Séance du jeudi 17 novembre 1994 à 17h
53e législature - 2e année - 1re session - 42e séance

P 1041-A
11. Rapport de la commission de l'économie chargée d'étudier la pétition : Avenir de Tavaro. ( -)P1041
Rapport de majorité de M. Pierre Kunz (R), commission de l'économie
Rapport de minorité de M. Gilles Godinat (AG), commission de l'économie

RAPPORT DE LA MAJORITÉ

C'est au cours de ses séances des 5 et 12 septembre 1994 que la commission de l'économie, sous la présidence successivement deMme M. Spoerri et de M. Cl. Blanc, ont traité la pétition 1041. Lors de la première des deux séances consacrées à ce sujet, la commission a auditionné les pétitionnaires, à savoir la commission des ateliers et celle des employés de la société Tavaro.

Audition

Au cours de leur audition, les pétitionnaires ont souligné qu'à la suite des 74 suppressions d'emplois, annoncées par Tavaro au printemps dernier, ils ont tenu d'une part à faire connaître aux autorités politiques du canton leur inquiétude quant à l'avenir de l'entreprise. Ils ont par ailleurs précisé qu'ils attendent de l'Etat que celui-ci se penche sur la situation de Tavaro et qu'il participe, avec l'aide des écoles professionnelles, du CERN et du personnel de l'entreprise à la mise sur pied et à la réalisation d'un plan de reconversion du secteur militaire en des activités civiles et qu'il contribue, notamment par des mesures de reformation du personnel, au redéploiement de la fabrication et de la distribution des produits de consommation de Tavaro.

L'inquiétude et la motivation des pétitionnaires ont été résumées ainsi par l'un deux: «Un accord aurait été signé avec les Japonais, accord au sujet duquel les employés n'ont reçu aucune information. Quant aux contrats militaires, ils arrivent au bout».

Discussion

M. M. J.-Cl. Manghardt, secrétaire général du département de l'économie publique, a été invité par la commission à rappeler la politique suivie par le Conseil d'Etat en matière de soutien aux entreprises. Cette politique se résume ainsi:

 les efforts déployés concernent aussi bien les entreprises nouvelles que celles, déjà établies, rencontrant des difficultés;

 les aides apportées forment une large palette, allant de l'intendance (recherche de locaux, obtention de permis de travail, arrangements fiscaux, etc.) aux interventions les plus lourdes admissibles aux yeux de la loi (participation à l'élaboration de plan de sauvetage, recherche d'investisseurs, soutien à des reprises d'activités par les employés d'entreprises en difficulté).

Quant au chef du département, M. J.-Ph. Maitre, il a rappelé qu'il n'est pas dans les attributions de l'Etat de gérer des entreprises à la place de leurs propriétaires ou de leur servir de banquier. Il ne lui est pas davantage possible d'agir sur l'environnement économique, notamment sur le phénomène de tertiarisation des activités du monde occidental en général, de Genève en particulier. Dans une économie de marché, il revient aux agents économiques d'affronter ces problèmes.

Tous les commissaires se sont pourtant déclarés sensibles à l'inquiétude du personnel de l'entreprise Tavaro, inquiétude fondée. En effet, depuis des décennies la situation de la société, pour autant qu'on puisse en juger sur la base des informations grapillées par les médias, n'a cessé de se détériorer. Mais il est apparu clairement à la majorité de ces commissaires qu'il n'appartient pas au Grand Conseil de se prononcer sur les moyens à mettre en oeuvre par le conseil d'administration et la direction de Tavaro afin de permettre à cette entreprise de faire face à sa situation difficile. Contre l'avis de ceux qui le demandaient, la majorité de la commission a donc conclu qu'il n'était pas souhaitable que dans cette affaire soient auditionnés encore la direction de la société et les syndicats de travailleurs concernés. C'est en effet au sein de Tavaro que les uns et les autres doivent nouer ou renouer un dialogue ouvert et constructif.

Il n'en reste pas moins que la quasi-totalité des commissaires ont tenu à souligner que la démarche des pétitionnaires est révélatrice d'un déficit de dialogue interne regrettable au sein d'une société aussi prestigieuse que Tavaro. Ils se sont étonnés qu'en ces temps de précarité croissante et à une époque où l'avenir industriel de ce pays, de Genève en particulier, dépend tant de l'engagement enthousiaste de toutes les forces humaines des entreprises, où par conséquent la plus large ouverture et la plus grande transparence sont de mise, il subsiste tellement d'opacité dans la politique de communication de la société.

Qu'on permette au rapporteur de citer ici ce que notre concitoyenM. Charles Tavel, l'un des meilleurs spécialistes mondiaux de l'économie d'entreprise, a écrit sur la question: «Communiquer c'est, bien sûr, informer: du haut vers le bas et du bas vers le haut. C'est informer sur la vie et sur la marche de l'entreprise, c'est en donner l'image la plus complète possible. Ce n'est pas tout. Car communiquer, c'est faire passer le flux: entre chefs et collaborateurs, entre membres du personnel, entre cadres. Si l'on veut créer une atmosphère où chacun apporte à l'entreprise le meilleur de soi-même, cela se fait dans un mouvement collectif. Son lien sera ce flux de communication. C'est plus un état d'esprit qu'une technique».

Conclusion

La commission ayant en résumé:

 relevé que d'une manière générale les services du département de l'économie publique apportent l'aide administrative la plus efficace possible aux entreprises constituant le tissu économique genevois, notamment lorsque celles-ci rencontrent des difficultés financières;

 considéré l'attitude non interventionniste, la neutralité que doit conserver l'Etat par rapport au fonctionnement de notre système économique;

 constaté que les demandes formulées par les pétitionnaires sortaient des compétences du Grand Conseil, notamment parce qu'elles concernent la gestion d'une entrepirse privée, et que celui-ci ne pouvait donc entrer en matière;

 rappelé qu'il revient aux partenaires sociaux de régler en commun les problèmes relationnels et d'information pouvant surgir au sein des entreprises,

elle a décidé, par 7 voix contre 4, de mettre un terme à ses travaux sur la pétition 1041 et de vous inviter, Mesdames et Messieurs les députés, à déposer cette dernière sur le bureau du Grand Conseil à titre de renseignement.

