Séance du jeudi 18 décembre 1997 à 17h
54e législature - 1re année - 3e session - 59e séance

M 1059-A
36. Rapport de la commission de l'enseignement et de l'éducation chargée d'étudier la proposition de motion de Mmes et MM. Roger Beer, Thomas Büchi, Hervé Dessimoz, Daniel Ducommun, Michel Ducret, John Dupraz, Pierre Froidevaux, Elisabeth Häusermann, Pierre Kunz, Gérard Laederach, Bernard Lescaze, David Revaclier, Marie-Françoise de Tassigny, Jean-Philippe de Tolédo et Michèle Wavre concernant l'introduction du bilinguisme à l'école. ( -) M1059
Mémorial 1996 : Développée, 3428. Renvoi en commission, 3439.
Rapport de Mme Liliane Charrière Urben (S), commission de l'enseignement et de l'éducation

Déposée le 2 mai 1996 par l'ensemble du groupe radical de la précédente législature, la motion 1059 fut renvoyée à la commission de l'enseignement et de l'éducation le 20 juin 1966. Elle fut traitée les 12, 19 et 26 mars, 9 et16 avril 1997 par ladite commission sous la présidence de Mme Elisabeth Häusermann.

Préambule

Tant au cours des auditions que lors des discussions internes de la commission, les termes «bilinguisme», «sensibilisation», «bain de langue» «immersion», «éveil aux langues ou aux langages des autres», «apprentissage d'une langue seconde», etc., furent utilisés non sans créer quelque confusion, chaque expression ne recouvrant pas forcément le même contenu pour les différents intervenants.

Sans prétention scientifique quelconque mais en se basant simplement sur les éclaircissements donnés par les spécialistes du département de l'instruction publique, on peut néanmoins préciser que:

- L'éveil au langage et à la culture des autres, possible dès l'école enfantine, est une occasion saisie en fonction des diverses langues pratiquées par les élèves d'une école donnée. Les activités menées visent à la reconnaissance de la propre langue de chaque enfant de l'école et non à l'acquisition de compétences langagières dans une autre langue que le français. Cela n'empêche pas que des comparaisons, des parentés, au contraire des différences, soient proposées.

- La sensibilisation est centrée sur une seule langue (à Genève l'allemand) et tend à sensibiliser les élèves aux sons, aux rythmes de cette langue. Ce type d'activités, essentiellement orales, est pratiqué dans quelques écoles dès la deuxième année primaire.

- L'apprentissage d'une langue étrangère est certainement la forme la plus connue. Il consiste à étudier une langue étrangère, à raison de plusieurs heures hebdomadaires, dans un environnement francophone.

- Le bain de langue est une exposition permanente, 24 heures sur 24, à une langue étrangère, généralement dans le milieu naturel de celle-ci. C'est la situation classique rencontrée par les émigrants.

- L'immersion est un modèle qui ne considère pas la langue étrangère exclusivement comme un objet d'étude mais comme un instrument de communication pour la transmission des savoirs des disciplines scolaires, langues comprises bien évidemment. C'est la situation courante des élèves qui suivent une école où la langue utilisée à tous niveaux n'est pas la leur.

- Le bilinguisme est caractéristique d'une région où deux langues sont pratiquées par la population, par exemple Bienne ou les zones limitrophes de deux régions linguistiques différentes en Valais, à Fribourg, etc.

- L'enseignement bilingue consiste à enseigner aux mêmes élèves n'importe quelle matière, indifféremment dans une langue ou une autre. Il peut se pratiquer dans une région non bilingue: les écoles inter-nationales de Genève, la Vallée d'Aoste.

- L'enseignement bilingue français/allemand n'est pas un enseignement de français et d'allemand mais bien un enseignement en allemand et en français.

Auditions

M. Moser, directeur de l'école privée du même nom, et Mme Effront, professeur originaire de Berlin, présentent l'intéressante expérience d'enseignement bilingue conduite avec des élèves à partir de 10-11 ans. Pour l'instant, une seule classe, soit 12 élèves sélectionnés parce que «scolairement bons», participent à cette initiative pédagogique où l'allemand préside les deux premières heures de la journées. Le vocabulaire acquis est repris en fin d'après-midi, in situ, lors de cours de dessin, musique, bricolage. Après six mois de ce régime, les élèves sont capables de suivre une branche - par exemple la géographie - en allemand. Puis suivent la biologie, l'histoire, les mathématiques, etc. Selon le principe «une personne, une langue» les professeurs qui enseignent en allemand sont tous de langue maternelle allemande.

Les résultats sont encourageants, les retombées sur l'apprentissage d'autres langues, voire d'autres disciplines, remarquées.

Dans l'enseignement primaire public, M. Auguste Pasquier est responsable du service des langues, tandis que Mme Marti est préposée à l'enseignement de l'allemand. A préciser d'emblée qu'un nouveau système d'enseignement de l'allemand, dès la 4e année primaire, sera mis en place dès la rentrée 1997.

