Séance du jeudi 12 décembre 1996 à 17h
53e législature - 4e année - 1re session - 52e séance

PL 7533
6. Projet de loi de MM. Olivier Lorenzini, Pierre-François Unger et Bénédict Fontanet modifiant le code de procédure pénale (Indemnisation des personnes détenues ou poursuivies à tort) (E 3 5). ( )PL7533

LE GRAND CONSEIL

Décrète ce qui suit:

Article 1

Le code de procédure pénale, du 29 septembre 1977, est modifié comme suit:

Art. 114 B, al. 4 (nouvelle teneur)

4 Il peut allouer une indemnité équitable en tenant compte notamment du dommage économique et moral subi par le plaignant.

Art. 379, al. 2 (nouvelle teneur)

2 Le juge détermine l'indemnité en tenant compte notamment du dommage économique et moral subi par l'accusé, ainsi que du nombre de jours de détention.

Art. 2

La présente loi est applicable avec effet rétroactif aux plaintes et aux requêtes sur lesquelles il n'a pas encore été statué.

EXPOSÉ DES MOTIFS

Vous avez certainement été frappés par certaines décisions récentes de la Cour de justice de Genève, confirmées par le Tribunal fédéral et portant sur l'indemnisation des personnes détenues ou poursuivies à tort; ces décisions ont fait l'objet à juste titre de nombreux articles critiques dans la presse.

Le principe de l'indemnisation des personnes détenues ou poursuivies à tort est prévu par l'article 379 du code de procédure pénale qui renvoie au Règlement du 6 juillet 1983 (modifié le 1er avril 1992) du Conseil d'Etat fixant la limite de diverses indemnités prévues par le code de procédure pénale (ci-après: le Règlement).

Le Règlement (article 1) fixe une échelle d'indemnisation des personnes poursuivies ou détenues à tort allant de 1 000 F à 10 000 F, selon la juridiction qui a prononcé un acquittement ou un non-lieu.

La Cour de justice de Genève a jugé qu'une telle distinction viole le principe de l'égalité de traitement et que le maximum de 10 000 F doit s'appliquer, quelle que soit l'autorité pénale qui a statué.

La jurisprudence a en outre consacré la solution selon laquelle toute détention indue (absence de vice formel, mais procédure se terminant par un acquittement ou un non-lieu) entraîne à elle seule une indemnisation de base de 100 F par jour, cette indemnité journalière étant, conformément à l'article 36 de la constitution genevoise, de 150 F en cas de détention illicite (vice formel tel qu'absence de titre valable de détention).

A relever que le problème de la détention n'est qu'un des aspects entrant en ligne de compte le cas échéant lorsqu'il s'agit de fixer l'indemnité revenant à une personne poursuivie à tort. Il se trouve que nombreux sont les cas dans lesquels une indemnisation de 10 000 F paraît d'une part dérisoire au regard du préjudice économique (perte d'un emploi, de sa situation, frais de justice et d'avocats) et moral (atteinte à la dignité, à la vie privée) subi, et d'autre part injustice et constitutif de violation du principe de l'égalité de traitement et de l'interdiction de l'arbitraire.

Les deux exemples (réels) qui suivent tendent à démontrer le résultat choquant découlant du système actuellement en vigueur:

1. Monsieur X, soupçonné d'avoir été l'auteur d'actes d'ordre sexuel, fut poursuivi par la justice pénale genevoise, procédure dans le cadre de laquelle il fut détenu à titre provisoire pendant 140 jours.

 Durant son séjour en prison, il a fait l'objet d'articles de presse le décrivant sous un jour déshonorant. Il demanda à deux reprises - mais en vain - sa mise en liberté provisoire par-devant la Chambre d'accusation.

 En outre, il subit une importante perte de salaires (plus de 25 000 F) durant toute cette période et dut prendre en charge les frais et honoraires de son avocat (plus de 50 000 F).

 Monsieur X fut acquitté (mis totalement hors de cause) par arrêt de la Cour correctionnelle siégeant avec le concours du jury, en date du7 décembre 1995.

