Séance du jeudi 19 janvier 1995 à 17h
53e législature - 2e année - 3e session - 1re séance

M 963
23. Proposition de motion de MM. Philippe Schaller, Bénédict Fontanet et Pierre-François Unger concernant les emplois à domicile. ( )M963

LE GRAND CONSEIL,

considérant :

- le taux de chômage élevé qui subsiste dans notre canton;

- le fait que le chômage touche plus particulièrement les personnes peu ou pas qualifiées;

- qu'il faut tout mettre en oeuvre pour créer des emplois;

- que certains pays voisins se sont essayés avec succès à la création d'emplois de proximité par le biais notamment d'incitations fiscales;

- qu'il existe de nombreux salariés à domicile en situation non déclarée;

- que ces situations créent un certain nombre d'inégalités tant au niveau de la protection sociale que des relations de travail;

- qu'il est souhaitable de créer des emplois familiaux, notamment dans le cadre de gardes d'enfants ou de personnes âgées,

invite le Conseil d'Etat

- à étudier l'opportunité d'une déduction fiscale pour les contribuables employeurs à titre privé;

- à déterminer le type d'emploi susceptible d'être pris en considération;

- à fixer, le cas échéant, le montant maximum pouvant être déduit;

- à évaluer l'impact d'une telle mesure sur les finances publiques, la création d'emplois et la protection sociale.

EXPOSÉ DES MOTIFS

Il existe sans doute un très grand nombre d'emplois de proximité (femmes de ménage, gardes de personnes âgées et d'enfants, etc.) qui sont en situation non déclarée, ce qui entraîne, d'une part, une protection sociale inadéquate des travailleurs et, d'autre part, un volume salarial non négligeable qui échappe à l'administration fiscale. La législation actuellement en vigueur n'incite pas à reconnaître ces emplois comme étant des emplois à part entière. Cela freine leur développement et permet leur maintien dans l'illégalité.

La création d'emplois est un objectif prioritaire, notamment pour des emplois de proximité qui sont parmi les seuls à permettre à des travailleurs peu qualifiés de rester dans le monde du travail. La situation actuelle tend à marginaliser cette catégorie de travailleurs en n'incitant pas leurs employeurs à les déclarer. Cela les exclut automatiquement d'un certain nombre de mécanismes de protection sociale (assurances, droit aux vacances, retraite, entre autres).

La transformation sociologique et économique de notre société, se traduisant, entre autres, par le vieillissement de la population et une augmentation considérable de la fréquence du travail des deux parents crée de nouveaux besoins en matière d'emplois à domicile. La situation actuelle, interdisant la reconnaissance d'être employeur à titre privé, implique des charges qui sont reportées sur l'ensemble de la société en incitant les familles à recourir à des services parfois onéreux pour la collectivité, qu'il s'agisse par exemple de crèches ou de services d'aide à domicile.

La France a adopté en 1991 une loi autorisant une réduction d'impôts sur le revenu pour les sommes versées par les personnes physiques pour l'emploi d'un salarié à domicile: 267 000 employeurs sont sortis du «noir», 130 000 emplois à temps partiel ont été reconnus, correspondant environ à 30 000 emplois à plein temps. Une extrapolation à la situation genevoise laisserait à penser que l'on pourrait ainsi créer 200-300 emplois à plein temps ou un peu plus de 1000 emplois à temps partiel. Outre cet avantage déjà considérable, il est facile d'imaginer le grand nombre de drames financiers et moraux qui pourraient être évités tant pour l'employé que pour l'employeur.

L'impact sur les recettes fiscales doit, bien entendu, être mesuré: il est probable que ces recettes puissent légèrement diminuer, mais au prix de la création d'emplois de proximité, d'une meilleure protection des employés, mais aussi au bénéfice d'un moindre recours aux services publics. En restaurant à ces emplois de proximité un statut reconnu, on éviterait peut-être à certains de ces travailleurs d'être bénéficiaires d'allocations de chômage.

Au bénéfice des explications qui précèdent, nous vous prions, Mesdames et Messieurs les députés, d'accueillir favorablement cette proposition de motion.

Débat

M. Philippe Schaller (PDC). Les considérants de l'exposé des motifs sont suffisamment clairs pour que je ne fasse pas de commentaires sur cette proposition de motion.

Mais je comprends très bien qu'elle pose un certain nombre de problèmes sur le plan politique. Cette proposition ne veut en aucun cas être interprétée comme étant un cadeau fait aux riches. Elle veut susciter une réflexion sur les emplois de services, plus particulièrement sur la possibilité de création d'emplois de services dans des lieux économiques nouveaux, notamment dans celui de l'aide à domicile. Nous connaissons bien les emplois de services traditionnels comme ceux des transports, du tourisme, du commerce, des banques, des assurances, de l'éducation, etc. D'ailleurs, un certain nombre d'éléments montrent que c'est au niveau des services qu'il se créera le plus d'emplois dans les années à venir. Il est important, aujourd'hui, d'avoir une perspective de création d'emplois, même partiels, dans ce secteur, à condition que ces services soient réalisés par des emplois professionnels.

