Séance du vendredi 15 septembre 1995 à 17h
53e législature - 2e année - 9e session - 37e séance

R 300
7. Proposition de résolution de Mmes et M. Fabienne Bugnon, Micheline Calmy-Rey et Pierre Vanek : Mururoa-Superphénix. ( )R300

EXPOSÉ DES MOTIFS

Le gouvernement français a pris récemment deux décisions qui ont soulevé une très large réprobation, celle de laisser redémarrer le surgénérateur de Creys-Malville et celle d'entreprendre une nouvelle série de tests atomiques sur l'atoll de Mururoa dans le Pacifique. Le gouvernement chinois a procédé fin août à une explosion nucléaire sur son territoire qui a également été très largement condamnée.

Nous ne vous ferons pas l'injure de récapituler les raisons qui militent en faveur d'un arrêt rapide du surgénérateur de Creys-Malville. Les député-e-s de notre Grand Conseil, comme tous les Genevois-e-s, les connaissent. Le Conseil d'Etat a d'ailleurs d'ores et déjà annoncé qu'il déposerait un nouveau recours en la matière au nom du canton de Genève.

La présente résolution représente, bien sûr, un soutien politique de notre part à cette démarche. Mais elle demande également une intervention des autorités fédérales en la matière. Cet appui du gouvernement helvétique nous a fait défaut à ce jour et les positions lénifiantes du Conseil fédéral ont même pu être utilisées par les autorités françaises comme représentant un «soutien» suisse à l'expérience de Superphénix.

Il est grand temps que cela change !

Il faut signaler également que la décision française concernant Creys-Malville viole un engagement électoral de M. Jacques Chirac qui avait promis de soumettre le problème de Superphénix à une commission d'experts indépendants. Il n'en a rien été.

Sur le plan des essais nucléaires, la décision du président de la France se pose largement dans les mêmes termes que pour Creys-Malville. Les populations locales n'ont pas été consultées, la majorité des Français semble s'y opposer et les motivations de cette décision relèvent plus de la raison d'Etat que de la raison tout court.

Il s'agit, semble-t-il, de permettre à la France de terminer la mise au point de nouvelles armes atomiques miniaturisées qui risqueraient de banaliser l'usage du feu nucléaire. Cela va contre toute la logique du désarmement atomique et représente un encouragement inquiétant à la prolifération et à la relance de la course aux armements nucléaires.

Les dirigeants chinois ont, entre autres, profité de cette «ouverture» pour procéder fin août à un essai que nous devons, bien entendu, condamner avec une vigueur égale à celle dont nous faisons preuve en ce qui concerne les essais français.

Pour ces raisons, Mesdames et Messieurs les député-e-s, nous vous invitons à soutenir la présente résolution.

Débat

M. Pierre Vanek (AdG). Madame la présidente, Mesdames et Messieurs les députés, à l'instant M. Haegi critiquait notre esprit villageois et nous demandait d'avoir une vision politique qui aille au-delà de nos frontières. Je crois que l'objet du point 42 de l'ordre du jour nous permet, précisément, d'aller dans ce sens, et bien au-delà, puisqu'il nous conduit jusqu'aux antipodes ! Ce n'est plus "d'esprit villageois" dont il s'agit, mais bien d'esprit mondial.

Cette résolution porte sur deux objets : Malville et Moruroa qui ont déjà fait l'objet de prises de position de notre Conseil. Il n'y a guère besoin de revenir sur Malville et vous avez certainement souvenir que nous avons voté, avant les vacances, une résolution concernant les essais nucléaires. Alors, pourquoi y revenir ? Parce que, depuis lors, il s'est produit un certain nombre d'événements et que ces deux objets sont extrêmement connexes. J'expliquerai en quoi ils le sont et les raisons pour lesquelles il me semble utile de voter cette résolution qui les lie.

Mais avant cela une remarque liminaire : je vois dans le texte - qui ne correspond pas - je le crois - à celui qui a été fourni au secrétariat du Grand Conseil - une erreur dans "Mururoa". Je voudrais que l'on corrige et qu'on écrive "Moruroa" qui est le nom effectivement donné à cet atoll par les gens de cette région. L'autre orthographe correspond pour les populations de Polynésie à un élément de dépossession de leur patrimoine, puisque c'est comme ça que la puissance coloniale l'a appelé ! Mais c'est un détail !