 Le tort moral de Monsieur X (compte non tenu du facteur de la détention) peut être raisonnablement estimé à 50 000 F.

 Si la demande d'indemnisation de Monsieur X - actuellement pendante - est accueillie favorablement, il obtiendra dans le meilleur des cas un montant de 10 000 F qui ne couvrira même pas l'indemnité de base de 14 000 F découlant des seuls 140 jours de détention indument subis(140 jours au tarif de 100 F par jour).

 Quid du solde de 4 000 F découlant - selon la jurisprudence - de la seule détention indue ?

 Quid du tort moral subi par Monsieur X (environ 50 000 F) ?

 Quid de son dommage économique (environ 75 000 F) ?

2. Monsieur Y, soupçonné d'avoir commis 6 brigandages, est poursuivi à Genève pour ces infractions.

 Il fut détenu durant 250 jours, avant d'être acquitté par arrêt de la Cour de cassation du 15 juin 1993 (annulant l'arrêt rendu le 25 janvier 1993 par la Cour correctionnelle siégeant sans le concours du jury et l'ayant condamné à une peine de 30 mois d'emprisonnement).

 Il subit en outre une perte de salaire durant cette période (environ 35 000 F) et dut assumer des frais d'avocats non négligeables pour sa défense (environ 10 000 F).

 Monsieur Y subit de plus un tort moral du fait qu'il a été considéré comme un criminel par l'opinion publique.

 Sa demande d'indemnisation fut accueillie favorablement sur le plan du principe. Toutefois, Monsieur Y n'obtint qu'une indemnisation totale de 10 000 F par arrêt de la Chambre pénale du 30 juin 1995.

 Ainsi, cette indemnité ne couvre que les 100 premiers jours de détention, les 150 jours suivants étant effectués «gratuitement», pour ne s'en tenir qu'au seul problème de la détention indue.

 Inutile de dire qu'au surplus une telle solution fait totalement abstraction du préjudice économique et moral subi par Monsieur Y.

Ces deux exemples démontrent combien la situation actuellement préconisée par le Règlement du Conseil d'Etat est choquante.

Selon le système en vigueur, une personne détenue indûment durant une période de 100 jours recevra le même maxium de 10 000 F qu'une autre qui a effectué, par exemple, deux ans de prison préventive pour rien; c'est déjà insupportable.

Mais il est à proprement parler intolérable que quelqu'un poursuivi à tort et reconnu innocent, et qui aurait par hypothèse perdu sa situation, ne se voie octroyer qu'une aumône de 10 000 F pour solde de compte.

Justice doit rimer avec responsabilité; si l'Etat poursuit et emprisonne sans raison, il doit en assumer toutes les conséquences; il n'est pas admissible d'en faire supporter une partie à celui ou celle qui a été lavé des soupçons pesant sur lui.

Le Tribunal fédéral, il est vrai, considère qu'il n'est «pas contraire au droit à l'égalité de traitement d'opérer une distinction selon le montant à allouer et d'admettre qu'en dessus du seuil ainsi fixé, ledit objectif(ndlr: protéger des finances publiques contre les conséquences d'une indemnisation) exclut une indemnisation proportionnée et adaptée aux circonstances propres de chaque cas» (arrêt paru dans la «Semaine judiciaire», 1995, pages 285 et suivantes, en particulier page 291).

Ainsi, l'Etat a le privilège de priver une personne de sa liberté, soit de l'un des droits les plus fondamentaux, et de causer des dommages importants, sans par la suite être tenu de le réparer.

Rappelons tout de même que nous vivons dans un Etat de droit où règne le principe selon lequel celui qui cause un préjudice doit le réparer !

Le Tribunal fédéral, sans remettre toutefois en cause la décision citée ci-dessous, a tout de même admis que «(...) dans le canton de Genève, le citoyen poursuivi et détenu à tort pour être ensuite libéré se voit imposer par l'Etat une contribution particulièrement lourde - en raison de la compensation relativement faible qu'il peut espérer obtenir - si on la compare au traitement beaucoup plus favorable qui lui est assuré dans de nombreux autres cantons qui couvrent les frais de procès du prévenu libéré et lui reconnaissent des indemnités sans maximum pour sa détention. En l'état toutefois, le droit fédéral ne s'y oppose pas et seule une intervention législative cantonale pourrait mettre un terme à cette disparité» (ATF S. du 17 octobre 1995 pages 8 et suivantes, c'est nous qui soulignons).

