Séance du jeudi 20 février 1997 à 17h
53e législature - 4e année - 3e session - 5e séance

M 1110
28. Proposition de motion de Mmes et MM. Claire Chalut, Fabienne Bugnon, Luc Gilly, Bernard Clerc, Pierre Vanek, Evelyne Strubin, Jean-François Courvoisier, Pierre-Alain Champod et René Longet concernant la mise en consultation des trois ordonnances fédérales sur le recours à la troupe. ( )M1110

LE GRAND CONSEIL,

considérant :

• que les trois «Ordonnances fédérales sur le recours à la troupe», à savoir l'Ordonnance pour:

 è assurer le service d'ordre (OSO) - révision totale;

 è assurer le service de police frontière (OSPF) - nouvelle;

 è la protection des personnes et des biens (OPPB) - nouvelle;

 ayant été soumises aux gouvernements cantonaux;

• que le délai de cette consultation est fixée au 31 janvier 1997;

• que ces Ordonnances soulèvent déjà l'inquiétude dans différents milieux;

• que leur mise en application nécessiteront de grands moyens financiers et matériels,

invite le Conseil d'Etat

à refuser, tant sur la forme que sur le fond, les trois Ordonnances susmentionnées et à le faire savoir publiquement.

EXPOSÉ DES MOTIFS

Le 1er octobre 1996, le chef du département militaire fédéral,M. A. Ogi, adressait aux partis politiques, aux gouvernements cantonaux, aux organisations qui le demandaient, une mise en consultation concernant les trois Ordonnances mentionnées sous les «considérants» de la présente proposition de motion.

L'énoncé de ces ordonnances a suscité l'ironie condescendante de certains milieux politiques. Plus d'un, notamment dans les rangs socialistes, a cru y voir la veille méthode éprouvée qui consistait à s'inventer un ennemi afin de justifier l'existence de l'armée. Cet ennemi ils l'ont trouvé à l'intérieur, c'est le chômeur qui réclame du travail, le citoyen qui fait valoir ses droits sur la place publique, le paysan pour la survie... Ces Ordonnances découlant cependant de l'adoption, par les Chambres fédérales, de la nouvelle loi sur l'armée et l'administration militaire contre laquelle aucun référendum n'a été lancé et les Ordonnances échappent au droit de référendum. En ce sens, la prise de position des gouvernements cantonaux est dès lors très importante.

La prise de position de notre canton l'est particulièrement pour deux raisons. D'une part, notre canton a été marqué de manière durable et dramatique par une des interventions de l'armée pour des tâches de service d'ordre. Le souvenir des antifascistes morts, sous les balles de la troupe, est une marque indélébile dans la conscience genevoise et appelle à des formes de résolution des conflits autres que celles militaires. D'autre part, à plusieurs reprises la population genevoise s'est prononcée contre l'armée (notamment dans le cadre des votations de novembre 1989 et de juin 1993) exprimant par là une volonté de voir réduite la place de l'institution militaire dans la société. Cette volonté vient d'ailleurs d'être confirmée par le succès de la récolte de signatures pour l'initiative «Genève, république de paix», cette dernière a été reconnue et sera bientôt soumise à ce Parlement. En ce sens, le gouvernement se doit, s'il veut tenir compte de l'opinion publique en général et pas seulement de ses options propres, d'inviter le Conseil fédéral à prendre en considération les données susmentionnées et à renoncer aux bataillons de police de l'armée.

Le rappel des faits tragiques du 9 novembre 1932 n'est pas fortuit. Comme en 1932, l'approfondissement de la crise économique et des tensions sociales constituent la toile de fond dans laquelle les Ordonnances s'inscrivent, L'«Etude de doctrine du Comité directeur du DMF» y fait d'ailleurs référence de manière explicite en diagnostiquant un «degré de probabilité très élevé» de troubles sociaux découlant de la situation économique et en revendiquant une continuité entre les Ordonnances actuellement soumises à consultation et les «missions de service d'ordre» accomplies par la troupe depuis le Sonderbund (voir annexe 1: intervention armée entre 1860 et 1971).