PÉTITION

sur l'avenir de Tavaro

Au nom du personnel de Tavaro SA, suite aux 74 sup-pressions d'emploi, nous vous exprimons notre inquiétude face à l'avenir de notre entreprise. Ces licenciements signifient-ils que Tavaro repart sur des bases saines et qu'il y a de réelles perspectives ou, au contraire, que ce n'est que le début d'un démantèlement de l'entreprise?

Selon nos sources, deux commandes du Département militaire fédéral dans le secteur Technique/Défense, qui représentent 80% de ce secteur, arriveront à leur terme ces prochains mois.

Dans le secteur électroménager, l'accord signé avec le géant japonais Janome nous fait craindre la disparition de la recherche(R & D) et de la fabrication de machines à coudre Elna et des presses à repasser (Elnapress).

Nous craignons que seule la diffusion de la marque Elna apposée sur des produits du sud-est asiatique subsiste.

Nous demandons que cette situation soit examinée et que, si nos craintes sont fondées, l'Etat participe, avec l'aide des écoles professionnelles, du CERN et du personnel de l'entreprise, à un plan de reconversion du secteur militaire au secteur civil. Qu'il participe également au redéploiement des produits de consommation durables (BCD).

La disparition de Tavaro, ce n'est pas seulement une perte de plus de 300 emplois à Genève. C'est aussi des places d'apprentissage, des développements techniques intéressants, un réseau de sous-traitants et un savoir-faire.

Tavaro, c'est un capital humain, c'est un capital machine, c'est un site industriel.

Tavaro est un des derniers grands de la fabrication mécanique. Nous pensons que l'Etat a un rôle à jouer pour le maintien de l'industrie dans ce canton.

N.B.: 11 signatures

Commission des ateliers

et Commission des employés Tavaro

1-5, avenue de Châtelaine

1211 Genève 13

RAPPORT DE LA MINORITÉ

1. La succession de crises qui a frappé l'industrie genevoise a abouti à une situation de désindustrialisation avancée. Ce ne sont pas les rapports réguliers sur les progrès accomplis dans un secteur ou un autre qui contredisent cette tendance de fond.

En novembre 1983, le rapport de la Conférence économique sur l'avenir du secteur secondaire industriel à Genève (rapport du Groupe pilote) affirmait: «L'histoire économique enseigne qu'il est pratiquement très difficile de créer de toutes pièces des industries mécaniques ou électromécaniques innovatrices, par conséquent porteuses d'avenir, là où la tradition n'existe pas ou là où elle s'est perdue. Il faut donc retenir le capital humain (ouvriers, techniciens et ingénieurs), dont il faut craindre la dispersion si Genève perd son potentiel industriel... Il y a nécessité de maintenir et de préserver l'industrie pour ne pas perdre une accumulation de savoir-faire et de relations commerciales, dont la reconstitution, si besoin était, demanderait des décennies et serait d'un coût prohibitif à maints égards». Nous partageons cette analyse. L'avenir incertain de Tavaro, de la SIP, de Gardy, ne peut qu'accroître les préoccupations des salarié/es et de la population genevoise.

Une contraction importante ou une disparition de ces entreprises serait une étape cruciale dans un processus qui est allé déjà beaucoup trop loin. Lorsque nous parlons de désindustrialisation, nous l'entendons dans un sens précis. Les entreprises créatrices de produits de haut niveau technologique, capables de les produire et de les commercialiser en quantité optimum, disparaissent ou leur nombre se réduit qualitativement. Dès lors, deux processus se développent:

1) les possibles interactions innovatrices entre les entreprises s'affaiblissent ou disparaissent (cela est d'autant plus vrai quand les centres de décision sont géographiquement éloignés);

2) l'effet d'entraînement sur les entreprises sous-traitantes disparaît lui aussi non seulement en terme de commandes, mais aussi en terme d'exigences et d'élévation technologique de la sous-traitance.

Tout le réseau et le milieu innovateur est ainsi mis en question.

Les services liés à l'industrie, en amont et en aval, forment une part importante du secteur tertiaire dans les pays industriels développés. C'est ce qui fait la force d'une région comme celle du «triangle d'or» en Suisse alémanique. Cette réalité a pu être masquée pendant des années, car un segment du tertiaire se développait à Genève avec un fort degré d'indépendance face au tissu industriel. Or aujourd'hui, comme l'indique leno 97 de Aspects statistiques de l'OCSTAT, les rationalisations sont à l'ordre du jour dans le secteur bancaire comme dans le secteur des assurances, pour en améliorer la rentabilité. Cela passe par une stagnation ou un recul des emplois. La crise structurelle du tertiaire a commencé. Ce dernier ne jouera plus, au même niveau, le rôle de substitut à la disparition des emplois dans l'industrie comme il l'a fait dans les trois décennies précédentes.

Contrairement à certains mythes diffusés par les médias, il ne peut y avoir de dichotomie, de séparation, entre d'un côté la recherche et le développement et de l'autre la production. Il est nécessaire qu'un lien existe entre la R&D, le savoir-faire et la production. L'expérience allemande ou japonaise est là pour le prouver. Au même titre, nous pourrions invoquer l'expérience d'un grand nombre d'entreprises suisses alémaniques.

Enfin tous les spécialistes de l'industrie savent pertinemment qu'il y a un seuil critique dans le domaine de l'industrie mécanique, électromécanique ou micromécanique. On ne peut remplacer un tissu d'entreprises ayant plus de 100 salarié/es par une addition de micro-entreprises ayant moins de15 personnes. Même si cela permet à la presse sur papier glacé de rendre hommage à l'inventivité helvétique. De nombreuses petites entreprises, technologiquement avancées, auraient besoin pour développer leur production, leurs projets, etc., d'un environnement d'entreprises plus grandes. Il n'y aura donc pas de substitution à la disparition des entreprises de tailles moyennes, par des pépinières de micro-entreprises. Tout au plus, ces dernières nourriront des projets novateurs qui seront accaparés par des acteurs industriels du triangle d'or, de pays européens ou japonais.