Vous pouvez constater que cette proposition de résolution a été déposée le 29 août. Depuis lors, il s'est tout de même produit deux phénomènes qui méritent d'être évoqués en préambule, même s'ils ne modifient pas le sens et la teneur de cette résolution.

Le premier porte sur Malville : une panne s'est produite douze ou treize jours après son redémarrage ! C'était le lundi 4 septembre. Cela a démontré, encore une fois, que cette installation ne fonctionne pas de manière "normale". La gestion de cette panne démontre aussi que les autorités compétentes pratiquent une politique de non-transparence. En effet, elles n'ont avoué cette panne qu'après l'avoir démentie formellement pendant plusieurs jours.

Le deuxième est l'explosion d'un engin nucléaire français, d'une puissance légèrement supérieure à celle d'Hiroshima, dans le sous-sol de l'atoll de Moruroa.

Bien évidemment, ces deux événements ne font que renforcer la nécessité de prendre une position politique marquée à leur sujet. Ces objets méritent-ils d'être liés dans une seule et même résolution ? A mon avis, oui, car ces deux sujets sont très connexes. En effet, ils procèdent d'une même politique. Il s'agit dans les deux cas de "jouer" et de faire des expériences - je dis bien "expériences" - à Malville et dans le Pacifique avec des produits tels que le plutonium qui engendre des déchets radioactifs d'une durée de vie très longue et qui est d'une extrême toxicité. Dans le cas de Malville, les installations sont plus ou moins "péclotantes" et "foireuses" et l'enceinte de Malville comporte un certain nombre de fissures. L'atoll de Moruroa est lui aussi en train de se fissurer sous les coups de butoir successifs des explosions atomiques qui s'y déroulent.

Ces deux expériences sont également liées, car elles émanent de cette espèce de chapelle de "l'église nucléaire" française qu'est le Commissariat à l'énergie atomique. Elles sont caractérisées par un fonctionnement non démocratique de l'Etat français en la matière. Vous le savez, les décisions concernant Creys-Malville n'ont jamais été débattues, comme elles l'ont souvent été dans ce parlement, par le parlement français. De plus, la décision arbitraire de redémarrage viole l'engagement électoral de M. Chirac de constituer une commission pour étudier le problème. J'ai, du reste, déjà mentionné ce fait hier. Enfin, une majorité de Français sont aujourd'hui opposés au projet de Malville et les populations locales - dont nous sommes - n'ont pas été consultées. La procédure n'est donc vraiment pas démocratique !

Il en va de même, évidemment, pour les expériences atomiques françaises dans le Pacifique. Les populations locales se sont exprimées, mais n'ont malheureusement pas pu le faire démocratiquement. Ce fait crée un lien étroit entre ces deux objets qui relèvent d'une même logique du gouvernement français visant à ne pas vouloir reconnaître un certain nombre d'erreurs, visant à faire primer une certaine conception de la "grandeur" - avec beaucoup de guillemets ! - de l'Etat français et de la raison d'Etat.

Voilà pourquoi ces deux sujets ont fait l'objet d'une même résolution.

On pourrait développer ces éléments davantage. Mais je ne veux pas monopoliser la parole sur les raisons qui doivent nous pousser à nous opposer à Malville ou pousser la grande majorité des peuples de cette planète à s'opposer aux essais nucléaires à Moruroa. Ce serait presque vous faire injure de les développer maintenant.

Nous devons nous manifester à nouveau, en votant cette résolution qui invite le Conseil fédéral à protester vivement sur ces deux objets, et d'abord sur la question de Malville, parce que nous avons là un réel manque de solidarité confédérale - M. Haegi en sait quelque chose ! La politique de la Confédération sur cette question n'a jamais consisté à soutenir notre canton, les collectivités locales et les associations de Suisse romande qui sont pourtant en première ligne face au danger et qui s'opposent à Malville.

Les prises de position des autorités fédérales, de ce début d'année notamment, ont permis aux autorités françaises qui étaient en passe de faire redémarrer le surgénérateur de Malville de se prévaloir d'une espèce de soutien suisse. Des déclarations un peu délirantes ont même été faites par M. Adolf Ogi - je pèse mes mots - dont la teneur était à peu près que le surgénérateur Superphénix n'était pas plus dangereux qu'une centrale nucléaire ordinaire ! Ce point de vue a été confirmé par la manière dont le débat fédéral, qui pourtant avait été accepté à la suite d'une demande critique du Conseil national, a été organisé à l'EPF de Zurich ! Les autorités suisses ne se sont faites que le porte-parole de la position très officielle de "l'establishment" nucléaire français !

