Séance du jeudi 24 avril 1997 à 17h
53e législature - 4e année - 5e session - 16e séance

M 1100
6. Proposition de motion de MM. Chaïm Nissim et Bernard Clerc sur la taxation des transactions financières. ( )M1100

LE GRAND CONSEIL,

considérant :

- les déséquilibres croissants de l'économie mondiale se caractérisant notamment par un écart considérable entre l'économie réelle, productrice de biens et de services, et les transactions purement financières et spéculatives (devises, produits dérivés, etc.);

- le poids déterminant de ces transactions financières, évaluées en 1992 à plus de 1000 milliards de dollars par jour, alors que 3% de ce montant correspond au règlement des échanges de marchandises;

- que ces «produits» financiers détournent les capitaux de l'inves-tissement productif créateur d'emplois;

- que des économistes de plus en plus nombreux, tels James Tobin et Hazel Henderson, recommandent l'instauration d'une taxe de 0,5% sur ces transactions financières pour limiter et contrôler leur déve-loppement,

invite le Conseil d'Etat

- à procéder à l'évaluation des mouvements de capitaux générés à partir de la place financière genevoise;

- à étudier l'impact de l'introduction d'une taxe sur ces transactions financières.

EXPOSÉ DES MOTIFS

De plus en plus souvent, on constate que l'économique prime le politique, que les transactions financières ne connaissent pas de frontières nationales et encore moins cantonales, alors que les parlements dépendent de leur cadre territorial et des limites de leurs compétences.

Comme l'écrit le Financial Times: «Parce que ce sont eux qui traitent les milliards et les milliards de dollars qui transitent d'un pays à l'autre chaque jour, les marchés financiers sont devenus le juge, le gendarme et le jury de l'économie mondiale, ce qui ne laisse pas d'être inquiétant, étant donné leur propension à voir les événements et les politiques à travers les verres déformants de la peur et de la cupidité».

Aujourd'hui, aucune banque centrale ne dispose des réserves nécessaires pour lutter contre ces mouvements spéculatifs qui peuvent porter des torts considérables aux économies nationales et aux conditions de vie de leurs habitants. Par ailleurs, ces mouvements de capitaux sont fréquemment irrationnels et n'ont aucun rapport avec la réalité économique.

Nous ne pensons pas que ce phénomène soit inéluctable ou naturel. Il est moins le résultat d'avancées technologiques que la conséquence d'une démission volontaire ou passive des instances politiques.

Les motionnaires se rendent bien compte qu'une telle taxe sur les transactions financières devrait être appliquée de façon coordonnée au niveau mondial, faute de quoi ces transactions pourraient quitter la place qui, la première, déciderait de les taxer. De même, les premiers syndicalistes, au siècle dernier, se voyaient répondre par leurs patrons respectifs: «Si je vous donne les avantages que vous me demandez (par exemple de ne plus travailler le dimanche ou d'abolir le travail des enfants), le patron concurrent va me prendre mon marché parce qu'il va profiter d'une main-d'oeuvre moins chère.» C'est pourquoi ont été instaurées des conventions collectives couvrant une branche entière et des lois fixant les conditions générales de travail.

La motion que nous vous proposons vise donc à lancer le débat et à affirmer une volonté politique. C'est dans ce sens, Mesdames et Messieurs les députés, que nous vous demandons de lui réserver un bon accueil.

Annexe: article du Courrier/La Liberté du 12 mars 1995.

4Débat

M. Chaïm Nissim (Ve). Chaque jour que Dieu fait, le volume mondial des transactions des biens et des services atteint 11 à 12 milliards de dollars. Chaque jour que Dieu fait, le volume mondial des transactions purement financières atteint 1 300 milliards de dollars.

J'aimerais que vous réfléchissiez à ces deux chiffres : 11 à 12 milliards pour les biens et les services; 1 300 milliards de transactions financières ! Ces chiffres sont fournis par la Banque des règlements internationaux. Il sont confirmés, à quelques variations près, par d'autres sources. En fait, ce sont les mêmes. C'est, grosso modo, cent fois plus pour les transactions financières que pour l'économie réelle.