En conclusion, nous pouvons reprendre le rapport précité de 1983 qui affirmait: «l'appauvrissement du secteur industriel» a pour effet de «déséquilibrer gravement l'économie genevoise à court et à moyen terme» et pourrait «déboucher sur un marasme économique». Plus exactement sur une balkanisation de l'emploi à Genève, dans le sens d'une palette d'emplois, allant d'emplois très précarisés, mal payés, en passant par des emplois qui ne connaissent plus de croissance salariale, ni de progression professionnelles, pour se terminer vers un sommet fort bien rémunérés et stables. Il y a un phénomène nouveau par rapport aux années 70 et 80, une déstabilisation conjointe de l'emploi dans le privé et dans le public.

2. Toute politique industrielle apte à répondre à la crise présente doit partir de l'établissement de deux registres, de deux cadastres.

Le premier porte sur le milieu économique, c'est-à-dire sur l'espace géographique pertinent dans lequel peut s'exercer une action concertée et où existe une certaine culture industrielle et technique homogène. L'identification dans cet espace des entreprises, des institutions de recherche, des organismes de formation, des interventions liés aux pouvoirs publics ou multipartites (tels que FONGIT/AGIT) et des relations déjà existantes, qui sont en mutation permanente doit être remise à jour. A cela s'ajoute un véritable cadastre des éléments matériels (infrastructures) et immatériels (savoir-faire). Enfin, un bilan doit être établi de la capacité des différents acteurs dans cet espace d'avoir des liens, des interactions et des logiques d'apprentissage, nécessaires à toute modification et à toute innovation. Sur ce plan, la faiblesse des résultats concrets sont criants pour Genève et la région lémanique, ainsi que pour la région frontalière, malgré les multiples conférences et rapports depuis dix ans. Monsieur le conseiller d'Etat Jean-Philippe Maitre est peut-être satisfait, pour l'image publique, mais un fossé existe entre cette image et la réalité.

Le deuxième porte sur les réseaux d'innovation, c'est-à-dire sur l'ensemble des échanges - au-delà des échanges de biens et services - établis par les entreprises au plan de l'échange d'informations, de savoir-faire qui sont des sources indispensables pour développer des produits et assurer une élévation de la valeur ajoutée. Ces réseaux d'innovation impliquent une multiplicité d'acteurs, incluant non seulement les entreprises, les bureaux d'ingénieurs, mais les organismes de formation et de recherche (Ecole d'ingénieurs de Genève, Ecole de mécanique, CEPIA, CERN, etc.). Sur ce plan aussi, il n'y a pas de résultats concrets à la hauteur des promesses, et des bilans détaillés n'existent pas. Ceci devient un obstacle à la définition d'une stratégie de réindustrialisation et de redéploiement industriel à Genève, dans la région lémanique et frontalière. Enfin, un cadastre mis à jour du milieu économique et des réseaux d'innovation permet de saisir l'interaction existant entre les deux, ce qui est déterminant pour définir une politique industrielle, une politique de l'emploi et une politique de formation. Au moment où chacun a sur les lèvres le mot formation, comment peut-on dessiner les lignes de force des formations futures nécessaires lorsque la maîtrise de ces deux champs (milieu économique et réseau d'innovation) est aussi faible?

Sans une détermination de l'Etat sur ce plan, la crise de désindustrialisation connaîtra ses derniers soubresauts.

En conclusion, nous exigeons que soient sérieusement envisagées des études de qualité, régulièrement remises à jour, afin d'éclairer les deux domaines essentiels que nous avons définis. L'office de promotion de l'industrie pourrait peut-être consacrer plus de force et de moyens à de tel travaux, sans que cela mette en péril la distribution de permis B à des investisseurs potentiels à Genève.

3. Une occasion nous est offerte par ce qui se passe chez Tavaro et grâce aux initiatives prises par les salarié/es de l'entreprise en jonction avec la FTMH de poser de manière concrète les questions mentionnées brièvement auparavant. La commission des ateliers et la commission des employés ont rencontré la commission de l'économie du Grand Conseil, le 5 septembre 1994.

Il ne nous appartient pas ici d'écrire dans le détail les difficultés que traverse Tavaro - difficultés qui se retrouvent aussi à la SIP. Toutefois, la rencontre entre les membres de la commission de l'économie du Grand Conseil et les salarié/es de Tavaro a indiqué combien la situation réelle de l'industrie genevoise était quasi inconnue pour une part importante de la Commission. Cela devrait attirer l'attention de l'ensemble du Grand Conseil et particulièrement de sa majorité; à moins de vouloir déléguer à l'exécutif l'ensemble des décisions en ce domaine.

Les résultats obtenus jusqu'à aujourd'hui devraient au contraire inciter les membres du législatif, qui ne considèrent pas qu'automatiquement le secteur privé a réponse à tout, à établir une jonction plus étroite avec les salarié/es et leurs organisations à divers échelons directement intéressés à l'avenir de l'industrie et des postes de travail, aussi en amont et en aval.

4. La fragilité actuelle de Tavaro est directement liée à deux éléments.

Le premier peut être illustré par l'éditorial de Tavaro Flash de mars 1994: «Notre priorité absolue, c'est d'ici au 30 avril prochain, la sortie en série et avec zéro défaut de l'Elna 4000. Ce n'est qu'ainsi que nous serons crédibles sur les marchés qui attendent avec impatience notre machine. Nous demandons à toutes et à tous un effort particulier pour tenir ce délai impératif et nous savons que nous pouvons compter sur vous.» C'est la direction qui s'exprime.

