Séance du
jeudi 4 décembre 1997 à
17h
54e
législature -
1re
année -
2e
session -
55e
séance
M 1158
LE GRAND CONSEIL,
considérant:
1. la nécessité de disposer des moyens les plus divers de lutte contre le chômage;
2. le besoin de formation et de recyclage individuels;
3. le partage du travail comme une piste possible du développement socio-économique,
invite le Conseil d'Etat
1. à établir un programme sabbatique pilote sur trois ans dans le cadre de:
a) 5-8 services de l'administration publique,
b) 5-8 entreprises privées;
2. à remplacer les postes sabbatiques financés à 50% au moins par des chômeurs pris en charge par l'employeur et par l'assurance-chômage;
3. à renseigner le Grand Conseil annuellement sur le déroulement du programme et sur ses impacts sociaux, économiques et financiers;
4. à présenter une évaluation complète après 3 ans.
EXPOSÉ DES MOTIFS
Il est une fonction de l'Etat souvent oubliée, qui est celle de laboratoire social.
Au vu de l'intérêt suscité par le partage du travail souvent considéré comme offrant des chances de renouveau au tissu social, il paraît souhaitable de tenter l'expérience d'une de ses applications dans le cadre de l'Etat, avec des comparaisons avec le secteur privé. Une solution de partage de travail, d'ores et déjà pratiqué en Belgique, est celle d'un jumelage année sabbatique/chômage. Deux chercheurs genevois, le Dr L. P. Luka et le professeurP. L. Kukorelli, directeurs de l'Institut de recherche pour les loisirs actifs et la redistribution du travail (IRLAT), ont travaillé cette hypothèse qui fait l'objet de la présente motion.
Les motionnaires souhaitent par ce projet ciblé dégager d'autres pistes possibles et les voir tester rapidement, car, au-delà des mots, l'action-pilote, l'essai et le réel permettent sans nul doute de progresser. Si le présent projet ne concerne qu'une catégorie spécifique relativement privilégiée d'une communauté, il n'est pas moins un essai à tenter.
Buts du projet
1. Optimaliser l'occupation sur le marché de l'emploi en combinant les possibilités de congés sabbatiques des personnes ayant un emploi avec les possibilités d'occupation et peut-être même de perfectionnement ou de réinsertion de chômeurs. Un meilleur équilibre serait atteint sur le marché de l'emploi.
2. Permettre à l'entreprise ou au service public pendant une rocade de quelques mois entre un chômeur et un collaborateur d'établir pour ce dernier un programme de formation continue quasiment sans frais supplémentaires.
3. Proposer un laboratoire social public/privé, neutre financièrement, et ouvrant une voie au partage d'emploi.
Introduction des chercheurs genevois
«Il est incontestable que le problème du chômage est actuellement l'un des fardeaux socio-psychologiques les plus cruciaux dans les pays industrialisés» écrivait en 1988 déjà le Dr Luka après son séjour à Stanford, Californie.
«Les répercussions néfastes sur la santé somatique, la santé mentale, la criminalité, le fonctionnement de la famille et l'éducation des enfants de chômeurs créent un climat de mécontentement qui augmente la fragilité des familles et ajoute à la tension sociale un élément qui peut faire basculer la collectivité vers l'agressivité. Vu l'évolution de la technologie dans tous les domaines - de l'industrie à l'administration - on craint que le phénomème du chômage n'augmente dans les temps à venir si une solution valable - acceptable d'une façon permanente et à long terme pour les employeurs et les employés - n'est pas trouvée et appliquée dans un délai relativement court pour permettre un changement de tendance et créer un espoir réaliste pour la société.»
«Un nouvel arrangement de la répartition des emplois et du temps libre dont peuvent bénéficier les chômeurs et les employés n'ayant jamais chômé (sans que la productivité globale et l'intérêt des employeurs n'en soient affectés) nous semble l'unique issue réaliste.»
«La redistribution du travail, dans le présent projet, ne recherche pas un gain économique ou financier, ni en ce qui concerne les dépenses consécutives au chômage, ni dans les salaires dépensés pour la production; mais ce gain est incontestable sur plusieurs plans, en particulier sur:
- une réduction des frustrations consécutives au désoeuvrement et les conséquences de ces frustrations telles que grèves, manifestations de rue, appels à l'anarchie;
- la santé somatique et mentale des chômeurs (et des travailleurs n'ayant jamais chômé);
- la stabilité des institutions sociales, surtout l'école et la famille;
- la confiance tant individuelle que collective dans l'avenir;
- la réduction de la délinquance et de la violence découlant du chômage;
- l'amélioration des connaissances professionnelles qui intéresse surtout les victimes du sous-emploi;
- l'amélioration de la qualité de vie, l'élargissement de l'horizon culturel et professionnel.»