Je comprends parfaitement qu'il existe un certain nombre de blocages culturels et réglementaires, car la demande est mal identifiée, mal définie et on a l'habitude de s'orienter vers des solutions alternatives comme le travail au noir ou l'autoproduction dans le cadre familial. L'enjeu à long terme serait de créer une image différente de certaines activités dans les secteurs de services à la personne, notamment dans le cadre de cette notion de l'emploi de proximité pour répondre demain à de nouveaux besoins, qui pourraient paraître aujourd'hui comme un luxe.

Les mutations de la société : travail du couple, coût du travail, vieillissement de la population, demandent des solutions nouvelles, et cette proposition de motion en est une. Je vous remercie donc de bien vouloir renvoyer cette motion à la commission fiscale.

Mme Fabienne Bugnon (Ve). Notre groupe a pris connaissance de la motion du groupe démocrate-chrétien et son accueil a été plutôt mitigé. Cela vient sans doute du fait que nous ne sommes pas arrivés à trouver de cohérence entre les considérants qui parlent plutôt de lutte contre le chômage, les invites qui proposent une nouvelle approche fiscale et l'exposé des motifs, enfin, qui suggère la création d'une nouvelle catégorie d'emplois.

Les emplois de proximité évoqués dans les considérants nous inciteraient à être plutôt favorables à cette motion, car les écologistes sont en faveur de ces emplois. En revanche, les invites n'ont plus grand-chose à voir avec les emplois de proximité. Leur but est de lutter contre le travail au noir en proposant des déductions fiscales. Si nous partageons, bien entendu, votre inquiétude sur la situation de certains salariés non déclarés et ne bénéficiant pas, de ce fait, de couverture sociale, nous craignons que le but de votre motion, finalement - vous me corrigerez si je me trompe; ce n'est pas une attaque mais un constat - ne professionnalise un certain nombre de tâches relevant du réseau de solidarité. Je pense particulièrement à la garde d'enfants et de personnes âgées, à laquelle vous faites allusion dans votre exposé des motifs. Nous pensons, en effet, que ces tâches relèvent davantage d'un échange - sommes souvent très modiques contre services rendus - que d'un rapport employé/employeur. Je le répète, nous craignons que vos propositions n'aillent à l'encontre de ce réseau de solidarité souvent constitué entre amis ou entre voisins.

Je donnerai à cet effet un exemple qui me semble parlant, à savoir les patrouilleuses scolaires, dont nous avons parlé abondamment il y environ un an. Au départ, il existait un réseau de solidarité dans les immeubles et les quartiers, les parents amenant les enfants de ceux qui ne pouvaient pas le faire, ou s'arrangeant pour faire les navettes à tour de rôle. Petit à petit les femmes qui étaient le plus souvent chargées de ces tâches sont devenues moins disponibles, pour toutes les raisons évidentes que je ne vais pas rappeler ici. Au lieu de développer une autre forme de solidarité, on a professionnalisé cette activité, d'abord en versant une indemnité voisine de l'argent de poche, puis, en allouant un salaire leur permettant une autonomie bienvenue. Arrivent les difficultés budgétaires. A quels emplois songe-t-on en premier à renoncer, ou du moins à diminuer ? Aux patrouilleuses scolaires, avec tous les drames que cela a engendré !

Cet exemple devrait nous rendre attentifs à ne pas vouloir professionnaliser «tous azimuts». Même si votre motion est plutôt basée sur les recettes et les déductions fiscales, son exposé des motifs n'en est pas moins révélateur d'une volonté de professionnaliser certaines tâches de solidarité.

Pour toutes ces raisons notre groupe ne s'opposera pas au renvoi en commission de cette motion, mais nous souhaiterions qu'au-delà de l'aspect économique et fiscal il soit tenu compte dans une large mesure de l'aspect social, et il serait peut-être opportun de traiter de cette motion également aux affaires sociales.

Mme Claire Torracinta-Pache (S). Nous avons été également surpris par la teneur de cette motion. Si nous sommes d'accord avec les considérants, comme vous venez de le dire, Madame Bugnon, nous ne pouvons véritablement pas adhérer à ses invites.

