Séance du
jeudi 17 novembre 1994 à
17h
53e
législature -
2e
année -
1re
session -
42e
séance
I 1914
Mme Anita Cuénod (AdG). A Genève, derrière les murs de certaines représentations diplomatiques, se déroule, dans l'ombre et le silence, une exploitation impensable et intolérable de travailleurs et de travailleuses.
Des personnes travaillent quinze heures par jour, sept jours sur sept, pour leur seule nourriture et un argent insignifiant, sans couverture sociale. Il s'agit de certains employés des missions diplomatiques et des fonctionnaires internationaux.
Qu'ils s'appellent Pushpa, Anouar, Alfred, Rebecca ou Dencides et viennent du Bangladesh, des Philippines, d'Inde, ils ont en commun d'avoir travaillé ici à Genève dans des conditions de quasi-esclavage, au sens de la définition du BIT. Les critères qui définissent l'esclavage, pour cette institution, sont, je le rappelle :
- d'être sans papier : ils sont parfois en Suisse sans carte de légitimation ou ont leur passeport confisqué, sous prétexte d'être mis en lieu sûr;
- sans salaire : ils gagnent rarement un salaire décent, c'est-à-dire équivalent au contrat type des travailleurs de l'économie domestique de ce canton;
- sans liberté : ils vivent souvent sur leur lieu de travail et, parfois, ils sont même séquestrés;
- sans nourriture suffisante, avec des mauvais traitements, ce qui a été le cas pour plusieurs d'entre eux.
Malgré les directives de la Mission suisse, qui prévoient une affiliation obligatoire de ces employés à l'AVS/AI, et facultative à la LAA, les employeurs omettent trop souvent d'affilier leurs employés à l'une ou l'autre de ces assurances.
Ils seraient encore aujourd'hui quelques centaines en situation précaire, avec des salaires dérisoires, une sécurité sociale inexistante, sans parler de chantages intolérables à l'emploi.
Or, l'employé qui trouve le courage de revendiquer ses droits perd pratiquement automatiquement son emploi et risque d'être expulsé de Suisse.
Mais, puisque la prolongation du délai d'expulsion dépend de l'office cantonal de la population, nous saisissons cette occasion, Monsieur le conseiller d'Etat, pour vous inviter à faire en sorte, dorénavant, que tout employé qui décide de faire valoir ses droits auprès du Tribunal des prud'hommes puisse rester légalement à Genève pendant toute la durée du litige et jusqu'au paiement de sa créance.
Nous devons améliorer le sort réservé à ces hommes et ces femmes, sort que nous ne saurions tolérer s'il s'agissait de nos ressortissants. Nous devons agir au niveau qui nous incombe, puisque c'est la Convention de Vienne qui régit le statut de ces employés, ainsi que les directives de la Mission suisse. Nous devons contribuer à endiguer ces abus scandaleux et faire cesser une situation très délicate pour Genève, capitale mondiale des droits de l'homme et siège du Bureau international du travail.
M. Gérard Ramseyer, conseiller d'Etat. Je remercie Mme Cuénod d'avoir eu l'amabilité de me fournir le texte de son interpellation. Cela me permet d'y répondre presque complètement.
Je vous rappelle que la Suisse est liée par les engagements internationaux qu'elle a pris. Elle se doit donc de faire respecter les conventions de Vienne de 1961 portant sur les relations diplomatiques, ainsi que les accords de siège qu'elle a conclus avec toutes les organisations internationales installées sur son territoire à Genève. Ces instruments prévoient, en particulier, l'octroi de privilèges et immunités aux agents diplomatiques et aux fonctionnaires internationaux.
Ainsi, si la Convention de Vienne stipule que les agents diplomatiques, qui ont à leur service des personnes salariées, sont tenus de respecter les obligations découlant de la législation locale, elle permet également aux bénéficiaires de privilèges et immunités diplomatiques d'opposer l'immunité de juridiction à toute convocation judiciaire qui leur serait notifiée, indépendamment du bien-fondé de la demande.
A ce propos, la Confédération vient de confirmer à M. le Procureur général qu'elle considérait que la notification d'un acte judiciaire faite directement par l'autorité concernée à une personne bénéficiant des privilèges et immunités diplomatiques devait se faire par la voie diplomatique.
Nous nous trouvons, dès lors, dans une situation où l'application du droit national se heurte à des normes de droit international qui priment. Je rappelle que certains syndicats s'intéressent de près à ce problème et que leurs interventions suscitent des réactions très vives de la communauté diplomatique de sorte que les missions étrangères demandent aux autorités suisses et genevoises de respecter la Convention de Vienne. S'il appartient certainement à l'Etat hôte de veiller à la dignité des travailleurs qui oeuvrent sur son sol au service des missions permanentes, de leurs membres, ou des fonctionnaires internationaux, il doit également éviter que des méthodes dommageables, allant à l'encontre de ses engagements internationaux du respect de son ordre public et de ses intérêts, soient utilisées.
Madame la députée, je vous informe que le Conseil d'Etat a décidé, d'entente avec la Confédération, de mettre sur pied, à court terme, une nouvelle structure sur laquelle je reviendrai ultérieurement.
J'ajoute aux considérations qui précèdent les deux remarques suivantes :
Les délais jusqu'à la première comparution devant les prud'hommes sont actuellement beaucoup trop longs; ils atteignent maintenant presque une année. De plus, cette première comparution ne règle souvent que le seul problème de l'immunité de juridiction. Il n'est donc pas possible de prolonger les délais de départ de personnes démunies d'autorisation pour une période aussi longue. Par contre, l'autorité permettra le retour en Suisse des plaignants, pour qu'ils puissent comparaître personnellement devant les juridictions concernées. La structure nouvelle dont je viens de parler, Madame la députée, permettrait, précisément, de remédier à un état de fait qui, je le concède, est regrettable.
Cette interpellation est close.