Dans une affaire comme celle-ci, nous opposant au gouvernement français, nous avons besoin du soutien de l'Etat fédéral suisse. C'est, entre autres, à cela qu'il doit servir, et il me semble que c'est une bonne occasion de le lui rappeler.

Les essais nucléaires à Moruroa relèvent du domaine des relations internationales de la Suisse. C'est un objet sur lequel, certes, des protestations helvétiques se sont élevées, mais elles n'ont pas été émises avec toute la vigueur qu'il aurait fallu dans le concert des protestations internationales. C'est vrai que le concert était tellement fort qu'il fallait beaucoup de vigueur pour se faire remarquer. Aujourd'hui cette vigueur est nécessaire, et c'est pour cela que l'invite, sur ce double objet, adressée au Conseil fédéral demande à celui-ci de protester vigoureusement contre Superphénix, contre les essais nucléaires français, et aussi - je tiens à le souligner - contre la politique du gouvernement chinois qui poursuit...

La présidente. Monsieur Vanek, il ne vous reste même pas une minute !

M. Pierre Vanek. C'est parfait, j'allais justement finir ! Je suis donc, pour une fois, remarquablement dans les temps !

Je soulignais simplement que cette résolution invitait les autorités fédérales à protester également contre la politique poursuivie par la Chine dans le domaine des essais nucléaires. Il n'y a aucune raison, même si nous sommes plus proches géographiquement de la France et que sa politique nous semble déraisonnable et dangereuse, de ne pas traiter la Chine de la même manière. Nous devons donc également adresser nos protestations au gouvernement chinois.

M. Chaïm Nissim (Ve). Mon collègue, Pierre Vanek, vient de vous expliquer très clairement les raisons pour lesquelles nous avons lié dans cette résolution les objets concernant Malville et Mururoa. Je n'y reviendrai donc pas.

Pour ma part, je parlerai de trois documents sur lesquels je suis tombé dernièrement et qui m'ont beaucoup touché. Je voudrais vous les montrer de loin et j'espère vous faire partager un tout petit peu les sentiments qui m'ont assailli en les lisant.

Le premier est une statistique effectuée par le ministère de la santé de la Polynésie française qui montre l'augmentation vertigineuse des cancers. Je suis en mesure de le dire parce que, entre 1973 et 1977, il n'y avait pratiquement aucun cancer en Polynésie, la courbe étant toute proche de zéro. Ensuite, depuis 1978, la courbe monte brutalement...

M. Bernard Lescaze. Depuis les essais nucléaires dans l'atmosphère !

M. Chaïm Nissim. Vous avez raison, Monsieur Lescaze, depuis les essais nucléaires dans l'atmosphère. En effet, en l'occurrence, il ne s'agit pas d'essais nucléaires souterrains. Néanmoins, cette courbe m'a terriblement bouleversé et il se pourrait - j'y viens maintenant - que les essais nucléaires souterrains aient, eux aussi, dans quelques années - l'écart est toujours très grand entre la période des essais et l'apparition des cancers dans la population - des conséquences très néfastes.

Le deuxième document m'a également beaucoup ému. Il a été publié dans le bulletin des scientifiques atomiques américains. Ce document a été réalisé par l'armée française. Il montre l'atoll de Mururoa entouré de grandes barres noires qui représentent des fissures de 850 mètres, dont certaines sont longitudinales. La pêche y est interdite et les points représentent les puits où les bombes sont introduites. Mesdames et Messieurs les députés, si vous êtes comme moi, en regardant ce document vous devriez "flipper" ! Il est extrêmement incroyable de procéder à des essais nucléaires dans un atoll qui ne cesse pas de bouger, suite, justement, aux essais précédents. Un jour - même si ce n'est pas demain - peut-être dans vingt ans, dans un siècle, une partie de la radioactivité se répandra dans le lagon, les poissons concentreront de la radioactivité dans les chaînes alimentaires et les cancers augmenteront encore davantage !

Le troisième représente un des rescapés de Tchernobyl, parmi les cinq mille six cents morts dus à cette catastrophe. Il faut savoir que les pompiers qui ont passé quelques minutes dans ce "sarcophage", juste après l'accident, ont tous été gravement irradiés. Celui-ci se trouve maintenant dans une enveloppe en plastique et une infirmière lui tend la main pour le nourrir à l'aide d'une pipette. Voilà ce qui pourrait nous arriver si nous continuons à jouer avec le feu. Le plutonium est véritablement pire que le feu : c'est un poison avec lequel il faut absolument cesser de jouer !