La commission des employés, dans le même numéro, manifestait déjà ses doutes quant à la possibilité d'atteindre cette priorité dite absolue. Aussi bien la commission des employés que la commission des ateliers avaient raison. La machine à coudre Elna 4000 ne sera pas produite en série avant février 1995.

C'est un grave échec industriel, de développement qui reflète le dysfonctionnement non seulement au sein de l'entreprise, mais aussi la faiblesse du réseau d'innovation. En effet, une série de problèmes de mécanique et, surtout, d'utilisation de polymères techniques pour la fabrication novatrice du châssis auraient pu être résolus dans des délais de temps plus bref si une fluidité du réseau innovateur existait. On ne peut résoudre, dans des délais brefs, imposés par cette concurrence internationale sans cesse courtisée par la droite, des questions techniques sans que soit organisé un réseau d'innovation et de tests d'innovation. Tout autre vue relève d'une vision idéaliste de ce qu'est la réalité même d'une économie de marché aujourd'hui. Au fond, les défenseurs, les plus acharnés de cette économie au plan politique en connaissent fort mal les arcanes, puisqu'ils ne cessent de proclamer que le rôle de l'Etat doit être subsidiaire.

Le deuxième a trait à la production militaire de Tavaro. Cette dernière, qui a joué un rôle important dans le financement de l'entreprise, touche à sa fin. Son futur n'est pas assuré. Et son présent est en panne. En effet la production de la fusée 975 a dû être interrompue le 8 septembre dernier suit a un problème technique. Le DMF exige avec l'appui de l'Ecole polytechnique fédérale et du GDA (Groupement de l'armement) des garanties avant toute reprise de la production et donc toute reprise des payements. Les conséquences sont graves, car cette production assurait un revenu financier régulier. Un report de production va peser sur les finances et donc les projets de développement des produits civils, dont le principal (Elna 4000) est déjà en forte difficulté, comme nous l'avons mentionné.

Dans ce cadre ressort la faiblesse de gestion de l'entreprise au plan de la modernisation de son appareil de production. Toutefois, le potentiel de Tavaro reste important. Son savoir-faire dans divers domaines (département mécanique, usinage et traitement de surface, injection plastique, expérience de robotisation, compétences dans le domaine de l'électricité et de l'électronique) est élevé. De plus, il a l'avantage d'être concentré dans une entreprise.

Les faiblesses d'investissement ne sont donc pas un obstacle majeur, pour autant que les conditions de financement soient réunies. Ici, le rôle garant de l'Etat peut être important au même titre que la politique de la Banque cantonale.

Quant à la formation permanente du personnel, y compris du personnel qui a été mis au chômage partiel à 100% en juin 1994, elle est un objectif auquel il est possible de répondre si sont mobilisées les ressources existant à Genève. C'est une question de choix politique et économique.

5. Dans ce contexte, un facteur nouveau intervient: l'accord entre Tavaro et la firme japonaise JANOME. Tavaro est à la croisée des chemins. Soit un effort réel est effectué au niveau de la Recherche et Développement non seulement pour la sortie de la machine à coudre Elna 4000, mais aussi pour le développement de nouveaux produits. Soit le département R&D reste stagnant. Alors s'affirmera la tendance à ce que la division ELNA de l'entreprise devienne à la longue un service commercial pour la diffusion en Europe de produits japonais sous le nom d'Elna (préparation de matériel publicitaire, de modes d'emploi, d'instructions aux techniciens, etc.). C'est le risque évident de l'accord avec le géant qu'est Janome. Si cette hypothèse se réalise, c'est le savoir-faire de Tavaro qui va dépérir avec les répercussions qui en découleront pour l'ensemble du tissu industriel à Genève. La désindustrialisation aura gagné, Genève aura perdu.

En dehors de l'Elna 4000, il y a des développements dans les presses à repasser. Mais ils restent incertains. L'instabilité financière de l'entreprise se répercute déjà au plan de la production. Des goulots d'étranglement dans l'approvisionnement existent, en partie parce que les fournisseurs tardent à livrer car les payements prennent du retard.

Il ne s'agit pas ici de faire du catastrophisme. Mais les descriptions et hypothèses donnant un futur à Tavaro grâce à l'accord avec la firme Janome nous semblent fallacieuses. Si la ligne directrice de la gestion de l'entreprise reste ce qu'elle est, Tavaro pourrait au mieux devenir un sous-traitant de Janome, voire quelques produits que Tavaro a développés être délocalisés pour leurs productions dans un futur pas trop éloigné. Ceci d'autant plus qu'une fois mis au point, un produit comme la machine à coudre Elna 4000 réunit les conditions pour être sorti en série dans le sud-est asiatique. Le nom Elna compte pour Janome, pour vendre ses produits, pour acquérir une renommée de marque. Il n'est pas sûr qu'un gain inverse proportionnel existe pour Tavaro, si les choses sont laissées en l'état.

En conclusion, il nous apparaît absolument nécessaire qu'une transparence plus grande soit faite sur les projets à moyen terme de la direction de Tavaro. Il ne s'agit pas d'une affaire privée au sens étroit du terme. L'avenir de Tavaro, l'avenir de ses emplois, l'avenir de son savoir-faire accumulé sont du domaine public. Sauf à considérer que le destin industriel et social de Genève relève de critères proches du secret bancaire.