Mesdames et Messieurs les députés, il ne fait pas de doute que la balle est aujourd'hui dans notre camp et qu'il nous appartient d'être fidèles à nos valeurs et d'assumer la responsabilité qui est la nôtre en mettant un terme à une situation pour ainsi dire absurde.

Parallèlement à la question pratique de l'indemnisation, il est aussi d'autres considérations qu'il sied également de relever.

En effet, il ne faut pas oublier que la poursuite et la détention à tort résultent de décisions prises par des juges sur la base de dossiers parfois fragiles, même si le métier qu'ils font n'est souvent pas facile, loin s'en faut.

Ces décisions, même prises à tort, n'ont a priori aucune conséquence pour des magistrats à qui il arrive de choisir la solution de facilité et de sécurité en ordonnant la poursuite ou la détention.

Si l'Etat devait indemniser, soit dans nombre de cas de manière plus généreuse qu'actuellement, les juges deviendraient certainement plus prudents, notamment en matière de mise et de maintien en détention, et notre système judiciaire, plus respectueux des droits fondamentaux des intéressés.

Qu'il s'agisse de poursuite ou de détention à tort, ou d'interventions de la police, les problèmes causés par la situation en vigueur et les arguments développés ci-dessus sont comparables, raison pour laquelle le projet deloi qui vous est soumis vise les trois situations, soit la modification de l'arti-cle 114 B) et de l'article 379 CPPG.

Ce sont là, Mesdames et Messieurs les députés, les considérations qui tendent à éclairer et à motiver ce projet de loi, et en vertu desquelles nous espérons que ce dernier sera accueilli favorablement.

Préconsultation

M. Bénédict Fontanet (PDC). Justice doit rimer avec responsabilité. Lors d'affaires récentes - cela dit sans accuser les juges d'irresponsabilité - des prévenus, poursuivis à tort et reconnus innocents par un jury populaire, se sont vu octroyer, après trois, six, huit ou dix mois de détention, des indemnités plafonnées par le règlement à 10 000 F.

Quand vous avez perdu votre emploi, subi de graves difficultés sur le plan familial, une telle indemnité n'est tout simplement pas admissible. Elle ne répare pas, loin s'en faut, les dommages considérables causés à un justiciable emprisonné à tort, puis, en fin de compte, lavé entièrement par la justice des soupçons qui pesaient sur lui.

La pratique genevoise en la matière est insatisfaisante, voire choquante. C'est pourquoi nous proposons ce projet de loi qui prévoit la pleine indemnisation des personnes incarcérées à tort, puis lavées de tout soupçon et acquittées par les autorités judiciaires.

Je vous remercie de bien vouloir renvoyer ce projet de loi à la commission judiciaire.

Mme Mireille Gossauer-Zurcher (S). Le groupe socialiste accueille favorablement ce projet qui tend à mettre un terme à une situation scandaleuse.

Ses auteurs nous parlent de M. X., détenu à tort durant cent quarante jours; de M. Y. qui a purgé deux cent cinquante jours avant d'être acquitté, et personnellement je ne puis m'empêcher de rappeler que M. Hoyos, dont le cas a été évoqué à plusieurs reprises dans ce parlement, a été acquitté en juin dernier par la Cour d'assises après avoir passé près de quatre ans en prison, suite à une condamnation de sept ans et demi. Ce jugement a été cassé par le Tribunal fédéral.

Quatre ans de la vie d'un homme, son honneur, sa santé, ne valent pas plus de 10 000 F à Genève !

La Convention européenne des droits de l'homme, dans son article 101, chiffre 5, garantit la réparation complète du préjudice causé par la détention, et non une indemnité qui, au plus, couvrirait des frais de justice et d'avocat.