Je crois avoir tout dit !

M. Bernard Lescaze (R). Madame la présidente, Mesdames et Messieurs les députés, il est évident que le sujet dont traite cette résolution est important, car il nous concerne tous. Je suis reconnaissant aux résolutionnaires d'avoir mentionné trois sujets, mais je leur suis moins reconnaissant, ce soir, de n'avoir entendu parler que de deux sujets : celui de Superphénix et celui du Pacifique Sud, les résolutionnaires ayant omis de développer les essais nucléaires chinois ! (L'orateur est interpellé.) Pas de chinoiseries, s'il vous plaît !

Je prends au sérieux cette résolution, tout comme mon groupe ! Mais nous pensons qu'il ne s'agit pas simplement de pousser un cri du coeur ou de propagande; si cela était, ce serait parfaitement inefficace. Vous demandez que l'on s'adresse au Conseil fédéral, ce qui est une démarche intelligente et sérieuse. Elle mérite donc d'être étudiée pour savoir exactement ce que cela implique pour Genève et pour connaître les réelles possibilités d'action.

Nous proposons donc le renvoi de cette résolution à la commission des affaires régionales, puisque, effectivement, le sujet qui nous est le plus proche est celui de Superphénix, sans négliger les deux autres. Cela permettra probablement - pour terminer par une note plus légère - au conseiller d'Etat en charge du dossier de se rendre sur place sur les plages de Polynésie, afin de récolter un maximum d'informations et de nous donner des renseignements de première main.

M. Max Schneider (Ve). Mesdames et Messieurs les députés, en accord avec les signataires de cette résolution, je propose un bref amendement. Il n'a pas une grande portée, mais il a le mérite de rechercher la cohérence. En effet, nous savons que le plutonium nécessaire à Superphénix et aux essais nucléaires à Mururoa proviennent de la Cogema, au Cap de La Hague. C'est là que les déchets radioactifs suisses sont envoyés pour y être retraités et pour en extraire le plutonium. Je vous propose donc l'amendement suivant :

« - à prendre les mesures requises, afin de ne plus envoyer nos déchets radioactifs pour retraitement et extraction du plutonium à la Cogema, mais de les stocker in situ.».

Je vous rappelle que cette proposition a aussi été faite par les "Verts" au Parlement européen pour l'ensemble des pays européens. Ce sujet est d'ailleurs actuellement en discussion au Japon, afin que les déchets soient également stockés in situ.

La présidente. Pour la clarté des débats, Monsieur Schneider, le but de votre amendement est bien de compléter les invites de la résolution ? Je précise de "compléter" et non de "remplacer". Bien !

M. Bernard Annen (L). Madame la présidente, Mesdames et Messieurs les députés, je n'ai pas les compétences spécifiques pour me prononcer sur les aspects scientifiques de cette résolution. Certains ont l'air d'en savoir plus. Mais, ce qui est certain, c'est que la corrélation entre les deux objets que M. Vanek tente de nous démontrer n'existe pas. Ça, j'en suis sûr ! On parle d'un plan militaire, d'une part, avec Mururoa et d'un plan civil, de l'autre, avec Superphénix. Nous devons clarifier la situation sur ce point, d'autant plus que M. Schneider propose un amendement.

Nous pourrions au moins reconnaître la prise de position du Conseil d'Etat quant à Superphénix et apprécier ses réactions immédiates, lors du redémarrage de la centrale de Creys-Malville ou lorsque la procédure juridique n'est pas respectée, comme il le désire et comme vous le désirez et comme nous, Grand Conseil, le désirons.

C'est la raison pour laquelle, Mesdames et Messieurs les députés, je vous propose - sans aucun esprit de polémique, Monsieur Nissim - de soutenir la proposition de notre collègue de renvoyer cette résolution aux affaires régionales. Pourquoi aux affaires régionales ? Eh bien, tout simplement parce que c'est le département de M. Haegi qui réagit, lui, systématiquement à tous les événements liés à la centrale de Superphénix. Nous devrions donc présenter deux résolutions, de manière à nous permettre de nous prononcer sérieusement. Si tel n'était pas le cas, vous nous contraindriez à refuser purement et simplement cette résolution, et j'engagerais notre parlement à en faire autant !

M. René Longet (S). Suite à l'intervention de M. Annen, qui a au moins le mérite de la clarté, après celle quelque peu alambiquée et faussement drôle de M. Lescaze, je crois qu'il faut tout de même regarder de quoi il s'agit.

