Séance du
vendredi 19 mai 1995 à
17h
53e
législature -
2e
année -
7e
session -
24e
séance
I 1931
Mme Erica Deuber-Pauli (AdG). Veuillez me pardonner, mais cette demande d'interpellation date de deux mois et demi. Pour certains c'est déjà une matière connue, notamment pour Mme la présidente du département. Je vais néanmoins développer cette interpellation pour que l'ensemble du Grand Conseil ait connaissance de nos préoccupations.
La discussion, menée l'an passé au Grand Conseil, au sujet du projet de loi modifiant la loi sur l'université, a été dominée par des considérations relatives au nécessaire renforcement du rectorat, à une meilleure gestion budgétaire et à une efficacité accrue dans les processus de rationalisation entre les universités romandes. L'on sentait poindre de grandes manoeuvres visant à des réductions de coût, que l'on avait tout lieu de craindre en pensant à la liquidation de l'Institut d'études européennes ou aux difficultés qui ont accompagné la refonte de l'école d'architecture.
Sans attendre la mise en place de structures de pouvoir à l'université, dès cette année, voilà qu'apparaît, à la faveur du départ à la retraite d'un professeur ordinaire, une nouvelle atteinte à l'édifice académique. En effet, fin juin prochain, le professeur ordinaire Bertrand Bouvier, enseignant le grec moderne, part à la retraite. Profitant de l'occasion, le décanat de la faculté des lettres a décidé de supprimer ce poste et, dans la foulée, d'en finir avec l'unité actuelle de langue et de littérature de grec moderne.
L'unité de grec moderne de notre université fait partie du département des langues méditerranéennes, slaves et orientales, qui appartient à la section des langues vivantes de la faculté des lettres. Cette unité compte actuellement un professeur ordinaire, M. Bouvier, un poste de chargé d'enseignement conféré à Mme Lazaridis et un poste d'assistant actuellement occupé par Mme Gaulis. Elle compte également trente-trois étudiants, dont treize ont choisi le grec moderne en branche principale de licence, dix-huit en branche secondaire de trois-quarts de licence et deux en branche C, qui est une discipline de demi-licence. J'ajoute, pour prévenir une objection, qui pourrait poindre, qu'actuellement seuls deux ressortissants grecs sont inscrits dans cette unité, les autres étudiants étant soit suisses, soit des résidants étrangers de Genève.
Il s'agit de la seule unité de grec moderne en Suisse, autrement dit de la seule unité universitaire délivrant, en Suisse, une licence et un doctorat dans cette discipline. Face à la perte indiscutable que représente cette décision pour l'université, le doyen de la faculté des lettres, M. Méla, enseignant le français médiéval, et M. André Hurst, professeur ordinaire enseignant le grec ancien, ont fait la proposition suivante, pour sauver le grec moderne : M. Hurst propose de lui donner abri dans son département des sciences de l'antiquité, dans l'unité de grec ancien. On ferait mieux avec moins : la chargée d'enseignement de grec moderne serait récupérée à plein temps dans l'unité de grec ancien où elle donnerait ses cours; le poste d'assistant serait supprimé à l'échéance du mandat actuel de Mme Gaulis, en 1997. Pour assurer le cursus menant à la licence, qu'un maître assistant ne peut pas garantir, on recourrait à une charge de cours en suppléance, de deux à quatre heures par semaine.
L'ancien doyen de la faculté des lettres, M. Hurst, qui dirige actuellement le département des sciences de l'antiquité, se trouverait ainsi à la tête d'un nouvel ensemble qui regrouperait le grec ancien et moderne auquel, pour lui donner l'apparence de la continuité et de la légitimité, on ajouterait un enseignement de grec byzantin, actuellement embryonnaire. En effet, un séminaire de grec byzantin est donné par un maître d'enseignement et de recherche en grec ancien. Ce séminaire est suivi par une seule personne, étudiante en théologie, pour ce semestre, et a été suivi par deux personnes au semestre dernier.