Sondage d'opinion
Un sondage d'opinion a été effectué en 1988 par les professeurs L. Luka (psychiatre) et P. Kukorelly (économiste) de Genève. Il visait à évaluer le désir des salariés interrogés à interromptre leur vie professionnelle active pour une période d'un an.
Résultat du sondage
«Après un sondage pilote à Paris, nous avons analysé 400 réponses venant de Toulouse et 386 de Munich; 401 réponses de femmes et 385 d'hommes. L'intérêt exprimé pour une année sabbatique est particulièrement frappant: 82% des femmes et 70,7% des hommes se déclarent désireux de prendre une année sabbatique. Ceux qui seraient intéressés à prendre une année sabbatique avec un salaire inférieur ou égal à 50% représentent 25% à Toulouse et 32% à Munich. La proportion de ceux qui désireraient une rémunération de 75 à 90% de leur salaire habituel s'élève à 57% à Toulouse contre 46% à Munich (...).»
Sur l'ensemble des 786 réponses obtenues à Toulouse et à Munich, avec les 196 obtenues par le premier sondage à Paris, soit 982, plus de 75% des personnes interrogées souhaiteraient une période sabbatique, c'est-à-dire une interruption de carrière professionnelle de longue durée après sept ans d'activité professionnelle.
Un changement sabbatique est souhaité par une majorité, avec tous ses risques et surprises, même si le revenu devait être inférieur au revenu habituel.
De façon échelonnée, on peut déduire que si 10% des travailleurs actifs partaient consécutivement en année sabbatique, 100% des chômeurs trouveraient une offre dans un pays où le chômage se situe autour de 10% - ce qui est le cas des pays de l'Union européenne. Ce remplacement - si cela était complètement adéquat et arithmétique - réglerait le problème du chômage à 100% parce que les prochains 10% de sabbaticiens devraient obligatoirement eux aussi être remplacés à leur tour. Le chômage disparaîtrait complètement si les travailleurs maintenaient leur rythme de 10% de congé sabbatique par an.
Les quatre parties concernées
1. Le travailleur.
2. Le chômeur.
3. L'employeur.
4. L'assurance-chômage.
1. Le travailleur
Le travailleur a une ancienneté de plus de sept ans au sein de l'entreprise lorsqu'il désire prendre un congé sabbatique. Ce congé peut durer de 6 à 12 mois et devrait permettre à l'intéressé de faire soit un séjour de perfectionnement à l'étranger, soit de poursuivre une formation, soit d'exercer une activité culturelle ou artistique, etc. Le travailleur toucherait environ 50% de son dernier salaire versé par l'employeur.
Au moment de l'entente entre employeur et employé et après avoir fixé la date du début de l'année sabbatique, l'employé s'engage à trouver un chômeur indemnisé apte à le remplacer pendant son absence. Il en assurera la mise au courant. Au retour du congé sabbatique, l'employé reprend son poste de travail.
2. Le chômeur
Il exercera une occupation durant 7 à 12 mois. Il est mis au courant par le travailleur qu'il est appelé à remplacer. Pour cette activité, il touchera une rémunération de l'ordre de 25-30% du salaire payé à la personne qu'il remplace.
3. Employeur
Il signe un contrat de travail d'une durée déterminée avec le chômeur. Il lui versera une rémunération de l'ordre de 25-30% du salaire que touchait le sabbaticien. Au début de son activité, le chômeur n'offrira sans doute pas les mêmes prestations de travail que le sabbaticien, mais si l'adaptation et l'apprentissage s'améliorent, il recevra une augmentation sans dépasser les 50% du salaire du sabbaticien.
4. L'assurance-chômage
Trois solutions sont possibles.
a) Réalisation d'un gain intermédiaire
LACI révisée: la rémunération devra être conforme aux usages professionnels et locaux.
b) Réalisation d'un stage de réintégration (art. 59 à 61 LACI)
La possibilité de faire un stage n'est ouverte qu'aux chômeurs qui sont difficiles à placer. Si le stage est considéré comme un stage de perfectionnement professionnel ou un recyclage au sens des articles 59 et suivants LACI, l'assurance-chômage verse au stagiaire l'indemnité. Le salaire obtenu durant le stage devra toutefois être assimilé à un revenu provenant d'une activité à temps partiel et déduit de l'indemnité en cas de fréquentation d'un cours.
c) Programmes d'occupation temporaire (art. 72 LACI)
L'aptitude de l'assuré peut être améliorée
- en réhabituant le chômeur à un rythme de travail régulier;
- par une formation professionnelle pratique.
Il est possible et même souhaitable que des stages pratiques se déroulent au sein même des entreprises.
Cette possibilité serait également ouverte aux chômeurs ayant épuisé leur droit aux indemnités.
L'assuré ayant droit aux indemnités de chômage reçoit durant la participation au programme également une rémunération versée par l'organisateur et subventionnée par le fonds de l'assurance-chômage et le canton.