C'est la raison pour laquelle nous demandons:

1. qu'en collaboration avec la direction de Tavaro et avec les organismes représentant l'ensemble des salarié/es et des cadres (commission des employés, commission des ateliers, FTMH, etc.) un audit soit fait sur la situation de Tavaro. Cet audit ne peut être détaché de celui mené par la société Emesco (Zoug) sur la SIP. D'ailleurs, ce dernier audit devrait être porté à la connaissance de la commission de l'économie du Grand Conseil. L'un des deux propriétaires d'Emesco , M. Kurt Rudolph, est ou était le principal actionnaire de Ski Authier SA par le biais d'Emeski. Il ne s'agit pas de mettre en doute les qualités d'industriel de M. Rudolph, mais la conduite de l'entreprise Authier dont il était l'actionnaire principal laisse songeur;

2. qu'en jonction avec les organismes existants (FONGIT, AGIT) et en relation avec les instituts de recherche et formation, une étude soit établie sur les possibilités de diversifier Tavaro à partir de son potentiel de savoir-faire, au delà des problèmes spécifiques liés à la reconversion (voir annexes fournies par les pétitionnaires). Tavaro pourrait jouer un rôle important dans des opérations de cotraitance pour des produits développés dans la zone économique de Genève, mais qui trouvent difficilement le cadre de production adéquat;

3. que les demandes de formation et recyclage professionnels - sur le lieu de travail même - émises par les salarié/es de Tavaro soient soutenues par les autorités. Il y a là un des rares exemples d'implication directe des salarié/es dans la bataille pour la survie et le développement d'une entreprise;

4. que les autorités donnent toutes les informations sur les tractations concernant l'utilisation de terrains industriels appartenant à Tavaro pour la construction de bâtiments publics. L'Etat ne peut devenir acquéreur d'une partie du patrimoine foncier de Tavaro sans qu'il devienne aussi un acteur et non un spectateur face aux problèmes et à l'avenir de l'entreprise Tavaro.

Toute ces raisons nous amènent Mesdames et Messieurs les députés à vous proposer de renvoyer cette pétition au Conseil d'Etat, à notre avis seule mesure à la hauteur des enjeux soulevés par les pétitionnaires.

(Annexes à disposition au secrétariat du Grand Conseil.)

Débat

M. Gilles Godinat (AdG), rapporteur. En préambule, je vous informe que la délégation des pétitionnaires a donné une annexe qui est disponible au secrétariat du Grand Conseil. Elle va dans le sens de cette pétition.

Cette pétition pose les questions vitales pour l'avenir de Tavaro. Nous avons la responsabilité dans ce Grand Conseil de prendre cette pétition au sérieux, comme la majorité de la commission l'a exprimé, par ailleurs. Il faudrait distinguer deux niveaux : une réflexion générale sur le contexte économique de l'industrie genevoise et une réflexion particulière sur la situation de Tavaro, avec les propositions et les pistes que les représentants du personnel ont abordées en commission.

Sans vouloir entrer dans les détails et pour situer le contexte à grands traits, dans la phase de récession prolongée que nous vivons avec quelques lueurs de reprise de l'activité économique, qui sont encore bien sombres dans le domaine de l'industrie, on observe une globalisation des activités économiques au plan mondial avec la mondialisation des marchés, la délocalisation des activités vers les régions à bas salaires, y compris la délocalisation de la recherche de développement. Sur ce point, je voudrais citer un article récent du 11 novembre dans lequel l'Office fédéral de la statistique a relevé qu'en six ans, de 1986 à 1992, les dépenses en recherche et en développement réalisées par l'industrie suisse à l'étranger ont crû quatre fois plus qu'en Suisse. Ce phénomène est encore plus prononcé dans l'industrie suisse des machines. La proportion réalisée à l'étranger s'élevait à 40% en 1989 et elle a atteint 53% en 1992.

Nous assistons également à une domination du capital financier sur le capital industriel avec les incertitudes liées aux bulles spéculatives sur les marchés boursiers, une tertiarisation de fond accentuée également dans la production de biens et des services, une interdépendance accrue dans ces différents secteurs, une concentration des entreprises et des services, une obsolescence accélérée des produits, une fragilisation des PME, sans parler des conséquences sociales, à savoir un chômage accru, conjoncturel et structurel, un accroissement de la pauvreté et une fragilisation des emplois.

L'industrie genevoise a connu un recul important ce dernier quart de siècle, passant de 28% de l'ensemble des emplois en 1965 à 18% en 1994, avec des vagues successives de licenciements, de restructurations, voire de disparitions d'entreprises au profit du tertiaire. La première partie de notre rapport insiste sur les problèmes généraux liés à la diminution du secteur secondaire industriel à Genève.

J'ai souligné dans le rapport l'existence du groupe pilote qui avait été mis sur pied dans la conférence économique sur l'avenir industriel en 1983 et qui disait - je trouve important de le citer :

«L'histoire économique enseigne qu'il est pratiquement très difficile de créer de toutes pièces des industries mécaniques ou électromécaniques innovatrices, par conséquent porteuses d'avenir, là où la tradition n'existe pas ou là où elle s'est perdue. Il faut donc retenir le capital humain, ouvriers, techniciens et ingénieurs, dont il faut craindre la dispersion si Genève perd son potentiel industriel...».

Ce phénomène de désindustrialisation est défini plus précisément - je ne vais donc pas y revenir - mais nous pouvons encore relever que l'appauvrissement du secteur industriel a pour effet de déséquilibrer gravement l'économie genevoise à court et moyen terme et pourrait déboucher sur un marasme économique général.

En réponse à cette situation, nous pensons que pour favoriser une politique industrielle active - c'est l'autre élément au niveau des généralités - il est nécessaire d'établir un cadastre sur le milieu économique, comme cela est décrit dans le rapport - et un cadastre des réseaux d'innovation, réseaux qui d'ailleurs se mettent en place en Suisse, plus particulièrement au niveau régional, dans le canton de Vaud en particulier. A Genève, l'existence de la FONGIT et l'existence du Centre d'information et de documentation brevet à l'OPI doivent développer la mise en place de ces réseaux, sur la base des registres cités. Enfin, un bilan doit être établi sur la capacité d'établir des liens, des interactions et des logiques d'apprentissage nécessaires à toute modification et à toute innovation.