Le 8 février dernier, les étudiants de grec moderne se sont constitués en association. Ils ont, dans un premier temps, espéré nouer un dialogue avec le doyen de la faculté des lettres, mais leur premier courrier est resté sans réponse. Dans un second temps, ils ont fait signer une pétition, elle-même encore empreinte d'une volonté de dialogue. Cette pétition a recueilli, en huit jours, plus de deux mille cinq cents signatures et a été adressée au doyen de la faculté des lettres, au recteur, au département de l'instruction publique, à l'ensemble des corps constitués des enseignants, des maîtres-assistants, du corps intermédiaire et des étudiants de l'université. Elle a suscité de Mme la présidente une réaction d'ouverture, qui s'est concrétisée par une rencontre entre les pétitionnaires et M. Baier, secrétaire adjoint au DIP, délégué aux affaires universitaires.
Les associations de Grecs de Genève et de Suisse se sont étonnées que la ville de l'hellénisme, de réputation mondiale, qui fut celle de Samuel Baud-Bovy, renonce, par un simple acte administratif et sans discussion, à la chaire que celui-ci avait contribué à développer à l'université de Genève.
J'aimerais rappeler que, historiquement, cette chaire porte le nom de Lambrakis, en souvenir de M. Lambrakis, époux d'une demoiselle Maunoir de Genève, mort en Grèce, sans enfant, et qui avait laissé sa fortune à Genève, à condition qu'y fût créée une chaire de grec moderne, legs accepté par l'université comme par le Conseil d'Etat. Je vous lis le discours du recteur de 1926-1927, le professeur William Rappard, lors de l'acceptation de ce legs :
«M. Christos Lambrakis, citoyen hellène, décédé à Vourgareli en Grèce, le 22 août 1925, a eu l'heureuse pensée de léguer la meilleure partie de sa fortune à l'université de Genève. En souvenir de sa femme qui appartenait à une famille genevoise, M. Lambrakis, par ses dernières volontés, a institué notre haute école sa légataire universelle, à charge par elle de créer à la faculté des lettres une chaire de langue et de littérature néo-hellénique. Les sommes mises à notre disposition seront suffisantes pour permettre la réalisation de l'intéressante et généreuse intention de M. Lambrakis. Aussi, notre université, forte de l'autorisation du Conseil d'Etat, n'a-t-elle pas hésité à accepter ce bel héritage.».
Un peu plus loin : «Le gouvernement grec, rivalisant de bienveillance à notre égard avec la famille du décédé, a exonéré la succession, que nous recueillons, de toute charge fiscale.».
Plus loin encore : «Tout en rehaussant sensiblement la valeur matérielle du legs Lambrakis, la décision du Cabinet [grec] a resserré, s'il était possible, les liens déjà séculaires unissant à son glorieux pays notre cité genevoise, qui s'honore de compter le philhellénisme au nombre de ses traditions les plus chères.».
Différents articles de presse ont d'ailleurs repris l'argumentaire des partisans du maintien de cet enseignement, rappelant les liens historiques qui se sont tissés entre la Grèce et la Suisse, depuis la guerre d'indépendance de la Grèce contre les Turcs, et l'engagement d'un Jean-Gabriel Eynard par exemple, jusqu'à nos jours. Il suffit de citer Boissonnas, Daniel Baud-Bovy, Louis Gaulis, Nicolas Bouvier, Jean Mohr, sans compter, plus loin dans le temps, la tradition inaugurée par les réformateurs, dans la traduction du Nouveau Testament, pour se rappeler la continuité des relations des Genevois et de notre ville avec la Grèce.
Il n'est pas inutile de rappeler également que la Grèce occupe le troisième rang parmi les partenaires commerciaux de la Suisse...
La présidente. Madame Erica Deuber-Pauli, je suis navrée de vous rappeler que la règle des dix minutes est également valable pour les interpellations !