Des programmes d'occupation ne peuvent être subventionnés qu'en ces de chômage prononcé (1% de chômage dans le canton).
Cette dernière solution semble la plus réaliste.
Nous souhaitons que le Grand Conseil prenne en considération ce projet et accepte de l'étudier en commission, comme un des éléments de la lutte contre le chômage et comme une tentative de restructuration du travail dans la région genevoise.
Débat
M. Armand Lombard (L). Notre motion est simple et ne suscitera pas une longue discussion.
Son objectif est de trouver une piste et un type d'action pour le partage du travail dont nous débattons depuis quatre ans et pour lequel nous n'avons guère reçu de propositions réalistes. Actuellement, la commission de l'économie se penche sur deux textes législatifs et c'est positif.
Le but principal de notre motion est d'inciter à une discussion, à ouvrir un débat et à rechercher de nouvelles solutions pour le partage du travail.
Le sujet est complexe. On cherche à diminuer le temps du travail, à inclure le travail sous diverses formes rémunérées ou non, à inciter les entreprises à créer des temps partiels et à les compenser par d'autres temps partiels moindres. Chacun a des idées mais personne n'a de solutions pratiques.
Mon collègue Koechlin et moi-même avons découvert dans une proposition des professeurs Luka et Kukorelli... (Interruption de M. Claude Blanc.) Monsieur Blanc, vous n'avez pas besoin de crier ! Je disais que la proposition des professeurs universitaires Luka et Kukorelli est de remplacer par un chômeur, financé par l'assurance-chômage, une personne désirant prendre une année sabbatique.
Des chômeurs pourraient ainsi retravailler et les personnes, ayant décidé de prendre une année sabbatique pour se perfectionner, dans le cadre de leur entreprise, en suivant une formation professionnelle continue ou supplémentaire, pourraient partir à moindres frais. Si ces personnes recevaient 100% de leur salaire, cette motion serait évidemment sans objet.
Du sondage opéré par ces deux professeurs, il est ressorti que plus de la moitié des personnes interrogées accepteraient, en année sabbatique, 50% de leur salaire, «voire moins». Notre deuxième invite doit d'ailleurs être complétée dans ce sens.
Ce projet est, certes, élitaire, parce que les salariés modestes ne peuvent malheureusement y prétendre. Cela dit, le partage du travail concerne aussi les classes salariales supérieures. A cet égard, notre proposition est intéressante et je souhaite en discuter en commission.
Mme Fabienne Blanc-Kühn (S). Quand on lit l'intitulé «Proposition de motion concernant le partage du travail par la création d'emplois motivée par des congés sabbatiques» et que l'on connaît les noms des motionnaires, on se dit : Pétarade ! Le parti libéral entame sa grande révolution culturelle !
Nous ne pouvons qu'être d'accord avec vos considérants, Messieurs les motionnaires. Depuis des années, nous tenons les mêmes propos en réclamant des moyens divers pour lutter contre le chômage. Depuis des années, nous faisons des propositions dans ce sens et, d'ailleurs, nous vous attendons sur les nôtres, à la commission de l'enseignement, en matière de formation continue. Depuis des années, nous demandons un accès facilité à la formation et au recyclage individuels et préconisons le partage du travail comme une piste possible.
Comme je doutais quelque peu de la révolution culturelle du parti libéral, j'ai lu attentivement l'exposé des motifs.
J'ai constaté que vos motivations étaient principalement d'ordres moral et social. Il nous importe, à nous aussi, de répartir le travail de manière différente et plus égalitaire, mais pour nous ce partage doit constituer le levier de régulation du marché du travail. Or votre levier est celui d'une régulation sociale pour éviter que les gens ne descendent dans la rue, pour éviter des grèves, pour éviter des problèmes de santé somatiques et psychiques, ce qui est bien. Mais le problème est que seule la motivation sociale vous intéresse.
Par conséquent, il sera utile de vous entendre en commission sur la question particulière du marché du travail.
J'attire votre attention sur un point : avec votre proposition de congé sabbatique, vous entérinez le système de rotation du personnel et les contrats à durée déterminée, les chômeurs étant appelés à ne travailler que quelques mois.
D'autre part, je souhaite vous entendre à propos de votre deuxième invite qui propose de «...remplacer les postes sabbatiques financés à 50% au moins par des chômeurs pris en charge par l'employeur et par l'assurance-chômage;». Pour moi, elle fait uniquement référence aux fameux emplois temporaires qu'il a été si difficile de vous arracher lors de la modification de la loi sur le chômage.
Pour toutes ces raisons et dans l'espoir que le parti libéral est en train de vivre sa grande révolution culturelle, nous soutiendrons le renvoi de cette motion en commission.
Mise aux voix, cette proposition de motion est renvoyée à la commission de l'économie.
La séance est levée à 23 h 30.