L'essentiel de ce marché est fait de transactions à très court terme sur les devises, 50% des opérations se faisant dans la journée et 80% des opérations courant sur moins d'une semaine. Cela signifie que la sphère spéculative, sorte de bulle de savon enveloppant des échanges frénétiques, un enrichissement artificiel basé sur du vent et non sur le travail, se situe bien au-delà de l'économie réelle, celle dans laquelle vous et moi sommes plongés; celle qui nous fait vivre.

Ces chiffres faisaient déjà peur à mon père. En bon banquier sérieux et prudent, il pressentait la catastrophe. Il savait bien qu'une trop grosse bulle de savon finit par éclater ! Il savait aussi que l'on ne pouvait trop charger le bateau avec des dollars virtuels, car à force d'effets de levier, de «swaps» et d'options, de «futures» et de «boosts» - Savez-vous ce que sont les «boosts», Monsieur Vodoz ? Ce sont des «banking in overall stability», autrement dit un acronyme marrant et aguicheur pour les gogos - nous finirions tous par nous casser la figure.

J'ai écrit : «La crise mexicaine de 1994/1995 nous a donné un avant-goût. L'enrichissement soudain de M. George Sorros qui, en une nuit en 1992, a gagné un milliard de dollars en jouant la livre sterling à la baisse, avec un fort taux de levier, nous montre bien que problème il y a. L'économie est en train de courir après le veau d'or, ce même veau d'or contre lequel Dieu essayait de prévenir les Juifs.»

Face à cette bulle spéculative qui menace d'éclater, de nombreux économistes, et non des moindres, se sont interrogés. L'idée de James Tobin, prix Nobel d'économie 1981, était de taxer les transactions financières à 0,5%. Ce taux très faible avait été calculé pour désamorcer uniquement les opérations spéculatives. Cette idée a été reprise et discutée assez souvent dans des milieux restreints. François Mitterrand et Jacques Delors l'ont fréquemment soutenue en public. En octobre 1995, une conférence internationale a même été réunie pour en débattre. Les professeurs Peter Keener de Princeton, Jeffrey Frankel et Barry Eichengreen de Berkeley l'ont également soutenue, tout comme Barber Conable, l'ancien président de la Banque mondiale, et Boutros Boutros Ghali.

L'analyse de tous ces économistes était qu'en réduisant les fluctuations des taux de change et en permettant une plus grande autonomie de gestion aux gouvernements, cette taxe aurait un effet stabilisateur sur les marchés monétaires. De plus, et c'est loin d'être négligeable, cette taxe aurait pu apporter plusieurs centaines de milliards de dollars aux Etats qui en auraient bien besoin pour combler leurs déficits budgétaires. Cette idée n'a jamais été mise en pratique. Elle bute sur deux problèmes.

Le premier est d'ordre idéologique. Dans cette période de néolibéralisme, il est difficile d'expliquer aux gens qu'une nouvelle taxe pourrait avoir un effet stabilisateur sur l'économie. Elle passera, hélas, plus facilement après la débâcle dont les premiers craquements se sont fait entendre au Mexique.

Le deuxième problème est pratique. Une telle taxe n'aurait de sens que si elle était adoptée simultanément par tous les pays du G7. Or, si le monde financier s'est internationalisé depuis longtemps et surtout après la grande libéralisation financière des années Reagan et Thatcher, le monde politique, lui, subit encore le carcan d'étroites frontières géographiques qui l'empêche de lutter, à armes égales, contre le monde financier des «golden boys» new-yorkais. Cela aussi changera après le krach !

J'en viens maintenant à notre motion. Quand nous invitons le Conseil d'Etat à étudier l'impact de l'introduction d'une telle taxe, nous n'imaginons pas, bien sûr, son introduction uniquement à Genève, encore que cela pourrait être marrant.