En ce qui concerne Tavaro, actuellement situé sur trois sites, qui employait quatre cents personnes à Genève à la veille des licenciements de juin 1994, on évalue à trois cents le nombre de travailleurs restant occupés jusqu'à la fin de l'année. Je ne veux pas revenir en détail sur la crise de Tavaro qui est décrite dans le rapport, mais si vous allez dans un grand magasin de la place, aujourd'hui, vous verrez que les machines Elna exposées sont toutes fabriquées au Japon ou dans l'Est asiatique. L'Elna 4000, le produit «made in Geneva» n'est pas OK. La production militaire est en bout de course. Les Japonais arrivent : «JANOME». Le danger que Tavaro ne devienne qu'un service commercial de JANOME est bien réel, avec la perte du savoir-faire industriel de Tavaro. C'est cette situation qui inquiète les travailleurs à juste titre, car les emplois sont menacés.

Les propositions faites par les pétitionnaires nous paraissent prioritaires :

1) la reconversion du secteur militaire en civil;

2) la diversification vers de nouveaux produits en relation avec la FONGIT, l'école d'ingénieurs, etc.;

3) la formation et le recyclage dans l'entreprise.

A notre avis, ces demandes liées à la participation des travailleurs, à la transparence sur les transactions concernant les terrains industriels et à l'audit sur Tavaro, nous paraissent être les conditions sociales cadres pour sauver les emplois de cette entreprise. Ce sont les raisons pour lesquelles nous estimons que la responsabilité des pouvoirs publics doit être engagée dans cette situation de sauvetage. Par conséquent, cette pétition doit être adressée au Conseil d'Etat par notre Grand Conseil, soucieux de l'avenir industriel de Genève.

M. Pierre Kunz (R), rapporteur. Monsieur le rapporteur de la minorité, vous partez - semble-t-il - d'un cas particulier, celui de Tavaro et vous l'utilisez pour justifier une bureaucratie, un interventionnisme généralisé de l'Etat dans la vie industrielle de ce canton.

Dans cette démarche, vous faites erreur. Vous tirez de la mauvaise gestion d'une entreprise des conclusions générales et pessimistes. Or, il faut le souligner, à Genève, les exemples d'entreprises industrielles qui ont su se développer et qui rencontrent encore aujourd'hui un grand succès restent nombreux. Cela dit, il faut souligner qu'il est illusoire et contradictoire de s'accrocher au secteur industriel et de réclamer en même temps des salaires élevés, des horaires de travail réduits, des prestations sociales de plus en plus lourdes pour les entreprises.

Pourquoi ? Eh bien, à l'évidence, l'avenir du secteur secondaire est sombre, pour une bonne partie non seulement de Genève mais de l'Occident tout entier, parce qu'il y a dans le monde des pays dont la population est aussi intelligente et plus laborieuse que la nôtre. Ces personnes se contentent, en outre, de salaires bien inférieurs aux nôtres, avec très peu de couverture sociale, la plupart du temps. Alors, ces pays, qu'on le veuille ou non, nous prennent peu à peu notre secteur secondaire en raison de leur compétitivité sur les marchés internationaux. Monsieur Godinat, il faut l'admettre, ou Genève sera tertiaire à terme ou alors nous serons un peu plus pauvres !

M. Armand Lombard (L).

«Tavaro, c'est un capital humain, c'est un capital machine, c'est un site industriel. Tavaro est un des derniers grands de la fabrication mécanique. Nous pensons que l'Etat a un rôle à jouer pour le maintien de l'industrie dans ce canton.».

C'est la conclusion de la pétition, et c'est certainement vrai. Voilà pourquoi nous avons salué en commission les efforts du Conseil d'Etat pour suivre cette situation, pour coordonner les efforts de dynamique et de développement de cette entreprise. Ces efforts ont été très positifs jusqu'à maintenant, nous l'avons appris en commission de la bouche du chef du département de l'économie publique et de celles de ses adjoints. Cette pétition est tout à fait utile pour s'assurer que le nécessaire est fait. Nous vous recommandons donc le dépôt de cette pétition sur le bureau du Grand Conseil.

J'aimerais revenir sur trois points du rapport de M. Godinat qui appelle quelques remarques.

Tout d'abord, je remets en cause votre sagesse de jugement, voire même votre déontologie, puisque vous étalez les détails de l'opération Tavaro contre l'accord de la commission, contre la demande du chef du département de l'économie publique, qui avait souligné qu'en divulguant ces détails en public devant les députés, vous prépariez les bénéfices de Bernina, qui peut ainsi mieux désigner son concurrent romand et ses difficultés.

D'autre part, je mets en doute votre position sur les PME et sur le tissu industriel. Vous prétendez, Monsieur Godinat, que l'«on ne peut remplacer un tissu d'entreprises de cent personnes par une addition de micro-entreprises de moins de quinze personnes». Cela prouve votre totale méconnaissance de la croissance et du développement, docteur ! On ne peut commencer par être grand, dans la vie : il faut d'abord être petit ! L'enfant doit apprendre et acquérir de l'expérience; il doit devenir sage avec l'âge ! Les grands concepts communistes de la Hongrie sont détruits et «inefficients»; son économie ne repart que par de minuscules petites entreprises, mais elle repart avec une formidable dynamique. Lee Wilson, seul dans un garage de Milwaukee, pendant trois ans, a inventé le produit Xerox et une formidable entreprise s'est développée ensuite. On ne crée pas des entreprises déjà grandes, Monsieur Godinat ! Elles commencent petites, avec des projets tels que ceux que l'on peut lire dans la presse, de pépinière d'entreprises, de soutien à de nouvelles entreprises, de formation et d'accompagnement. De cette manière, on crée lentement, mais sûrement !

Enfin, troisième et dernier point. Je ne suis pas du tout d'accord avec votre proposition d'un réseau d'innovations créé pour la Cité, cadastré en double, avec infrastructure et savoir-faire, avec, sans doute, une étude de qualité des différentes innovations, études centralisées, étatisées, de façon à être plus sûr que vraiment l'innovation soit bonne !