Une économie humaniste devra s'imposer inéluctablement, car, la mondialisation, la globalisation des marchés ont fait largement la preuve de leur échec : la pauvreté extrême touche un nombre de personnes toujours plus important, y compris dans notre pays. Les richesses continuent, comme jamais, à être accumulées et à reposer entre les mains d'une minorité toujours plus petite. Ces bouleversements sociaux, s'ils continuent à persister dans ce sens, ne peuvent que conduire à des conflits armées et ce n'est pas avec ces trois ordonnances fédérales que l'on prétendra de les modifier.

Seul un changement, profond, de la logique de marché actuel est susceptible d'amener une paix durable dans le monde. C'est un choix de société qui nous paraît incontournable.

A ne pas prendre à la légère

En préambule de sa lettre, M. Ogi précise que «lors des délibérations sur le plan directeur de l'Armée 95, les Chambres fédérales ont expressément approuvé le principe voulant que l'armée soit chargée, en plus de sa mission principale de prévention de la guerre et de défense, de contribuer à la sauvegarde générale des conditions d'existence».

Or, ces Ordonnances vont entrer en vigueur et soulèvent l'inquiétude, parfaitement justifiées, de nombreuses personnes et d'organisations. En effet, il suffit de rappeler, à ce stade, les exercices de «maintien d'ordre» effectués, récemment, par l'armée et le tollé qu'ils ont soulevé... En effet, «L'étude de doctrine», relative aux nouvelles ordonnances, élaborée et approuvée par le Comité directeur du DMF, revendique la continuité de la notion d'utilisation de la troupe pour des tâches de services d'ordre avec ces interventions.

Un outil inadéquat

Depuis plus de vingt ans, les autorités fédérales constatent l'inadéquation de l'armée actuelle aux tâches des sécurité intérieures que la Constitution et «la loi sur l'armée et l'administration militaire» lui attribuent. Non préparé, mal équipé, et surtout trop proche de la population à laquelle il pourrait s'identifier, le citoyen soldat ordinaire n'est pas fiable.

C'est en ce sens que le gouvernement et le parlement furent amenés à proposer la création d'un corps spécial de service d'ordre, la Police fédérale de sécurité, refusée en votation populaire le 3 décembre 1978. C'est également à partir de ce même constat qu'un groupe de super patriotes de l'état-major général en vint à fonder l'armée secrète P26.

C'est sur cette lucidité, quant à la prédisposition du citoyen soldat à tirer sur ses frères, que se fondent les nouvelles ordonnances. Partant à la fois du principe qu'il n'est «pas indiqué de voir l'Etat renoncer d'emblée à l'armée, instrument de contrainte», du constat des «lacunes en matière de doctrine, d'instruction et d'équipement» et des prévisions quant au «degré élevé de ce type d'intervention» [pour le service d'ordre], l'étude de doctrine du chef de l'état-major général aboutit à la nécessité de création de troupes qui «doivent être déjà totalement instruites et équipées en situation ordinaire en vue d'une disponibilité opérationnelle adéquate» [voir annexe 2 : liste du matériel]. Etablissant une hiérarchie entre différentes armes, l'étude aboutit à confier les tâches de service d'ordre aux sections de grenadiers territoriaux des bataillons d'infanterie. Ce qui, en langage courant, revient à dire que c'est aux volontaires fanatiques que reviendra la tâche de ... casser du manifestant.

Une véritable garde prétorienne

«L'étude succincte du Conseil de direction du DMF» est, on ne peut plus clair quant à la portée des interventions de ces nouveaux bataillons. Ceux-ci doivent, «grâce à leur équipement spécial, leur technique et leur formation, être à même, après une brève préparation, d'effectuer des interventions (...) avec rapidité et en profitant de l'effet de surprise».

Les ordonnances prévoient de placer ces nouveaux bataillons ainsi que les interventions sous la responsabilité d'un commandant désigné par l'autorité fédérale qui agirait en stricte collaboration avec les autorités du canton demandeur de l'intervention. Son rôle devrait, tant que les autorités civiles ne se trouvent pas «dans l'impossibilité d'agir», être subordonné à ces dernières.

C'est donc d'une véritable garde prétorienne que le gouvernement fédéral et les autorités cantonales pourront se prévaloir en cas d'application des ordonnances. Ceci est d'autant plus inquiétant que le Conseil fédéral pourrait décider seul de l'engagement de troupe de 2 000 hommes au maximum durant trois semaines, limite au-delà de laquelle il serait obligé d'en référer aux Chambres fédérales.

