Séance du
jeudi 22 juin 1995 à
17h
53e
législature -
2e
année -
8e
session -
30e
séance
M 1008
EXPOSÉ DES MOTIFS
Régulièrement des femmes du tiers-monde - et également des anciens pays de l'Est - débarquent en Suisse avec comme seul bagage une petite valise et l'espoir de trouver une vie meilleure. Beaucoup d'entre elles ont été attirées par des promesses d'un travail sérieux et bien payé en Suisse. Néanmoins, sauf quelques rares exceptions et mis à part les femmes mariées à un Suisse ou encore les requérantes d'asile, notre pays ne prévoit comme seule possibilité de gagne-pain pour ces femmes que l'activité de danseuses-stripteaseuse dans des boîtes de nuit (= cabarets).
Une partie de ces femmes arrive en Suisse directement avec une autorisation d'artiste. Selon l'article 13, alinéa 1, lettre c de l'ordonnance limitant le nombre des étrangers (OLE), cette autorisation donne droit de travailler en Suisse durant huit mois. D'autres femmes arrivent en Suisse comme touristes, souvent avec l'aide d'intermédiaires ou de parents ou connaissances qui se trouvent déjà en Suisse. Pour avoir droit à une autorisation, ces dernières, munies d'un contrat d'une boîte de nuit suisse, sont d'abord renvoyées à l'étranger dans le but d'acquérir une autorisation d'artiste auprès d'une ambassade suisse. Après avoir obtenu cette autorisation, ces femmes entrent officiellement en Suisse en tant que danseuses-stripteaseues.
Les danseuses étrangères entrées en Suisse sont souvent reprises par des agences dites «d'artistes» et placées dans des boîtes de nuit. Les femmes dépendent entièrement de ces agences. Les autres femmes qui ne sont pas reprises par ces agences n'ont qu'une seule solution pour s'en sortir: la prostitution.
En effet, elles n'ont souvent pas les moyens financiers de se payer un billet de retour, elles ont été informées de leur possibilité de travail de manière mensongère, elles n'ont donc plus la possibilité de choisir autre chose.
On sait également que les contrats de travail conclus avec ces femmes contiennent des dispositions discriminatoires, et cela malgré le contrôle par la police des étrangers. Si une femme ou son programme de striptease ne plaît pas au détenteur ou à la détentrice du cabaret, ou si elle ne vend pas assez de champagne durant le temps probatoire, le contrat de travail peut être résilié dans les trois premiers jours. La formulation est la suivante: «En cas de prestations incomplètes ou de déplaisir entier, la direction a le droit de résilier le contrat de travail dans les trois premiers jours.»
L'autorisation de travail est limitée à huit mois. Les «agences d'artistes» envoient ces danseuses mensuellement à différentes boîtes de nuit et lorsque les huit mois se sont écoulés, les danseuses quittent le pays. Celles d'entre elles qui ont des chances d'être réengagées essaient de passer les quatre mois d'attente dans un pays voisin, souvent en se prostituant, afin de pouvoir revenir sous les mêmes contrats.
Des problèmes existent également par rapport aux assurances, car les dispositions dans les contrats, en principe obligatoires comme par exemple l'assurance-accident, ne sont pas appliquées. Dès lors, les femmes qui tombent malades ou subissent un accident luttent sans succès pour recevoir leur dû, étant donné qu'elles changent fréquemment de poste de travail.
Pour la même raison, ces femmes sont également très dépendantes de leur employeur par rapport à leur logement. Souvent, ces frais sont extrêmement élevés, les employeurs n'ayant aucun scrupule à leur demander des prix exorbitants pour des chambres minables
Les femmes du tiers-monde et des anciens pays de l'Est vivent en marge de notre société et sont discriminées à la fois en tant qu'étrangères et en tant que femmes. Elles vivent isolées et souffrent de solitude. Elles n'osent évidemment pas informer leur famille, restée au pays, de leur travail.
Le but de cette motion est d'instaurer un contrôle en ce qui concerne les autorisations données par les autorités cantonales et de s'assurer que ces femmes ne vivent pas dans des conditions insoutenables. D'autres cantons suisses ont déjà fait cette démarche. C'est pour cette raison que nous vous prions, Mesdames et Messieurs les députés, d'accueillir favorablement cette motion.