En effet, que nous propose-t-on ? Tout simplement de récompenser, en quelque sorte, par un petit privilège fiscal les employeurs à titre privé qui ne font que respecter la loi en déclarant leurs employés. Comme si l'illégalité était chose normale et que le respect de la loi ne puisse être obtenu que par un traitement de faveur ! Cette approche nous gêne, je ne vous le cache pas.

D'autre part, les emplois à domicile - les motionnaires le disent - concernent des personnes non qualifiées, en majorité des femmes. A notre avis, une véritable politique de l'emploi se traduit, avant toute autre chose et en priorité, par l'accès à une formation permettant à ce type de travailleuses d'avoir un réel statut professionnel et de quitter l'illégalité. Cela ne peut pas se faire par le maintien d'emplois précaires, même s'ils se trouvent dans la légalité.

En revanche, si nous ne pouvons pas suivre les invites de cette motion, nous estimons que la complication des formalités administratives nécessaires à la déclaration d'emploi au domicile de privés, même s'il s'agit d'emplois de quelques heures par semaine, est de nature dissuasive. C'est à ce niveau qu'il faut agir pour simplifier cette procédure au maximum, car sur ce point nous sommes d'accord avec les auteurs de la motion, toutes les personnes concernées par ce type d'emplois doivent pouvoir bénéficier de la protection sociale qui leur est due. D'ailleurs, nous ferons prochainement une autre proposition à ce sujet.

M. Jean-Philippe de Tolédo (R). Le groupe radical accueille favorablement cette motion, car elle soulève des problèmes importants et elle apporte des solutions créatives et innovatrices. Cela explique sans doute l'étonnement que ces propositions suscitent chez certains. (Rires.)

Une voix. Certaines !

M. Jean-Philippe de Tolédo. C'est vrai, chez certaines !

Les tentatives de réduire le chômage dans les pays qui nous entourent montrent les piètres résultats obtenus, voire l'aggravation de la situation. Certains exemples néanmoins - et les motionnaires le précisent - sont de nature à nous intéresser. Ainsi, lorsqu'ils indiquent que pour réduire le chômage il faut avant tout favoriser l'embauche, c'est une vérité. Quant au cadeau fiscal dont il a été question tout à l'heure, réinvestir ou inciter les bénéficiaires à réinvestir une partie de la fiscalité dans la création d'emplois pourrait permettre d'éviter cet écueil.

Mme Torracinta-Pache a soulevé un point qui me semble extrêmement important et qui mérite d'être approfondi, je veux parler de la complication des procédures. Le considérant qui traite des personnes non déclarées est très important, car il est souvent rédhibitoire d'embaucher des gens, en raison des complications administratives relatives aux déclarations sociales. L'exemple du chèque service pratiqué en France pourrait nous inspirer. Je ne sais pas si c'est à cela que vous faisiez allusion, Madame. En fait, le salaire est payé par l'administration qui s'occupe de toutes les «complications». C'est une voie qui me semble intéressante, parce qu'elle favoriserait certainement l'embauche tout en résolvant partiellement les situations illégales.

Enfin, il y aurait lieu de s'interroger sur une certaine hypocrisie qui règne aujourd'hui à Genève en matière de permis de travail. On sait très bien que les travailleurs illégaux sont nombreux. Il est facile de les repérer, mais on ne fait rien pour cela. Il me semblerait très simple de leur accorder un permis de travail en bonne et due forme, dès lors qu'ils peuvent démontrer qu'ils exercent une activité effective.

Pour toutes ces raisons, nous vous invitons à renvoyer cette motion en commission fiscale, avec les quelques remarques que je vous ai communiquées.

M. Gilles Godinat (AdG). Notre groupe accueille cette motion avec une très grande réserve.

En effet, s'agissant de l'emploi, nous pensons, comme André Gorz l'a dit dans son livre «La métamorphose du travail», que cette fin de siècle verrait réapparaître de nouveaux serviteurs. Or, cette notion s'inscrit dans cette logique. Elle propose, pour résoudre la crise de l'emploi, de créer des emplois précaires, même s'ils sont stabilisés avec une faible qualification, des emplois au rabais, et nous ne sommes pas favorables à ce type d'emplois.

Nous nous battons au contraire - et notre initiative pour des emplois d'utilité publique et sociale va dans ce sens - pour des emplois de proximité, mais qui correspondent à une réelle qualification professionnelle. Enfin, nous trouvons les invites inacceptables. Pour l'essentiel, elles visent à des dégrèvements fiscaux qui correspondent à des privilèges. Le travail au noir devrait être examiné très sérieusement avec les syndicats concernés en priorité. C'est la raison pour laquelle nous sommes prêts à en débattre. Mais nous gardons toute notre réserve, et nous nous abstiendrons sur l'entrée en matière.

Mise aux voix, cette proposition de motion est renvoyée à la commission fiscale.