Mesdames et Messieurs les députés, je ne sais pas comment vous avez réagi en votre âme et conscience quand vous avez suivi à la télévision, ou par d'autres médias, la commémoration digne et triste de ce qui s'est passé au mois d'août, au Japon, à Hiroshima.

M. Bernard Annen. On le sait !

M. René Longet. Ah, oui, on le sait ! Eh bien, alors, on en tire les conséquences, Monsieur Annen ! (Contestation.)

Mesdames et Messieurs les députés, Hiroshima n'est pas simplement un événement parmi d'autres dans la longue histoire de l'humanité. Cet événement a tout changé en mettant l'humanité face à elle-même, face à une possibilité totalement nouvelle : celle de mettre fin à la vie sur la seule planète qui porte la vie !

Que s'est-il passé ces cinquante dernières années ? Pendant quarante ans, le monde a vécu sous l'équilibre de la terreur, a frôlé l'abîme à plus d'une reprise - vous le savez très bien. Je pense, par exemple, aux épisodes de la crise de Cuba et d'autres, périodes où l'on ne savait pas si le lendemain la planète serait encore entière et si la vie serait encore présente. Aujourd'hui, il est un peu facile... (L'orateur est gêné par les conversations.) Je vois que ce sujet n'intéresse pas tout le monde ! (Manifestation.) Mesdames et Messieurs les députés, chacun prendra ses responsabilités, mais je trouve qu'il est un peu facile d'invoquer des difficultés de compréhension, de compétences, de procédure, sur une affaire dont les tenants et aboutissants sont tout à fait clairs.

Je ne veux pas revenir sur les motifs qui ont pu conduire le président français, fraîchement élu, à choquer le monde entier en prenant une décision saugrenue. Mais il faut savoir une chose : après que la fin de la "guerre froide" nous eut délivrés de l'équilibre de la terreur, une autre menace nucléaire est apparue : celle de la prolifération atomique, la "démocratisation" de l'atome. Pourtant, s'il y a bien une chose qui ne doit pas être "démocratisée", c'est l'arme atomique !

Vous le savez, il y a quelques mois à peine, le traité de non-prolifération a été renégocié. Cela n'a pas été facile du tout et un certain nombre de petites puissances dans le monde - vous les connaissez bien : on peut citer l'Iran, le Pakistan, etc. - dont les valeurs ne sont certainement pas celles de nos démocraties, sont fortement tentées d'avoir accès à la bombe. Eh bien, Mesdames et Messieurs les députés, le traité de non-prolifération n'a été renégocié que d'extrême justesse. Et voilà que la patrie des droits de l'homme, la France, donne un immense quitus à tous ceux qui voudraient jouer à la bombe ! Cela me semble autrement plus grave que certains voudraient le faire croire ici. La décision du président de la France n'est pas innocente. Elle est extrêmement lourde de conséquences et, si demain la prolifération reprenait, cela relèverait de la responsabilité de la France.

Comme canton voisin de la France, comme représentants du peuple genevois, nous devons le dire ! Tout à l'heure, j'ai entendu dans les couloirs demander à quoi servait une telle résolution. Eh bien, des centaines de parlements régionaux, communaux et nationaux dans le monde se sont exprimés comme nous. Peu importe si ces résolutions ont un effet réel sur l'Elysée et sur ceux qui y résident. Ce qui importe c'est qu'on soit en accord avec nos préoccupations fondamentales et notre conscience. Et tous ceux qui veulent arriver à maîtriser cette prolifération doivent aujourd'hui le dire clairement.

Tout renvoi en commission me paraît relever d'une attitude véritablement hypocrite. A mon avis, c'est ce soir que nous devons dire si oui ou non nous voulons exprimer une opinion face au monde. Nous ne devons pas nous dérober. Notre participation doit se joindre à l'effort qui doit être fait sur le plan mondial pour arriver à refermer la parenthèse du nucléaire.

M. Pierre Vanek (AdG). Madame la présidente, Mesdames et Messieurs les députés, je voudrais tout d'abord faire une remarque à M. Lescaze. Peut-être ne m'écoutait-il pas, peut-être me suis-je mal fait entendre à la fin de mon intervention, mais j'ai précisément mis l'accent sur le fait qu'il était important de condamner de la même manière les essais nucléaires français et chinois ! Je suis donc un peu surpris de m'entendre reprocher de ne pas avoir évoqué ces derniers.