Plus sérieusement, nous suggérons que M. Vodoz, en bon gestionnaire à long terme de notre économie, prenne sur lui de réunir une conférence internationale, en s'appuyant sur la vocation internationale de Genève et son aura de gestionnaire libérale intelligente. Une telle conférence pourrait déboucher à terme, comme celle de Rio, sur des décisions et des engagements. Nous pourrions discuter du taux de la taxe, des exemptions, de la date d'introduction. Cette taxe pourrait sauver le monde de la banqueroute, prévenir l'éclatement de la bulle de savon dont je viens de parler. Le produit pourrait être investi dans de nouvelles activités créatrices d'emplois, par exemple la fabrication de capteurs solaires ou toute autre entreprise allant dans le sens du développement durable. Par exemple, on pourrait planter des arbres dans le Sahel avec le produit de cette taxe.

Je vous recommande donc le renvoi de cette motion en commission ou au Conseil d'Etat.

M. Daniel Ducommun (R). Je suppose que je ne violerai pas l'article 24 en parlant de ce sujet. Quoi qu'il en soit, je prends le risque de dire, Monsieur Ferrazino, que les deux auteurs de cette motion persistent à scier la branche sur laquelle nous sommes assis. Pensez donc, une activité qui marche encore à Genève ne peut être que suspecte !

Dans leur présentation, les auteurs globalisent leur motion faute de pouvoir la faire accepter uniquement à Genève. Il n'empêche que son caractère local apparaît clairement. Il est donc opportun de rappeler que le secteur financier genevois génère une part de valeur ajoutée de 16% du profit cantonal et qu'il contribue à la fiscalité genevoise à raison de 500 à 600 millions.

Est-ce dans cette soupe qu'il faut cracher, Messieurs Nissim et Clerc ?

Comme vous le soulignez vous-mêmes, une taxe sur les transactions financières ne pourrait être appliquée que de façon coordonnée et au niveau international. Prétendre que Genève puisse diriger cette tendance relève de l'utopie, voire d'une candeur coupable.

Actuellement, nous assistons au renforcement de la concurrence que se livrent les différentes places financières de par le monde. Les Etats ont perçu l'intérêt qu'ils ont à soigner l'attrait de leurs places financières pour les opérateurs internationaux.

A l'instar des autorités britanniques, avec la City de Londres, du Grand-Duché du Luxembourg ou plus récemment de la République d'Irlande, les autorités étrangères savent que la fiscalité détermine grandement l'établissement des marchés financiers dans leur juridiction.

La fiscalité est un des premiers éléments de la compétitivité d'une place financière. C'est un fait avéré que les activités financières délocalisent rapidement quand les conditions fiscales se détériorent.

Une fois parties - et c'est bien cela que l'on veut avec cette motion - ces activités sont difficiles à rapatrier, surtout en raison de la disparition des compétences humaines que de telles délocalisations entraînent inévitablement.

C'est là le défi majeur que la Suisse et Genève devront relever ces prochaines années.

En conséquence, le groupe radical refuse cette motion. Dans un tel contexte, le monde politique ne peut avoir le moindre intérêt à l'affaiblissement de ce pilier de l'économie genevoise. Au contraire, il devrait soutenir les efforts des milieux financiers de la place pour maintenir et développer une activité qui a beaucoup apporté au rayonnement et à la prospérité de Genève.

La motion 1100 va dans le sens contraire.

M. Bernard Clerc (AdG). Bien qu'ayant été déposée le 25 octobre 1996, cette motion est toujours d'actualité. Hasard du calendrier, un des spécialistes des produits dérivés, M. George Sorros, a écrit entre-temps un certain nombre de choses intéressantes.

Je cite quelques courts extraits de l'un de ses articles : «J'ai gagné une fortune sur les marchés financiers mondiaux, et je crains pourtant aujourd'hui que l'expansion débridée du laisser-faire capitaliste et l'envahissement de tous les aspects de la vie par les valeurs du marché menacent l'avenir de notre société ouverte et démocratique. Le principal ennemi de la société ouverte n'est plus le communisme, mais le capitalisme.»