On peut aisément imaginer que, en suivant le fil conducteur d'un des derniers exercices en date, l'intervention de 2 000 grenadiers contre des cheminots (ou paysans) en grève n'aurait pas demandé tant de temps...

Des pouvoirs très étendus

Grâce à ces ordonnances, les gouvernements cantonaux et le Conseil fédéral ne s'accordent pas seulement des troupes de choc à leur entière disposition: ils s'octroient également des pouvoirs très étendus sous prétexte d'ordre public. Ainsi, elles leur permettent «d'imposer à la population des mesures restreignant les droits garantis par la Constitution». De plus, ces mesures peuvent leur être proposées par le commandant des bataillons engagés. Celui-ci peut encore «prendre de telles mesures de sa propre initiative si l'exécution de sa mission en dépend et si les autorités civiles sont dans l'impossibilité d'agir». Ce qui signifie que, dès lors que la troupe serait engagée, son commandant resterait en fin de compte seul maître de la situation, disposant du pouvoir de décréter l'état d'urgence !

Conclusion

Vu l'urgence et l'importance de cette proposition de motion et, en espérant que vous y ferez bon accueil, nous vous demandons, Mesdames et Messieurs les députés, de bien vouloir la transmettre au Conseil d'Etat.

ANNEXE 1

La continuité revendiquée

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ANNEXE 2

Matériel indispensable

1112Débat

M. Luc Gilly (AdG). Il est évident que nous allons retirer ce projet de motion, puisque nous avons obtenu une réponse le mois dernier et que le gouvernement devait rendre sa prise de position à Berne pour le 31 janvier.

J'ai pourtant quelques remarques à faire au sujet de cette motion. Je trouve dommage que l'Entente ait refusé d'en débattre en janvier dernier. En effet, le lendemain, le Conseil d'Etat nous donnait partiellement raison.

Je suis étonné, car M. Vodoz m'a répondu, il y a quelque temps, que c'était M. Maitre qui se chargerait de me répondre en me transmettant un document; aujourd'hui, c'est M. Ramseyer qui répond...

Je voudrais toutefois faire quelques remarques au sujet de la prise de position du Conseil d'Etat que j'ai enfin pu lire, Monsieur Vodoz.

Le Conseil d'Etat a joué, politiquement en tout cas, de manière relativement fine en ce sens qu'il apparaît résolument opposé à ce que les tâches de service d'ordre soient effectuées par la troupe. Hélas, il réintègre cette idée à la fin du texte concernant l'ordonnance sur la protection des personnes et des biens.

Le Conseil d'Etat accepte la deuxième ordonnance sans «broncher»; ce qui est plus grave, car elle concerne la protection des frontières. Je profite de l'occasion pour dénoncer ici la logique de la fermeture de nos frontières. Où se trouve, Monsieur Vodoz, la tradition d'accueil dont Genève ne se lasse pas de s'enorgueillir ?

Dans sa prise de position sur les tâches de service d'ordre, je me demande si le Conseil d'Etat ne désire pas malgré tout disposer de l'armée, mais sous le commandement du chef de la police. C'est ce qui transparaît, Monsieur Vodoz, dans le commentaire du Conseil d'Etat sur l'ordonnance de la protection des personnes et des biens.

Par contre, Monsieur Vodoz, quelle n'a pas été ma surprise au sujet des manifestations !

Les manifestations sont un droit parfaitement démocratique, reconnu et utilisé. De votre côté, vous considérez les manifestations comme étant le plus grand danger pour la société et vous soulignez - c'est écrit noir sur blanc - que : «...toute manifestation engendre une potentialité de violence.» Le droit de manifester est un droit fondamental, garanti par la constitution, Monsieur Vodoz ! Le gouvernement doit respecter ce droit plutôt que de le présenter comme un vecteur de violence, voire de «support à des actes terroristes» comme cela est également écrit dans ce texte.

Enfin, il est à relever que l'article confiant des compétences d'état de siège au commandant militaire n'est pas contesté sur des questions de principe - on ne suspend pas les droits constitutionnels - mais uniquement sous l'angle de la capacité de jugement du commandant. C'est grave, car vous reconnaissez implicitement cette compétence dans la mesure où elle est soumise à un élément contrôle.

Nous suivrons cette affaire de près !

Le Grand Conseil prend acte du retrait de cette proposition de motion.