Ma deuxième observation se rapporte aux propos tenus par M. Annen. En effet, il indique qu'il n'a pas les compétences voulues sur le plan technique pour juger des deux objets traités...

M. Bernard Annen. Scientifique !

M. Pierre Vanek. ...sur le plan scientifique. Excusez-moi, Monsieur Annen ! C'est une preuve de modestie qui vous honore, mais c'est un des graves problèmes du nucléaire civil et militaire, car ces domaines sont délégués à des experts qui ont soi-disant les compétences scientifiques et, face à cette situation, les citoyens sont priés de se fier complètement à leur avis !

Quant à moi, je crois que le rôle de citoyen, et a fortiori le rôle de parlementaire qui est le vôtre, Monsieur Annen, est tout de même de se forger une opinion, avec les éléments fournis. L'affaire de Malville et celle de Moruroa ont fait l'objet d'abondantes publications, diverses et contrastées, et je crois que c'est un devoir de prendre position. On ne peut pas se contenter de se fier aux "experts", comme le fait, précisément, M. Adolf Ogi. Comme par hasard ces "experts" font partie de l'establishment nucléaire. Vu que c'est leur gagne-pain, ils ne peuvent pas désavouer le nucléaire, ce qui est bien humain. En dehors de ce "sérail" de nucléocrates, les citoyens, les scientifiques et les parlementaires doivent prendre une position claire.

M. Annen a dit que ces deux objets n'étaient pas liés. Monsieur Annen, les Français sont sûrs, justement, qu'il y a un rapport étroit entre le nucléaire civil et le nucléaire militaire, car les deux sont chapeautés par le Commissariat à l'énergie atomique. Du reste, un certain nombre des travers de la France en matière de nucléaire civil proviennent de ce mariage avec le "secret-défense". Des habitudes de non-transparence ont été prises à ce niveau. La connexion est même si étroite que l'acte de naissance de Superphénix est signé et scellé du sceau de la volonté de produire davantage de plutonium de qualité militaire pour que l'armée dispose de plus de bombes ! C'était un des arguments, et non des moindres à l'époque, avancés pour mettre en route ce projet.

J'ai évoqué d'autres aspects : les décisions en matière nucléaire et le jeu avec le plutonium, mais, lorsque cela aura sauté, vous ne distinguerez pas si c'est à Malville ou à Moruroa, au niveau de la contamination, et - pour passer au terrain politique qui est le nôtre - il y a une même absence de démocratie. Vous le savez, les sondages le disent - en l'occurrence, cela doit être vrai - les deux tiers des Français sont opposés à cette décision de reprise des essais nucléaires, et, pourtant, M. Chirac va de l'avant, en se cachant derrière les avis des "experts", comme l'a fait M. Annen.

L'objet politique est très simple, Mesdames et Messieurs les députés : veut-on exprimer notre opposition à Malville et à Moruroa et veut-on demander au gouvernement fédéral d'agir dans ce domaine ? Il est vraiment inutile d'étudier cette question en commission. Ce dossier est brûlant, car, dans quelques semaines, les Français vont faire sauter la prochaine bombe atomique, selon leur planning d'essais. Ce n'est donc pas en enterrant cette résolution en commission que nous ferons avancer les choses !

Le cas échéant, il faut avoir le courage de le dire, Mesdames et Messieurs : vous êtes contre cette résolution et vous n'êtes pas d'accord avec la démarche politique qui est la nôtre, c'est-à-dire notre opposition à Moruroa et Malville et notre demande, adressée au Conseil fédéral, pour qu'il agisse dans le même sens. Vous connaissez ces dossiers, puisque nous en avons débattu souvent. Ce parlement a déjà voté une résolution sur les essais atomiques. Alors, pour ma part, je refuserai le renvoi en commission de cette résolution.

Mme Micheline Calmy-Rey (S). Madame la présidente, Mesdames et Messieurs les députés, le sujet que nous traitons, à ce point de l'ordre du jour, est un sujet trop important pour faire l'objet de calculs politiques. Or, le renvoi en commission, Mesdames et Messieurs de l'Entente, est un calcul politique ! La résolution reviendra de son "séjour" en commission, au bout de huit mois, lorsque tous les essais nucléaires français seront effectués et, surtout, lorsque la période électorale sera passée. Cela n'est franchement pas digne de vous !