Débat
Mme Maria Roth-Bernasconi (S). Mesdames et Messieurs les députés... (L'oratrice est gênée par les conversations des uns et des autres.)
La présidente. Madame Berberat, Madame Mottet-Durand, Monsieur Lombard, écoutez l'oratrice, s'il vous plaît !
Mme Maria Roth-Bernasconi. Amateurs ou non de nuits blanches et de champagne, chacune, chacun sait que ce pays propre et bien pensant abrite de nombreux établissements où le liquide pétillant coule à flots, où les belles de nuit se dévêtissent sous les spots et où les noctambules se rincent l'oeil... (Exclamations et commentaires.) ...le gosier, et trouvent même de quoi satisfaire bien d'autres désirs ! (Manifestation de certains députés.)
Reste, Mesdames et Messieurs les députés, que, de ces femmes, personne ne souhaite véritablement connaître davantage que le sourire, le charme, voire la chair. Elles sont jeunes, belles, souriantes et brillantes dans leurs strass de travail et elles arrivent en Suisse dans l'espoir de trouver le paradis, mais elles tombent en enfer ! En effet, une fois le costume de paillettes enlevé, la nuit devient crue, l'eldorado devient prison pour ces femmes venues de loin, déracinées, déchirées et séparées de leurs proches. Elles sont la proie d'un système inhumain.
Une voix. Comment tu le sais ?
Mme Maria Roth-Bernasconi. L'an dernier, au moins deux mille Dominicaines ont rejoint l'industrie suisse du sexe. A Genève, environ huit cents filles, venues du Brésil, de la République dominicaine, de Russie et d'autres pays de l'Est, ont contribué à remplir les poches d'imprésarios et d'employeurs peu scrupuleux. Elles arrivent ici dans l'espoir d'alléger la misère qu'elles ont connue dans leur pays. Quelle déception, lorsqu'elles arrivent ici et découvrent la réalité suisse !
Arrivées en Suisse, ces femmes y sont coiffées, puis munies de vêtements propres, mais d'occasion : services qu'elles payeront ensuite au prix fort ! Les imprésarios leur facturant des sommes considérables, découlant notamment de frais de voyage surfaits, les danseuses consacreront une part importante de leur salaire à ce remboursement. Le reste est avalé par le loyer de leur logement, loyer élevé perçu parfois pour de véritables taudis.
Libres de tout règlement, les boîtes de nuit ont pris l'habitude de commander plus de filles qu'elles n'en engagent. Elles font venir les candidates, jugent sur pièce et renvoient les moins talentueuses : gare à celles qui n'ont pas le grain de beauté au bon endroit ! (Des voix : aahhh !) Il s'agit d'un véritable marché d'êtres humains !
C'est l'article 13, alinéa 1, lettre c, de l'ordonnance limitant le nombre des étrangers, qui permet d'accorder des permis aux artistes, hors contingent, valables huit mois par an. Mais ce sont les autorités cantonales qui sont compétentes pour l'octroi de ces permis aux artistes. L'office cantonal de l'emploi a délivré ces derniers mois, en moyenne, cent huit autorisations par mois. En comparaison, l'office a donné vingt autorisations pour des danseurs et des danseuses ballerines, neuf autorisations d'acteurs ou d'actrices et quarante-neuf autorisations de musiciens ou musiciennes. Les autorisations pour les danseuses de cabaret sont plus faciles à obtenir que les autres : alors que les autres autorisations sont soumises à un contrôle par l'OCE et par l'OFIAMT, celles pour les cabarets ne sont soumises à aucun contrôle : un contrat est suffisant !
Selon la circulaire de l'OFIAMT et de l'Office fédéral de l'emploi, les contrats standards stipulent que le programme d'engagement doit présenter un caractère "artistique", mais chacun sait que ce terme recouvre pudiquement celui "d'entraîneuse" et souvent de "prostituée". (Exclamations.)
Par ailleurs, les postes de travail sont sans cesse en rotation, car les spectacles se répètent, à peu de choses près, alors que la diversité des femmes et leur provenance attisent l'intérêt de la clientèle. Les femmes sont trimbalées d'une localité à l'autre, d'un cabaret à l'autre, et il est évident qu'elles n'ont pas leur mot à dire. L'Etat favorise ce commerce en fournissant aux employeurs des formulaires types pour l'obtention de visas dans les pays qui fournissent ces marchandises humaines.