Deuxième citation : «Je l'ai démontré ailleurs : considérer l'offre et la demande comme données indépendantes ne correspond pas à la réalité, du moins en ce qui concerne les marchés financiers. Et les marchés financiers jouent un rôle crucial dans la répartition des ressources. Sur ces marchés, acheteurs et vendeurs cherchent à escompter sur un avenir qui dépend de leurs propres décisions. Les courbes de l'offre et de la demande ne peuvent pas être considérées comme données, parce que chacune d'elles incorpore des anticipations sur des événements qui sont eux-mêmes façonnés par ces anticipations.»

Mesdames et Messieurs les députés, vous l'aurez compris, cette motion est éminemment politique. Ses invites sont modestes, contrairement à ce que prétend M. Ducommun. Nous demandons simplement à étudier un certain nombre de choses. Nous ne demandons pas l'introduction de cette taxe à Genève, puisque nous avons clairement dit, dans l'exposé des motifs, que cela ne servirait à rien. Notre motion permettrait simplement d'avoir une idée du mouvement de ces produits dérivés à partir de notre place financière, d'une part, et de ce que cette taxe pourrait rapporter si elle était introduite, d'autre part.

Il est vrai, Monsieur Ducommun, qu'en regardant, l'autre jour, le bilan de la Banque cantonale de Genève, je me suis aperçu que les investissements dans les produits dérivés ont doublé en l'espace d'une année. Grosso modo, ils sont passés de 1 à 2 milliards, si j'ai bonne mémoire. Je vous laisse imaginer ce qu'il pourrait se passer si un gros krach, de nature financière, se produisait sur le marché des produits dérivés ! La Banque cantonale n'aurait pas besoin d'une affaire de ce genre, compte tenu des difficultés qu'elle rencontre déjà en matière de crédits, notamment immobiliers.

Depuis quinze ans, trois facteurs caractérisent l'économie mondiale :

1. Un développement sans précédent de produits financiers de toutes sortes.

2. Une croissance exponentielle du volume des transactions financières internationales. M. Nissim vient de vous en donner quelques ordres de grandeur.

3. Seule une part infime de ces transactions sert au paiement d'échanges de biens et de services.

Quelles sont les conséquences de cette situation ?

1. Les capitaux sont détournés de l'économie productive en vue de rendements plus rémunérateurs sur les produits financiers.

2. Les banques centrales ne sont plus en mesure de lutter contre les mouvements spéculatifs sur les monnaies.

3. Par conséquent, le pouvoir politique et la démocratie, là où elle existe, sont affaiblis.

Si vous vous opposez à cette motion, ce ne sera que pour les raisons idéologiques évoquées tout à l'heure. Aussi je vous demande d'accepter soit le renvoi en commission soit le renvoi au Conseil d'Etat. Dites-moi ce qu'il vous en coûterait de savoir ce qui se passe en matière financière dans notre canton.

Mme Micheline Calmy-Rey (S). Nos lois, qu'elles soient fédérales ou cantonales, ne connaissent pas la taxation des gains en capital, a fortiori pas celle des flux financiers comme les opérations d'arbitrage sur les intérêts ou sur les taux de change.

Or il faut bien constater que cette absence crée une différence de traitement fiscal entre l'imposition d'un gain provenant de valeurs mobilières ou de transactions purement financières et celle d'un même gain provenant d'autres sources de revenu. Ainsi, l'impôt sur le revenu est moins progressif qu'il n'y paraît et, les gains en capitaux se concentrant surtout sur les revenus élevés, il y a de fait incitation à transformer les revenus ordinaires en gains en capital non imposés.

Cette subvention déguisée n'a, à l'heure actuelle, moins que jamais... (L'oratrice est interrompue.) Vous avez très bien compris, Monsieur Unger ! Je trouve votre réaction intéressante ! Je voulais dire que cette subvention déguisée n'a, aujourd'hui, moins que jamais lieu d'être, l'évolution boursière étant largement favorable et n'ayant nul besoin d'incitation fiscale.