Mme Erica Deuber-Pauli. Madame la présidente, je m'interromps dans quinze minutes... quinze seconde ! (Rires.) J'aimerais dire qu'en supprimant la chaire de grec moderne on attente à la systématique de l'organisation des études de la faculté des lettres, qui risque d'être entamée par la curieuse proposition de sauvetage avancée par le représentant des sciences de l'antiquité, en grec ancien et médiéval.
Toute la faculté des lettres est construite sur un système qui regroupe les langues anciennes du bassin méditerranéen dans le département des sciences de l'antiquité, avec l'archéologie et l'histoire de l'art ancien, et les langues vivantes dans le département du même nom. La spécificité des langues vivantes n'est certes pas à démontrer. A-t-on donc l'intention à la faculté des lettres de remettre en question ce principe méthodologique ? Quel en est le plan général et le prix ? Quelle serait enfin la valeur d'une licence en grec moderne, obtenue dans ces conditions ?
Du point de vue de la communauté universitaire, je vous prie de prendre en considération cette affaire. Lors de la fête nationale grecque, M. Olivier Vodoz, présent parmi les Grecs au Palais Eynard, s'est engagé à préserver cette chaire. Je lui demande instamment de convaincre le Conseil d'Etat...
La présidente. Madame Deuber-Pauli, je suis absolument navrée, mais je suis obligée de vous interrompre de manière abrupte. Je vous ai déjà accordé deux minutes de plus !
Mme Martine Brunschwig Graf, conseillère d'Etat. Vous allez rattraper avec moi un peu du temps utilisé par Mme Deuber-Pauli ! Vous savez que le Grand Conseil est saisi d'une pétition sur ce même objet, que la commission de l'université, hier à midi, a eu l'occasion d'auditionner le doyen Méla et qu'elle devra donc rendre un rapport, une fois qu'elle aura entendu toutes les parties.
Cela étant, il s'agit en l'occurrence de préserver un enseignement. Nous y avons tous pris intérêt, mais je souhaiterais ajouter ceci aujourd'hui - vous me permettrez, Madame Deuber-Pauli, cette légère ironie : sauf à penser que nous rattachions la chaire de grec moderne au Bureau du Grand Conseil, il y a tout de même, indépendamment de ce que nous pouvons faire savoir à l'université et de ce que nous pouvons penser, une certaine liberté académique à respecter.
Il faut aussi accepter que cette liberté académique existe dans l'organisation interne de l'université et sur un sujet qui vous est très cher. Je comprends que vous vous inquiétiez et que vous suggériez des interventions au plus haut niveau possible. Je souhaite cependant que vous réfléchissiez aussi aux autres occasions, pour lesquelles vous ne souhaiteriez peut-être pas une intervention du Conseil d'Etat. J'affirme ici qu'en toute circonstance, indépendamment du souci légitime que nous devons avoir, eu égard à la tradition grecque - raison pour laquelle nous nous sommes tous inquiétés - nous avons aussi à mesurer notre degré d'intervention dans les affaires de l'université.
Les députés, au moment de la rédaction de leur rapport, auront également à nous faire part de leurs considérations, et vous devrez alors mesurer quel degré réel d'intervention le Conseil d'Etat pourrait se permettre, dans les solutions proposées qui ne seraient pas à votre entière satisfaction.
Mme Erica Deuber-Pauli (AdG). Je répliquerai plus longuement lors du débat sur la pétition, mais je voudrais dire, d'ores et déjà, que j'ai bien entendu les propos de Mme Brunschwig Graf, mais que je ne me serais pas permise d'intervenir sans l'existence d'une pétition et d'une demande de dialogue, émanant de l'ensemble des étudiants de l'université que l'on refusait d'entendre aux mois de janvier et février derniers. C'est à ce titre que je suis intervenue.
Cette interpellation est close.