La rédaction définitive de ce projet ne sera pas simple, car il faudra s'assurer que seules les victimes bénéficieront d'indemnités équitables et que le fonctionnement de la justice ne sera pas paralysé par le souci d'épargner les finances publiques.

Nous faisons confiance à la commission judiciaire pour parfaire ce projet de loi.

Mme Fabienne Bugnon (Ve). Notre groupe accueille avec intérêt le projet de loi 7533, bien que le trouvant modeste.

Nous espérons que les travaux en commission, notamment les auditions, nous permettront d'aller plus loin.

Ce projet a le mérite de lancer un débat qui aurait dû être initié depuis longtemps. La situation actuelle est inacceptable. Les deux exemples relevés dans l'exposé des motifs en témoignent, et ils pourraient être complétés par beaucoup d'autres, dont celui cité par Mme Gossauer.

Ce projet ouvre le débat sur l'indemnisation des personnes détenues ou poursuivies à tort. Il doit nous donner l'occasion de traiter de la durée de la préventive, par exemple.

J'ai relevé cette phrase de l'exposé des motifs aussi explicite que dramatique : «Ainsi, l'Etat a le privilège de priver une personne de sa liberté, soit de l'un des droits les plus fondamentaux, et de causer des dommages importants, sans par la suite être tenu de les réparer.» Cette situation inadmissible doit changer au plus vite !

Le projet propose une réparation financière substantielle. Nous l'admettons, parce qu'elle peut permettre à une personne détenue à tort de ne pas «plonger» et d'avoir le temps de se retourner. Elle peut aussi, en quelque sorte, réparer le mal, celui-ci ayant été reconnu. C'est bien, mais ce n'est pas assez.

Le projet de loi doit nous donner aussi l'occasion de débattre de la réinsertion dans la société des personnes détenues à tort. L'exposé des motifs en parle, mais le projet ne propose rien.

L'argent peut panser une blessure passagère, mais ne pourra jamais réparer des dégâts irrémédiables.

C'est pourquoi notre groupe salue ce projet en vous proposant d'assortir l'indemnisation financière d'un soutien psychologique et d'un encadrement social. C'est dans cet esprit que nous travaillerons si vous acceptez de renvoyer le projet à la commission judiciaire.

M. Michel Halpérin (L). Cela a été dit et bien dit par mes préopinants : il y a un problème fondamental à donner à l'Etat les moyens de réprimer, parfois très durement, des gens qu'il soupçonne, et ne pas lui donner ensuite la tâche de réparer les injustices qu'il peut avoir commises.

Un Etat de droit, tel celui dont nous nous prévalons, se signale d'abord par son souci de rendre une bonne justice. Cette dernière n'est pas infaillible à l'échelle humaine, mais elle reconnaît ses erreurs. Et la reconnaissance d'une erreur passe nécessairement par une indemnisation adéquate de celui ou ceux qui en ont été les victimes.

Il ne s'agit pas, ce soir, de décider comment l'indemnité sera calculée, mais il est vrai que notre régime actuel est tellement insupportable que le Tribunal fédéral, comme l'ont rappelé les rédacteurs de l'exposé des motifs, s'en est presque indigné, ce qui est beaucoup à ce niveau.

Le Tribunal fédéral a renvoyé la balle au corps législatif de ce canton, en rappelant que l'autonomie des cantons sur ce sujet est absolument indiscutable, et que seule la loi peut être corrigée dans un sens qui satisfasse à l'esprit de justice.

Par conséquent, le groupe libéral appuiera la proposition de renvoi en commission. Il s'efforcera, par le biais de ses représentants au sein de cette commission, d'aboutir à la satisfaction des principes dont nous nous prévalons à Genève et qui, il faut avoir le courage de le dire, ont été très sérieusement bafoués jusqu'ici.

Ce projet est renvoyé à la commission judiciaire.

La présidente. Je rappelle que les projets de lois 7544 et 7547, respectivement inscrits aux points 21 et 22 de notre ordre du jour, n'ont pas fait l'objet d'un débat de préconsultation. Le premier a été renvoyé à la commission législative, le deuxième, à la commission judiciaire.