La part des transactions financières est prédominante dans le volume global des transactions. Le professeur Tobin a calculé qu'avec une taxe de 0,5% les frappant les recettes potentielles annuelles pourraient être de l'ordre de 1 500 milliards de dollars.

La situation actuelle ne peut plus durer ! Même les partisans les plus convaincus d'Adam Smith et de «sa main invisible» demandent, aujourd'hui, des réglementations dans ce domaine.

Bien sûr, nous n'avons pas une influence suffisamment déterminante pour modifier les choses au plan international. Mais pourquoi, Monsieur Vodoz, ne prendriez-vous pas sur vous de convoquer une conférence internationale ? Si vous y parveniez, ce serait tant mieux ! Par contre, aux niveaux cantonal et national, l'Etat pourrait prendre quelques mesures par exemple un impôt sur les gains en capital ou sur les plus-values provenant des gains spéculatifs. Nous disposons là d'une petite marge de manoeuvre, puisque nous pouvons intervenir auprès de la Confédération.

Je sais bien que ce ne sera pas la taxe sur les flux financiers imaginée par le professeur Tobin, mais ce serait déjà un pas dans la bonne direction.

La législation fédérale n'est pas figée une fois pour toutes. Nous pouvons intervenir en suivant les voies que nous connaissons et en déléguant nos représentants, afin d'essayer de modifier la loi pour que les gains en capital soient taxés.

Il me semble que les circonstances actuelles justifient un nouveau débat sur la question et c'est pourquoi nous sommes favorables à cette proposition de motion. Nous souhaitons son renvoi en commission pour que soient étudiées les possibilités de sa concrétisation.

M. Chaïm Nissim (Ve). Monsieur Ducommun, vous nous accusez de cracher dans la soupe en cherchant à taxer les transactions financières.

Nous ne songeons pas à les taxer. Nous voulons simplement étudier une solution, en coordination avec d'autres pays et places financières.

Monsieur Ducommun, je vous le dis, cette «bulle» spéculative de 1 300 milliards quotidiens vous pétera à la figure comme une bulle de chewing-gum !

Nous courrons au krach, Monsieur Ducommun ! Celui-ci survenu, vous serez tout heureux d'étudier l'application d'une taxe semblable à celle du professeur Tobin, mais les gens se tourneront vers vous pour vous demander : «Pourquoi, vous les politiques, n'avez-vous pas voulu étudier l'application d'une telle taxe avant que le krach ne se produise ?».

Vous pouvez rire, Monsieur Ducommun ! Moi, je vous prédis que votre économie éclatera comme une bulle de savon d'ici dix ans.

M. Armand Lombard (L). M. Nissim nous abreuve constamment de son idéologie poétique et écologique. Nous commençons à en prendre l'habitude ! Nous en connaissons les mécanismes qui s'adaptent, ce soir, à deux axiomes, le premier étant «taxe et morale même combat !», le deuxième : «créer l'écologie c'est augmenter les taxes».

M. Nissim a appliqué le même raisonnement au mazout : le mazout pollue, on va le brimer et le taxer plus fortement ! Les énergies s'épuisent, on va les brimer et les taxer plus fortement ! Les riches ont l'odeur de leur argent, on va taxer les riches ! Les finances tournent trop vite, on n'y comprend plus rien, on va les freiner en les taxant. Ainsi, on comprendra mieux, et la bulle éclatera plus tard.

Le niveau de l'histoire, la démagogie de l'histoire, la réflexion de l'histoire, le social de l'histoire; je n'insiste pas... c'est scandaleux !

Quant à M. Clerc, il cherche un peu plus loin, Dieu merci ! Son réalisme est souvent extrême, et je ne le suivrai pas dans son idéologie financière en parfaite opposition au fonctionnement même du système capitaliste. Vous faites des amalgames, Monsieur Clerc. En effet, nous ne pouvons pas comparer les crédits d'une banque avec ses instruments dérivés et ses options. Ce sont des produits éminemment différents, et il ne suffit pas de les taxer en bloc pour que l'ordre règne.