Vous n'êtes pas Dieu pour juger ou condamner, Monsieur Godinat ! L'Etat n'est pas un prince omniscient et providentiel qui peut raviver ou solutionner la vie des entreprises. L'entreprise vit par ses acteurs, par son flair, par ses expériences, par sa compétence. On peut l'aider, comme le département de l'économie publique l'a fait pour Tavaro, dans la limite de ses moyens; on peut attirer l'attention des autorités, comme l'ont fait les pétitionnaires à juste titre, mais on serait fou de chercher à la conduire sous notre autorité !

C'est la raison pour laquelle je vous recommande de déposer cette pétition sur le bureau du Grand Conseil.

M. Max Schneider (Ve). J'ai accepté de déposer cette pétition sur le bureau du Grand Conseil par crainte de faire une mauvaise publicité à Tavaro. Je rejoins M. Lombard sur sa réflexion à ce sujet.

Néanmoins, les pétitionnaires étaient animés d'une bonne volonté. Ce sont des employés - M. Kunz l'a souligné dans son rapport - qui demandaient le dialogue avec la direction, qui est aujourd'hui inexistante chez Tavaro. Il n'y a pas un directeur, mais, apparemment, il y en a trois ou quatre. Les employés de Tavaro sont dans le secret le plus absolu. Nous n'aurons pas les moyens, dans ce Grand Conseil, de lutter contre ce secret maintenu par les actionnaires bâlois de Tavaro.

Par contre, la situation actuelle de l'industrie, au niveau de la Suisse romande, et notamment de Genève, n'est plus du tout acceptable. Alors là on ne parle plus de Tavaro, mais de ce qui se passe entre la Suisse romande et la Suisse allemande. Une nouvelle barrière de rösti se construit chaque jour, due à l'inefficacité de notre gouvernement, et le discours de M. Kunz de ce soir ne reflète pas son rapport. C'est ignoble, Monsieur Kunz, de prétendre que ces employés sont trop bien payés ! Vous rigolez, vous avez un bon poste, vous avez un bon salaire, mais sachez, Monsieur Kunz, que certaines personnes, dans cette République, ont de graves problèmes ! Demander à ces personnes de gagner moins, alors que les loyers ne baissent pas et que le coût de la vie est élevé à Genève, me paraît inadmissible !

Il me semble donc qu'il faut réfléchir - comme M. Lombard l'a fait - au moyen de créer et d'innover. Cette barrière de rösti existe bel et bien; la mentalité est très différente entre la Suisse romande et la Suisse allemande : cela se remarque même pour les questions de limitation de vitesse ! Lors d'un séminaire du parti écologiste, où M. Barde, secrétaire du FSP, était présent, M. Pierre Luigi Giovannini nous a déclaré - et il peut le prouver - que la différence du taux de chômage existant entre la Suisse allemande et la Suisse romande tient à l'esprit d'innovation des entreprises suisses allemandes dans le domaine des technologies de l'environnement, ainsi que les investissements consentis dans ce secteur.

Voilà pourquoi je m'adresse à M. Maitre, qui est également conseiller national, pour qu'il agisse en collaboration avec les autres Romands, car la situation actuelle n'est plus du tout acceptable. Tous les textes d'innovations technologiques qui pourraient intéresser les industries romandes sont malheureusement écrits en allemand. Nous avons toujours six mois, voire un an et demi de décalage dans tout ce qui se fait au niveau de la Confédération. L'information destinée aux entreprises romandes exige une traduction de ces textes dans un délai rapide, pour qu'elles puissent également participer aux marchés de la Confédération.

Mais ce n'est pas tout. Un deuxième challenge - c'est pour cela que j'ai accepté de déposer cette pétition sur le bureau du Grand Conseil - se présente. Nous devrons présenter une motion sur la nécessité d'obtenir des fonds de la Confédération - comme les pays d'Europe l'ont actuellement - dans le but de reconvertir les usines d'armement, qui sont sur le déclin - heureusement - au service d'une nouvelle technologie civile, notamment une technologie de l'environnement. Nous devons donc agir dans ce sens.

M. Bernard Clerc (AdG). Nous voilà devant un exemple très concret de la manière dont une pétition signée par onze personnes met le doigt sur la politique économique menée dans ce canton.

Faut-il rappeler que, de 1975 à 1991, le secteur secondaire à Genève a perdu quatre mille huit cent quarante-neuf emplois, soit une baisse de 9,3% ? En 1975, les emplois du secondaire représentaient encore 25,6% du total des emplois. En 1991, ils ne représentent que 17,9% du total ! Voilà pour le secondaire.

Mais si nous regardons de plus près l'objet de la pétition de ce soir, la situation est encore plus grave pour l'industrie et les arts et métiers. De 1975 à 1991, six mille deux cent vingt-deux emplois ont été perdus, soit une baisse de 18,4% ! Si en 1975 les emplois de l'industrie et des arts et métiers représentaient encore 16,6% du total des emplois pour le canton, en 1991, ce pourcentage est tombé à 10%.

Voilà vingt ans au moins que, dans ce parlement, régulièrement, à chaque disparition de grande entreprise, sur tous les bancs, on se lamente et on compatit, bien sûr, au triste sort des travailleurs licenciés ! Considérer que la tertiarisation à outrance de l'économie genevoise est un phénomène quasi naturel, Monsieur Kunz - excusez-moi de vous le dire - est une malhonnêteté ! C'est un choix économique et politique dont les conséquences se font largement sentir sur l'emploi. En effet, le secteur tertiaire est, par définition, beaucoup plus volatile que le secteur secondaire, vous le savez bien. En fait, la tertiarisation à outrance c'est la fragilisation de l'économie genevoise. C'est le choix qui a été fait de laisser les forces du marché évoluer, de laisser les entreprises du secondaire mourir pour se spécialiser dans la gestion de fortune, le système bancaire, dans les organisations internationales et dans le tourisme. Ne dites pas que c'est un phénomène naturel du marché; c'est un choix économique et politique !