Nous sommes conscients que ces métiers de nuit ne sauraient être interdits sous peine de les voir se développer de manière souterraine et sans contrôle. Mais le statut et les conditions de travail des danseuses peuvent être améliorés. Il faut contrôler les conditions de travail et donner le pouvoir à l'Etat d'intervenir si ces conditions ne sont pas respectées correctement.
De plus, le nombre, sans cesse en augmentation, d'octrois d'autorisations doit être diminué. Il n'y a pas de raison qu'il y ait plus de danseuses de cabaret que de chanteuses lyriques ou d'actrices de théâtre. Une nouvelle ordonnance va être édictée par la Confédération, qui prendra des mesures de contingentement. L'âge de la majorité des artistes sera fixé à vingt ans, les papiers nécessaires devront être déposés bien avant l'engagement et les contrats ne seront plus interchangeables.
En attendant, d'autres cantons ont déjà pris des mesures, comme le canton de Vaud, Saint-Gall, Bâle-Ville, Zurich, Schwyz, les Grisons et Argovie. C'est au tour de Genève, ville internationale abritant les organisations se préoccupant des droits de la personne humaine, de faire un geste en faveur de ces femmes qui vivent en marge de notre société, qui sont discriminées et dont la dignité est bafouée de manière éhontée par des personnes sans scrupule.
Le plus révoltant, Mesdames et Messieurs les députés, dans l'exploitation des êtres, est sans doute qu'elle procède d'une complicité collective. On ne peut pas refuser la responsabilité et laisser faire, par une soi-disant impuissance. Certes, les patrons et les imprésarios, qui exploitent ces femmes et les traitent comme de la marchandise, méritent notre condamnation. Mais que dire de toutes les personnes qui créent cette demande, justifiant financièrement, et seulement financièrement, l'offre de ce marché sordide : ce sont nos voisins, nos collègues, membres parfaitement intégrés dans notre société, qui rendent ces affaires tellement florissantes !
Il est évident que tant que les réalités économiques ne se seront pas améliorées dans les pays d'où viennent les danseuses et tant que la demande sera aussi grande de la part des hommes suisses... (Contestation.) ...il sera difficile d'éviter que ces femmes viennent en Suisse et se fassent exploiter. Mais agissons au moins là où nous le pouvons !
Ce sont les raisons pour lesquelles nous vous prions, Mesdames et Messieurs les députés, de renvoyer cette motion au Conseil d'Etat. (Applaudissements.)
Mme Anita Cuénod (AdG). L'excellent reportage que la TSR a consacré à ce sujet - vous l'aurez peut-être vu, Mesdames et Messieurs les députés - a sans doute révélé ce que l'on soupçonnait déjà : l'arrivée massive de femmes, dont les conditions de travail sont tellement peu réglementaires et dégradantes qu'elles n'ont souvent pas d'autre alternative que la prostitution.
La presse écrite a, elle aussi, relaté à plusieurs reprises le nombre en augmentation, ces derniers mois, de jeunes femmes en provenance des pays de l'Est, d'Amérique latine et des Caraïbes, en particulier de la République dominicaine, celles-ci n'ayant comme dernier recours de subsistance que celui de vendre leur corps et peut-être leur âme !
Oui, je fais un lien direct entre la profession de danseuse de cabarets, de strip-teaseuse, d'entraîneuse et de prostituée. La situation précaire de leurs conditions d'engagement et de travail et, surtout, le traitement que leur réservent leurs managers sont des plus douteux. Cela n'est pas un plaidoyer contre la prostitution, mais plutôt l'analyse succincte de faits qui signalent l'urgence d'examiner ce problème avec un regard plus strict et de prendre des mesures pour surveiller les conditions d'engagement et de travail de ces femmes, afin qu'elles bénéficient de conditions de travail décentes et qu'elles ne soient pas contraintes à se prostituer, ni pour survivre ici ni pour aider leur famille à survivre, là-bas. (Rires.) Je suis heureuse de voir que cela vous a beaucoup intéressés, Messieurs !