Certes, il faut faire attention et contrôler. Certes, les instruments dérivés constituent un nouvel outil bancaire qui doit être compris et maîtrisé. Mais les taxer n'empêchera ni leur contrôle ni l'éclatement des bulles de M. Nissim ! Ce sont des mesures spécifiques, peut-être applicables uniquement dans le monde bancaire, qui permettront leur maîtrise, et pas une malheureuse taxe fixée par un malheureux parlement d'une petite communauté de quatre cent cinquante mille personnes !

Par ailleurs, vous présentez votre motion comme étant une invite à «une petite étude d'une petite taxe». Ce n'est pas cela du tout ! Vous êtes en train de promouvoir, à Genève, l'introduction d'une taxe qui sera l'amorce d'une taxation généralisée des transactions financières. Osez le dire et ne prétendez pas que c'est un petit machin de rien du tout ! Vous tentez de lancer un ballon d'essai que nous bloquerons par un vote négatif.

Pour ne pas continuer à être désagréable, j'évoquerai trois points plus fondamentaux.

Il est évident que le monde financier a évolué, et votre exposé des motifs rappelle, à juste titre, que les flux financiers représentent beaucoup plus que les investissements industriels. Avant la Première Guerre mondiale et juste après, les investissements productifs représentaient la majeure partie des transactions financières. Cela signifie qu'en trente années, dites les «trente glorieuses», les fonds se sont considérablement accumulés du fait des bénéfices des entreprises et que la masse à gérer est énorme; les instruments dérivés représentent dès lors un moyen de transférer sur les arbitragistes le risque préalablement pris par divers gérants, notamment ceux des fonds de pensions ou de trésorerie d'Etat.

Il est évident que ces transactions sont très nombreuses, mais ce n'est pas une petite taxe qui les freinera. Les montants sont énormes, et ils doivent être gérés, d'où l'intérêt des grandes banques suisses pour la gestion de ce volume qui n'existait pas dans le passé. Il est donc normal que ces masses existent et que nous disposions des outils pour les gérer. Il ne faut pas s'en offusquer, mais apprendre à les administrer correctement.

Sans doute, imaginiez-vous, avec votre motion centrée sur les transactions financières, pouvoir réalimenter une économie productive ? Cela ne se pourra pas ! En revanche, ne devrait-on pas parler davantage de l'emploi des investissements productifs, de leur rendement, de l'amélioration de leur gestion plutôt que d'aborder un domaine dont nous ne tenons pas tous les fils conducteurs ?

Freiner les transactions est un objectif vain. Dans quel but, pour quelle mission ? Parce que cela va trop vite ? Et puis quoi ? Maintenant on va plus vite en voiture qu'à pied il y a deux cents ans ! Pour remettre de l'ordre ? D'accord, mais ce n'est pas une taxe qui nous y aidera !

En réalité, vous voulez introduire un nouvel impôt, ce que Mme Calmy-Rey a clairement exprimé. Nous ne sommes pas d'accord ! C'est un nouvel impôt et pas une taxe ! Une taxe est appliquée quand l'Etat fournit un service supplémentaire. En l'occurrence, on ne donne rien. On se contente de dire : «On les taxe, parce qu'ils «font» beaucoup d'argent.» C'est aberrant et pas fondé !

Vous mettez en péril la Genève financière. Il ne faut pas trop jouer avec ça ! Notre République ne compte pas tant d'éléments positifs qui ont le vent en poupe, des centres actifs, des technologies de pointe, et ce n'est pas en jouant avec un petit essai sur la place financière genevoise juste pour voir... Demandez à «votre Monsieur Sorros» comment il réagirait à une taxe, aussi minime soit-elle - mais énorme sur des milliards - sur une place financière !

A l'évidence, ce serait pénaliser Genève, et je ne comprends vraiment pas le sens de votre démarche. En plus du reste, nous n'aimons pas, mais alors pas du tout, votre façon d'appliquer une dorure moralisante sur votre pilule.

