aux renvois qui ne sont pas forcés mais qui sont l'objet d'un consensus ? Est-ce qu'une attribution financière peut empêcher une mine de sauter ? Votre description de la situation sur place est apocalyptique; il n'en reste pas moins que certains Bosniaques retournent volontairement chez eux. La situation telle que vous la décrivez me laisse quelques doutes. Je suis tenu néanmoins de faire respecter les directives fédérales sans quoi nous courons le risque d'en supporter financièrement le coût. Il s'agit d'un problème humain pour lequel j'ai beaucoup de respect. Je pense avoir exprimé clairement mon opinion à ce sujet; je vous laisse à vos responsabilités.
Mise aux voix, cette motion est adoptée.
Elle est ainsi conçue:
Motion
(1211)
Non au renvoi des Bosniaques
Le GRAND CONSEIL,
considérant:
1. le rapport de l'Institut d'ethnologie de l'Université de Berne, commandé par le Conseil fédéral lui-même;
2. la situation de détresse de nombreuses familles menacées par une décision de renvoi imminent en Bosnie;
3. l'urgence de surseoir à ces renvois,
invite le Conseil d'Etat
- à renoncer à tout renvoi forcé jusqu'à plus ample information sur la situation en Bosnie;
- à favoriser et soutenir, en lien avec le monde associatif, la mise en oeuvre d'un réseau de solidarité (communes, églises, écoles, etc.) assurant une partie de la prise en charge des Bosniaques menacés de renvoi.