En effet, s'agissant du fond, Mesdames et Messieurs les députés, cela n'est pas la première fois que le sujet du nucléaire est traité dans ce parlement. La volonté des Genevois tous confondus est claire : les habitants, le Conseil d'Etat, le parlement, nous sommes tous favorables à l'arrêt du surgénérateur de Creys-Malville. Vous le savez bien, puisque ce n'est pas la première résolution, ni la première motion, que nous votons ensemble, dans cette enceinte, sur cette question.

Une voix. Ni la dernière !

Mme Micheline Calmy-Rey. Ni la dernière d'ailleurs, vous avez raison !

La présente résolution s'inscrit donc dans une suite d'interventions du parlement et du gouvernement genevois, avec trois objectifs.

Le premier objectif est d'exprimer notre opposition, durable et ferme, au redémarrage du surgénérateur de Creys-Malville.

Le deuxième objectif est de montrer notre capacité à nous mobiliser, pas seulement pour défendre nos propres intérêts, soit pour faire stopper un surgénérateur à 60 km de Genève, mais que nous pouvons également nous mobiliser, toujours aussi fermement, lorsque les intérêts d'habitants situés à des milliers de kilomètres d'ici sont en jeu. Et ils le sont ! Ces intérêts sont menacés, Mesdames et Messieurs les députés, par le nucléaire ! Les essais nucléaires qu'ils soient français ou chinois sont effectués dans le mépris le plus total de la démocratie et des habitants qui servent de cobayes involontaires ! Nous commémorions, il y a quelques semaines seulement, une grande catastrophe : l'anéantissement de Hiroshima et de Nagasaki. A cette occasion, nous avons pu nous rappeler combien les armes nucléaires sont destructrices et barbares !

Le troisième objectif de cette résolution est de convaincre, si ce n'est de convaincre, au moins de faire prendre conscience aux autorités fédérales de la gravité de la situation et d'obtenir un soutien politique de leur part, ce qui n'a pas été le cas jusqu'ici, loin s'en faut !

Alors, Mesdames et Messieurs les députés, moi, je ne comprends pas votre volonté de renvoyer cette résolution en commission ! Cette résolution est un cri de protestation, c'est un acte politique qui doit être fait aujourd'hui. Nous sommes des parlementaires, nous sommes des politiciens, et il ne me semble pas possible que nous soyons moins politisés que l'équipe suisse de football ! (Remarques.)

M. Luc Gilly (AdG). M. Vanek a exprimé en grande partie ce que je voulais dire.

Je m'étonne tout de même que M. Annen persiste à croire que Malville ne produise que du nucléaire à usage civil ! (L'orateur est interpellé par M. Annen.) Vous avez suffisamment de documents à votre disposition, Monsieur Annen ! Il n'est pas nécessaire d'avoir des connaissances scientifiques pour les comprendre ! Malville produit de la matière à usage militaire à des fins qui sont évidentes !

Bien sûr, nous refusons le renvoi de cette résolution en commission, comme vient de le dire Mme Calmy-Rey.

M. Pierre Kunz (R). Madame la présidente, Mesdames et Messieurs les députés, M. Vanek nous disait tout à l'heure qu'il fallait se forger une opinion.

S'agissant du contenu de la résolution, Monsieur Vanek, elle était forgée depuis longtemps et la quasi-totalité des membres de ce parlement était prête à voter votre résolution.

Par contre, au sujet du fonctionnement de ce Grand Conseil, j'aimerais tout de même attirer votre attention - pour parodier Victor Hugo - pour vous dire que ce Grand Conseil n'est plus une réunion d'hommes et de femmes, mais qu'il est devenu une terrible complication d'hommes et de femmes. Je suppose qu'à la tribune on doit largement approuver mes dires !

Une voix. Non !

M. Pierre Kunz. Le fonctionnement de ce Grand Conseil, par le blabla invraisemblable que vous nous infligez depuis trois quarts d'heure, sur une résolution qui était quasiment acquise d'avance, est absolument intolérable ! C'est une perversion de la vie parlementaire et nous allons "crever" tous ensemble, notamment sous le feu de la critique qui a bien raison de nous prendre pour des "rigolos" ! (Rires et applaudissements.)

Pour protester contre cette attitude scandaleuse de votre part, Mesdames et Messieurs, j'invite tous mes collègues de l'Entente à rejeter votre résolution définitivement, afin que vous compreniez que vous ne pouvez pas agir ainsi au sein de ce parlement !

Une voix. Bravo !