C'est la raison pour laquelle nous nous opposerons absolument à votre dangereuse proposition.

M. Chaïm Nissim (Ve). Monsieur Lombard, vous auriez dû lire un ou deux bouquins de Tobin !

Monsieur Lombard, le but de cette taxe est de réduire un peu les fluctuations des taux de change. Ce faisant, vous donnez aux gouvernements une meilleure et une plus grande autonomie de gestion par rapport à la spéculation. Sous forme de fonds, vous leur insufflez l'oxygène dont ils ont besoin aujourd'hui pour mener des politiques d'investissements, par exemple planter des arbres dans le Sahel.

C'est cela que j'exprimais d'une façon imagée tout à l'heure. Il faut des fonds pour installer des capteurs solaires sur les maisons. Il faut de l'argent pour lancer une économie allant dans le sens d'un développement durable. En consentant de tels crédits, vous stabiliseriez l'économie et réduiriez la fréquence des fluctuations des taux de change.

C'est simple à comprendre. Le jour viendra, Monsieur Lombard, où vous appellerez vous-même cette taxe de vos voeux.

M. Bernard Clerc (AdG). Je suis heureux d'avoir entendu M. Lombard, parce qu'il a démontré, malgré lui, que nous avions vu juste avec cette motion.

Sa hargne contre cette proposition aux invites des plus anodines prouve que nous avons «tapé» juste. Ce qui vous inquiète, Monsieur Lombard, c'est le signe politique lancé par cette motion.

Vous avez déclaré quelque chose de très intéressant en disant que les capitaux accumulés au cours des «trente glorieuses» constituaient une masse énorme. Pourtant, c'est sur vos bancs que l'on se plaint le plus du manque d'argent, de la crise, de l'incapacité à satisfaire tous les besoins.

Tout le monde connaît l'existence des masses énormes de capitaux accumulés qui permettraient de couvrir largement les besoins essentiels de toute la population mondiale. Simplement, ces masses sont la propriété d'une petite fraction d'une infime minorité sur cette terre.

Le mot «taxe» vous effraie, quoique vous ne le craignez pas quand il s'agit de contrer l'imposition directe. Voyez-vous, nous faisons un pas dans votre direction en proposant une taxe, même pas forfaitaire, uniforme indépendamment du montant des transactions, ce qui devrait vous satisfaire.

Eh bien non ! En l'occurrence, le mot «taxe» vous effraie parce qu'avec cette motion nous voulons engager un débat. Personnellement, j'en ai marre d'entendre toutes sortes de gens, y compris dans vos milieux, dire qu'il y a un problème, que quelque chose ne joue pas avec les produits dérivés, que l'on court à la catastrophe. Ce discours se répand de plus en plus et, pourtant, personne ne veut poser le débat en termes politiques.

C'est ce que mon ami Chaïm Nissim et moi-même avons décidé de faire à une fort modeste échelle. Nous maintenons donc que le renvoi de cette motion en commission nous permettra d'y voir un tout petit peu plus clair.

M. Olivier Vodoz, conseiller d'Etat. A l'évidence, il n'y a jamais rien d'anodin dans ce parlement.

Cette motion, cela a été dit, reprend une thèse visionnaire, il ne faut pas craindre de l'affirmer au sens noble du terme, thèse développée depuis quelques années par un certain nombre d'économistes de niveau international, et en vertu de laquelle la nouvelle assiette fiscale pourrait être constituée par les transactions financières dont le volume a pris des proportions étonnantes, au niveau planétaire, sans commune mesure avec l'accroissement des biens et des services.

Cela a inspiré des idées et certains se sont demandé, dès lors qu'elles seraient instaurées au plan mondial, si elles ne pourraient pas servir au financement des activités des Nations Unies. C'est dire que ces idées-là ont largement cheminé.