L'éveil aux langues tel que pratiqué dans quelques écoles genevoises s'appuie sur l'opportunité, soit la présence, dans un établissement, de langues étrangères. Il peut déboucher sur l'allemand. Par ailleurs, l'allemand enseigné dès la 4e primaire a pour but premier de sensibiliser les élèves à cette langue, d'où des situations de quiproquo souvent évoquées lorsque ces mêmes enfants arrivent au cycle d'orientation et qu'on considère, à tort, qu'ils ont derrière eux trois années d'apprentissage de l'allemand.

L'expérience de bilinguisme menée dans la Vallée d'Aoste est riche à plus d'un titre et par exemple par la confrontation continuelle de deux langues qui obligent à des constructions de concepts dans les deux langues. Curieusement, des élèves (en très grande majorité de langue maternelle italienne ou valdôtaine) se révèlent meilleurs dans des travaux de mathématiques lorsque les épreuves sont rédigées en français plutôt qu'en italien... L'enseignement bilingue débute dès la 1re année primaire.

M. M. A. Pasquier, signalant que des initiatives de même nature existent en Catalogne, au Pays basque, au Canada, remarque aussi que des tensions politiques sont notoires dans ces même contrées, notamment à propos de la langue.

Quant à la formation continue ou complémentaire indispensable des enseignants, elle constitue partout un des aspects essentiels de la réussite - ou

de l'échec - de l'introduction d'une forme de bilinguisme à l'école. Dans les circonstances actuelles, bien que la plupart des enseignants primaires aient déjà une formation de base en allemand, elle est insuffisante, même si être bilingue, dans l'acception moderne du terme, signifie simplement être capable de parler comme un allemand moyen, soit «oser s'exprimer dans une deuxième langue tout en admettant ses maladresses».

Pour ce qui est de son service, M. Pasquier estime qu'en l'état, compte tenu de l'ampleur des moyens nécessaires, il n'est pas à même de pouvoir assurer et assumer une formation continue, digne de ce nom, du corps enseignant primaire.

Pour le syndicat des enseignants primaires, la Société pédagogique genevoise (SPG), son président M. Georges Pasquier, tout en relevant les intentions louables de la motion, décèle quelques difficultés majeures pour sa mise en application. Acquise à la sensibilisation précoce, l'éveil aux langues, la SPG fait une grande distinction avec «immersion partielle précoce», celle-ci ne devenant porteuse que dès l'instant où la famille de l'enfant est bilingue et où l'action de l'école se répercute à la maison.

La SPG relève également que les classes genevoises accueillent un nombre important d'enfants francophones qui, eux-mêmes, rencontrent de gros problèmes à entrer dans la langue française du fait de leur manque de vocabulaire. Les enseignants souhaiteraient également, et en priorité, aider les enfants d'une autre langue maternelle à se stabiliser dans leur langue maternelle et en français.

M. Georges Pasquier voit une dérive dans le fait de comparer des expériences, voire des pratiques courantes, mises en place dans des écoles privées, avec les conditions de l'enseignement public. Son syndicat s'étonne également que l'autorité politique se saisisse d'un tel projet - certes fort intéressant dans l'idéal (M. G. Pasquier bilingue lui-même, en mesure les avantages) alors que l'école primaire rencontre à chaque rentrée d'énormes difficultés à obtenir les postes nécessaires à son fonctionnement ordinaire. Or, l'introduction du bilinguisme entraînerait la mise en place de moyens importants, financiers en particulier. Quant à créer quelques îlots bilingues privilégiés, la SPG y voit une atteinte au principe d'égalité de traitement des élèves.

Pour Mme Brunschwig Graf, chef du département de l'instruction publique, le bilinguisme est une réalité à Genève puisque la langue maternelle de près de 40% des élèves du primaire est autre que le français. Par ailleurs, les cantons romands se sont engagés, par esprit confédéral, à enseigner l'allemand dans leurs écoles. Autre chose est de rendre cette langue accessible à chacun pour qu'elle devienne un élément réel d'intégration au pays fédéral. Elle estime illusoire une solution imposée par un décret généralisé. Il s'agit plutôt de déterminer le type d'enseignement et le type d'approche à préconiser. Elle dégage également deux exigences à respecter: la langue, reflet d'un élément culturel indispensable, et la discipline à maîtriser.

Souci de formation, besoins prioritaires de l'école, comparaisons inappropriées entre écoles privées et écoles publiques (ne serait-ce que sur le plan de la représentativité), vocation d'accueil des quelque 30 000 élèves du public, etc., autant d'éléments à prendre en compte pour traiter cette motion.

Quant à la direction de l'enseignement primaire, par la voix deMme T. Guerrier, elle souligne, comme tous les auditionnés, l'importance de la sensibilisation des élèves dès le plus jeunes âge, à entendre, écouter des sons, des mots, des rythmes de langues différents. Mais encore une fois, il ne s'agit pas là d'immersion ou d'apprentissage. Sur le plan de la formation des enseignants, une première et simple démarche pourrait déjà consister à recenser les compétences et à travailler sur les objectifs visés par l'entrée (sensibilisation, etc.) dans une langue seconde.

Mme Guerrier relève encore que l'accès des jeunes à la pratique d'autres langues que leur langue maternelle est un souci de tous les pays. Encore faut-il qu'il s'accompagne d'une volonté politique.