Mme Michèle Wavre (R). C'est en tant que femme que je viens essayer de porter secours à d'autres femmes trop mal informées, trop naïves, trop confiantes et trop pauvres, qui se font tromper et exploiter. On les attire en Suisse, en leur faisant miroiter une vie meilleure, et lorsqu'elles ne plaisent plus on les jette !
C'est une histoire vieille comme le monde et, apparemment, comme je le constate à certains rires, certains d'entre vous trouvent que cette histoire est tellement banale qu'elle ne vaut pas la peine qu'on s'y arrête. Cependant, nous les radicaux, nous pensons qu'il faut proposer à ces femmes des garanties d'un travail protégé et réglementé, comme pour toute autre profession. Après tout, nous sommes ici pour régler des affaires humaines, et ce problème en vaut bien d'autres.
C'est pourquoi le groupe radical soutient cette proposition de motion et propose de la renvoyer au Conseil d'Etat qui pourra prendre les mesures adéquates, afin que ces femmes venues de pays défavorisés soient traitées de façon digne et humaine. (Bravos et applaudissements.)
M. Gérard Ramseyer, conseiller d'Etat. D'abord, j'aimerais vous remercier de m'avoir permis d'accomplir une tâche protocolaire en acceptant, avec fair-play, de traiter plus tard les points de l'ordre du jour qui me concernent. Soyez également remerciée, Madame la présidente, de votre compréhension !
J'en viens à la motion 1008 pour dire que la délivrance d'autorisations de séjour aux artistes de cabaret a, de tout temps, provoqué nombre de réactions, lesquelles ont régulièrement abouti à des modifications ponctuelles du statut de ces artistes de cabaret. Actuellement, un regain de discussions a lieu à ce sujet, en raison de la venue massive d'artistes provenant des pays de l'Est, qui connaissent, hélas, le sort funeste que vous avez très justement décrit.
Il me semble nécessaire de rappeler certaines choses :
D'abord, ces artistes de cabaret échappent à deux principes fondamentaux de la réglementation suisse :
- Il n'y a pas de contingentement. Mais il faut remarquer que si nous avions, ces dernières années, des demandes de l'ordre de mille quatre cents en moyenne en Suisse, celles-ci ont passé, ces derniers temps, à deux mille par mois. Par contre, il est nécessaire de préciser que si le canton du Tessin, par exemple, a présenté deux cent vingt demandes en moyenne, celui de Zurich : cent trente-six, Berne : cent dix-huit, Genève, curieusement, n'en a présenté que cinquante-six. C'est un des cantons qui a présenté le moins de demandes.
- Une deuxième raison fait que le statut de ces personnes est hautement critiquable : après avoir échappé au contingentement, elles échappent également à la notion des zones de recrutement. Elles peuvent donc provenir du monde entier et des Antilles, par exemple, comme vous l'avez signalé.
L'ensemble de ces problèmes a conduit l'autorité fédérale à imaginer une nouvelle modification de leur statut. Le projet de texte modifiant l'ordonnance du Conseil fédéral limitant la population étrangère vient d'être mis en consultation auprès des cantons. Cette modification introduit des éléments qui vont vous intéresser :
- la notion de contingentement;
- la notion de salaire minimal net;
- la notion d'âge minimal requis;
- la notion de contrat signé avant l'engagement donnant, en tous les cas, un temps de travail minimum de trois mois.
Ce nouveau texte est en consultation auprès des cantons jusqu'au 14 août prochain, de sorte que votre intervention, Mesdames, a lieu au bon moment. Je suis donc ravi du renvoi de cette motion au Conseil d'Etat. Cela me permettra de l'intégrer dans la réponse du canton de Genève à la consultation fédérale qui nous est proposée.
Mise aux voix, cette motion est adoptée.
Elle est ainsi conçue :
motion
concernant les autorisations et les conditions de travaildes danseuses de cabaret
LE GRAND CONSEIL,
considérant :
- que les autorisations de travail pour les artistes et les danseurs ou danseuses de cabaret ne sont pas soumises à une limitation par le droit fédéral;
- que les danseuses de cabaret font l'objet d'un véritable commerce humain,
invite le Conseil d'Etat
- à fixer un nombre d'autorisations précises par cabaret;
- à exiger que les danseuses soient engagées sur la base d'un contrat écrit;
- à exiger comme condition d'attribution d'autorisation que les danseuses soient mises au bénéfice de conditions de travail et d'un salaire décents.