Eu égard à la masse des transactions effectuées et aux montants importants sur lesquels elles portent, il apparaît à ceux qui ont étudié la question qu'une taxe, même d'un taux très modéré, serait de nature à générer des recettes fiscales importantes dans un premier temps, à réguler le volume de ces transactions dans un deuxième temps et, enfin, à permettre la mise en place d'un mécanisme évitant la formation de ces bulles spéculatives qui sont toujours le signe de dysfonctionnements dans ce domaine comme dans d'autres.

Il va de soi - et les motionnaires l'ont reconnu expressément - qu'une telle taxe ne peut être conçue et introduite que de manière concertée au niveau international, sinon mondial. A peine effectivement - d'autres l'ont dit ici - de provoquer des phénomènes de délocalisation préjudiciables, en définitive, pour la collectivité qui déciderait unilatéralement d'introduire un tel impôt. En effet, il s'agit plus d'un impôt que d'une taxe, mais peu importe les mots à ce stade.

Le droit fédéral actuel, en particulier la LHID, et probablement la législation en matière de droit de timbre, voire de la TVA, ne permettraient pas l'introduction d'une telle taxe sans autre. D'ailleurs, il n'en est pas question pour le moment, puisque seule une étude est requise.

Au nom du Conseil d'Etat et du département des finances, j'avoue humblement et très franchement que nous ne sommes pas outillés pour procéder à l'étude de ces flux financiers. Ceux-ci ressortent évidemment d'éléments basés sur des informations comptables et statistiques détenues par les institutions financières mondiales et régionales, les organes de surveillance bancaire, la Commission fédérale des banques au plan national et peut-être, dans une certaine mesure, certains offices de statistiques.

Les éléments que détient notre administration fiscale, indépendamment du secret fiscal, sont insuffisants. Cela ressort de l'analyse que nous avons faite après le dépôt de cette motion en décembre 1996. Incontestablement, nous ne disposons pas des éléments nécessaires et ne sommes pas certains que d'autres nous les fourniraient.

En revanche, je ne vous cache pas que je me suis demandé si une telle étude, dès lors qu'elle serait souhaitée, ne devrait pas être l'apanage du Conseil économique et social qui regroupe des personnes en relation avec entre autres la fondation «Place financière». Il pourrait analyser en toute sérénité la proposition saluée par plusieurs économistes internationaux.

Tout ce qui se passe dans ce parlement a une connotation tout sauf anodine, si bien que l'on va peut-être titrer demain : «Genève prête à introduire une taxe sur les transactions financières». Ce serait injuste, puisqu'on pénaliserait Genève par avance. En revanche, je pense que le Conseil économique et social serait à même de dégager des perspectives et de rédiger un rapport qu'il adresserait au parlement et au gouvernement. Cette solution serait la plus raisonnable.

Voilà pourquoi je doute de l'efficacité d'un renvoi de cette motion en commission ou au Conseil d'Etat.

C'est ce que je voulais vous dire, au nom du gouvernement, sur cette motion.

Mise aux voix, la proposition de renvoyer cette proposition de motion en commission est rejetée.

M. Bernard Clerc (AdG). M. Vodoz a dit qu'il ne s'opposait pas à ce que le Conseil économique et social étudie la question.

Qu'est-ce qui nous empêche de renvoyer cette motion au Conseil d'Etat pour qu'il donne mandat au Conseil économique et social d'étudier cette problématique ?

L'argumentation de M. Vodoz, dans son ensemble, appuie les thèses que nous avons développées dans cette motion.

M. Olivier Vodoz, conseiller d'Etat. J'ai pris la précaution de préciser qu'un vote de ce parlement sur un tel sujet me semblait contre-productif, en raison précisément de l'idée qui serait véhiculée par rapport au rôle que doit jouer Genève comme place financière.

Ceux qui, dans cette enceinte, souhaitent une étude de ce problème - c'est leur droit et ils ne sont pas les seuls à penser ainsi - doivent s'adresser au Conseil économique et social.

Pour ma part et celle du gouvernement, je pense que cette solution est préférable à un vote du parlement.

Mise aux voix, cette proposition de motion est rejetée.