M. Bernard Annen (L). Madame la présidente, Mesdames et Messieurs les députés, j'ai essayé de ne pas polémiquer au sujet de cette résolution pour tenter de faire une proposition concrète.

Malheureusement, Madame Calmy-Rey, vous m'incitez à vous répondre qu'en 1986 la France a effectué vingt-six essais souterrains dans le Pacifique Sud sous la présidence de M. François Mitterand ! Alors, Madame, je crois que les bombes ne sont pas bonnes parce qu'elles viennent de gauche et mauvaises quand elles viennent de droite ! Nous sommes tous d'accord sur ce point.

Madame, j'ai tout simplement demandé le renvoi de cette résolution en commission parce que nous sommes en partie liés par la constitution genevoise sur la problématique de Creys-Malville. Mais vous ne pouvez pas empêcher les uns et les autres d'avoir des avis différents sur les expériences qui se déroulent dans le Pacifique Sud ! Il n'est pas normal que vous nous entraîniez à prendre une position politique sur un objet pour lequel nous avons des obligations constitutionnelles et, en même temps, sur un autre objet qui n'a pas du tout la même corrélation. C'est sur ce point que je désire que la situation soit clarifiée, Monsieur Vanek.

Alors, je ne suis pas d'accord avec certains de mes collègues appelant à l'intransigeance, mais si vous nous y poussez, alors là, oui, Monsieur, je suivrai leur appel !

M. Pierre Vanek (AdG). (L'orateur est contesté d'entrée.)

La présidente. Non ! M. Pierre Vanek est auteur de la proposition de résolution, il n'est donc pas limité dans le nombre de ses interventions !

M. Pierre Vanek. Ce n'est que la troisième, d'ailleurs ! Et je serai très, très bref ! Excusez-moi, mais, Monsieur Kunz, nous avons passé près d'une heure sur l'historique de l'usine des Cheneviers, alors je crois qu'il est possible de consacrer également un peu de temps à cet objet très important !

Je considère votre prise de position comme étant parfaitement ridicule ! Vous avez dit que tout le monde voulait voter cette résolution, mais, comme nous nous sommes montrés méchants et que nous avons utilisé un peu trop de votre temps, que vous alliez la rejeter ! Monsieur Kunz, est-ce bien sérieux ? Votez-vous dans ce parlement en fonction d'accès d'humeur subits, en raison de votre tempérament caractériel ? Non, bien sûr, vous ne le faites pas, vous votez sur la base de vos convictions politiques ! Et je dois dire que, moi, comme nos concitoyens, bêtement, j'interpréterai un vote contre cette résolution comme émanant de gens qui sont opposés au contenu de celle-ci. C'est tout simple. C'est comme cela que cela fonctionne dans ce parlement, comme pour d'autres votes.

Monsieur Annen, nous ne soutenons absolument pas la politique nucléaire effectuée pendant la présidence de M. Mitterand ! C'est évident ! On pourrait énumérer d'autres Etats, s'étant prétendus de gauche, qui ont mené une politique nucléaire détestable ! En l'occurrence, nous nous prononçons sur le fond du problème.

C'est dans ce sens, puisque, comme le disait M. Kunz tout à l'heure, nous sommes tous d'accord sur le fond, que nous devons voter cette résolution !

La présidente. Nous allons voter sur le renvoi en commission, nous voterons ensuite sur l'amendement présenté par notre collègue Max Schneider et, enfin, sur la résolution elle-même.

Mise aux voix, la proposition de renvoyer cette proposition de résolution à la commission des affaires communales et régionales est rejetée.

La présidente. Nous passons maintenant à l'amendement de M. Max Schneider, qui vise à compléter l'invite de la résolution par une deuxième invite dont la teneur est la suivante :

« - à prendre les mesures requises afin de ne plus envoyer nos déchets radioactifs pour retraitement et extraction du plutonium à la Cogema, mais de les stocker in situ.».

Mis aux voix, cet amendement est rejeté.

Mise aux voix, cette résolution est adoptée.

Elle est ainsi conçue :

rÉsolution

Mururoa-Superphénix

LE GRAND CONSEIL,

considérant:

que certaines expériences nucléaires, tant civiles que militaires, exposent les populations voisines à des dangers inacceptables, cela sans leur consentement,

invite le Conseil fédéral

à protester vivement auprès des autorités concernées (gouvernements chinois et français) contre le redémarrage de Superphénix, les essais nucléaires français dans le Pacifique, ainsi que les essais nucléaires chinois.

 

La séance est levée à 22 h 40.