Discussion

Enrichissants, nourris et courtois, entremêlés d'ailleurs avec les propos des personnes auditionnées avec qui le dialogue fut à la fois instructif et formatif, les débats de la commission aboutissent en un premier et unanime constat: tous les commissaires sont d'accord sur le fond, le bilinguisme est un bagage essentiel que tous voudraient pouvoir offrir à la jeunesse de nos écoles. Ce sont les voies et moyens pour y parvenir qui compliquent la situation, voire la rendent difficile à concrétiser. Non seulement la proposition de la motion 1059 a un coût en espèces sonnantes et trébuchantes, mais encore revêt-elle un aspect psychologique ou moral. L'introduction d'une seconde langue (et laquelle?) dès les premiers degrés de la scolarité, conduisant la population à devenir bilingue avec le temps, n'est pas un acte gratuit. Et prendrait-on la décision courageuse, voire téméraire selon l'avis que l'on a sur le sujet, encore faudrait-il trouver les compétences, convaincre les sceptiques.

Conclusions

Plus modestement, la commission propose au Grand Conseil d'amender la motion.

Débat

Mme Liliane Charrière Urben (S), rapporteuse. Après que la commission eut terminé ses travaux, différents articles sur le bilinguisme ont paru dans les journaux, tels que «l'Hebdo», la «Tribune de Genève» ou le «Nouveau Quotidien». C'est dire qu'il s'agit d'un sujet d'actualité !

Je cite simplement la «Tribune de Genève» du 27 novembre : «La conférence des directeurs de l'Instruction publique a chargé un groupe d'experts d'élaborer un concept national pour l'enseignement des langues étrangères.» L'ensemble de l'article est favorable à l'introduction du bilinguisme, et on peut le comprendre. Notre parlement l'était également lors de la soumission de cette motion.

Je me bornerai à vous donner l'une des conclusions de l'expert qui dirige la commission, un professeur éminent de linguistique française à l'université de Bâle. Il dit que le bilinguisme est évidemment souhaitable pour l'ensemble des élèves de ce pays et précise : «Cela coûtera un peu plus cher, mais il est temps que la Suisse considère l'éducation comme une vraie priorité. Dans cinquante ans, nous souhaitons que les Suisses maîtrisent deux langues nationales, plus l'anglais et une autre langue.»

Les conclusions de la commission vont exactement dans ce sens, puisqu'elle a été unanime à reconnaître l'intérêt du bilinguisme. Certes, l'introduction du bilinguisme nécessitera certaines mises en place et des frais très importants.

C'est pourquoi nous souhaitons que le Conseil d'Etat étudie la possibilité et les conséquences de l'introduction, dès le plus jeune âge, du bilinguisme à l'école.

Une dernière précision. Des expériences tout à fait positives ont été faites dans des écoles privées. Malheureusement, elles ne peuvent être comparées avec celles des écoles publiques en raison de la taille des établissements, de la clientèle - si j'ose le terme - qui les fréquente et des contraintes imposées aux écoles publiques.

Je vous recommande d'accepter cette motion et d'en voter les conclusions.

Mme Marie-Françoise de Tassigny (R). Le bilinguisme est d'une actualité brûlante. Pouvons-nous énumérer les nombreux articles de presse et les débats menés par les médias à son sujet ? Tous s'accordent à dire qu'il faut une réelle volonté politique pour mettre en place une stratégie de l'enseignement du bilinguisme.

Je suis extrêmement bien placée pour affirmer que l'apprentissage d'une deuxième langue, chez les tout jeunes enfants, est une nécessité. A travers les jeux, l'enfant acquiert une deuxième langue avec une facilité déconcertante.

Nous devons encourager le département de l'instruction publique à s'engager dans cette voie de progrès. C'est grâce à cette approche d'une langue étrangère que nous pourrons donner aux futures générations des atouts pour mieux comprendre les autres. Notre pays a besoin de citoyens qui dialoguent au-delà de leur propre région linguistique, que ce soit pour des raisons économiques ou patriotiques. Le bilinguisme est une carte maîtresse et un outil important pour notre cohésion nationale.

Ces raisons fondamentales conduisent le groupe radical à renvoyer cette motion au Conseil d'Etat.

Mise aux voix, cette motion est adoptée.

Elle est ainsi conçue :

MOTION

concernant l'introduction du bilinguisme à l'école

LE GRAND CONSEIL,

considérant:

- l'importance accrue de la connaissance des langues;

- le rôle de l'école dans l'apprentissage des langues;

- la possibilité d'améliorer l'efficacité de l'école publique genevoise dans ce domaine,

invite le Conseil d'Etat

- à étudier la possibilité et les conséquence de l'introduction, dès le plus jeune âge, du bilinguisme à l'école;

- et à proposer à cet effet au Grand Conseil un projet concret et chiffré.

C'est donc à l'unanimité que la commission de l'enseignement et de l'éducation vous engage. Mesdames et Messieurs les députés, à accepter cette motion amendée et à la renvoyer au Conseil d'Etat.