Le chef du département de l'économie publique ferait bien de lire attentivement - s'il ne l'a pas fait - l'excellent rapport de minorité de Gilles Godinat concernant cette pétition et de s'en inspirer pour défendre et développer le secteur industriel de Genève. Monsieur Lombard, laissez-moi vous dire que vous êtes un peu «gonflé» - pardonnez-moi l'expression - pour dire qu'il faut d'abord être petit pour devenir grand, en considérant les chiffres que je vous ai donnés tout à l'heure. Le secteur secondaire de l'industrie et des arts et métiers n'augmente pas, au contraire il diminue comme une peau de chagrin ! Je trouve votre discours pour le moins lénifiant !

Vous dites que l'entreprise vit par ses acteurs. Oui, en effet ! Les travailleurs de Tavaro, qui ont signé cette pétition, vous démontrent qu'ils sont des acteurs responsables, qu'ils ont réfléchi au problème et que la plupart d'entre eux ont été bloqués dans toute une série de travaux à l'intérieur de l'entreprise par une direction - en tout cas pour la plus récente - qui a été incapable de diriger cette entreprise. Celle dernière ne serait pas dans la situation dans laquelle elle se trouve aujourd'hui si les acteurs principaux, sur le terrain, c'est-à-dire les travailleurs, avaient la faculté d'agir. Il faut être clair...

Tavaro n'est malheureusement pas la dernière entreprise dans cette situation, il y a aussi la SIP. Cela demande un changement de politique. Le moins que l'on puisse faire - et je dis bien «le moins» - est de renvoyer cette pétition au Conseil d'Etat, car elle donne des pistes pour modifier le cours des choses. Je sais que tout à l'heure M. Maitre nous dira probablement qu'il comprend l'inquiétude des travailleurs de Tavaro - comme il comprenait celle des travailleurs de «La Suisse» - et qu'il a fait tout ce qu'il pouvait depuis des années pour apporter son appui à Tavaro - comme il l'a fait pour «La Suisse».

Ce type de discours ne nous convainc plus. Nous ne voulons plus de discours, nous voulons un changement de politique !

Mme Claire Chalut (AdG). Monsieur Kunz, tout à l'heure vous avez évoqué la compétitivité des entreprises dans les pays du tiers-monde. Vous semblez dire que les gens de ces pays souhaitent ou acceptent des bas salaires en vivant dans la pauvreté. Je ne crois pas que l'on puisse parler de souhait ou d'acceptation. Je pense que c'est bel et bien quelque chose qu'on leur impose, par la force, si nécessaire !

Il ne faut pas oublier que ces personnes sont aussi nos partenaires. On doit malheureusement constater que le Nord se nourrit de la misère des gens du Sud.

M. Pierre Kunz (R), rapporteur. Je ne pourrai certainement jamais convaincre M. Clerc et M. Schneider de changer d'avis. Mais peut-être pourrais-je les amener à réfléchir - allez, un quart de seconde, seulement ! - à la question suivante : le monde étant désormais ouvert - le problème n'est pas helvétique, il est mondial - n'est-il pas logique et inéluctable que les entreprises les moins compétitives rencontrent le plus de difficultés sur les marchés mondiaux ? N'est-il pas normal que ces entreprises soient amenées, peu à peu, soit à fermer soit à délocaliser ?

Or, il faut bien voir que les entreprises industrielles sont les plus exposées : pourquoi ? Je l'ai déjà dit, parce que ce sont les entreprises qui peuvent être le plus facilement copiées par la main-d'oeuvre des pays en développement. Madame Chalut, contrairement à ce que vous croyez, si vous alliez dans ces pays sous-développés vous verriez que ces gens ne sont pas exploités, comme vous le dites. Ils ont simplement envie d'améliorer leur sort, et pour cela ils sont prêts à faire des efforts considérables et à profiter du libéralisme des marchés mondiaux, pour nous prendre nos postes de travail.

Cela ne dépend pas du pouvoir de décision du Conseil d'Etat, ni des entrepreneurs suisses, c'est un fait, et vous feriez mieux de tirer les conclusions de cette situation, plutôt que de vouloir à tout prix déplacer des montagnes qui ne sont pas «déplaçables» !

M. Jean-Pierre Lyon (AdG). Je n'ai de leçon à donner à personne, et personne ne doit m'en donner !

J'aimerais aborder le problème de la diversification des activités qui est absolument nécessaire pour un canton comme Genève. Il faut se préoccuper du tissu industriel par rapport à la disparition d'importantes entreprises.

Je ne vais pas être sectaire, je vais citer un paragraphe du rapporteur de majorité qui peut rallier un certain nombre de personnes :

«Tous les commissaires se sont pourtant déclarés sensibles à l'inquiétude du personnel de l'entreprise Tavaro, inquiétude fondée. En effet, depuis des décennies, la situation de la société, pour autant qu'on puisse en juger sur la base des informations grappillées par les médias, n'a cessé de se détériorer.».

Nous avons des raisons d'être inquiets. En effet, d'un point de vue technique, les machines à coudre et les presses à repasser ont marqué l'industrie genevoise, comme la SIP, la TAREX, etc. Si le département de l'économie peut faire quelque chose pour remédier à la situation, il faut qu'il le fasse. Je dirai simplement - je suis mécanicien de profession - mon attachement à cette industrie technologique de pointe. Le personnel de Tavaro s'inquiète non seulement du risque des licenciements - plus de trois cents emplois - mais aussi de la disparition des places d'apprentissage, des développements techniques intéressants, du réseau de sous-traitance et du savoir-faire.

Après avoir écouté toutes les parties concernées, il est ressorti de la discussion un manque évident d'information. La direction se trouve à Zurich, ce qui est ressenti comme une barrière par le personnel et même par le département de l'économie. Dans les années 70, l'Union syndicale suisse avait proposé la participation des travailleurs. Cela ne va peut-être pas faire plaisir à tout le monde, mais si elle avait été acceptée on n'en serait pas là aujourd'hui ! L'investissement des travailleurs dans leur entreprise aurait été plus grand. Ce soir, que vous déposiez cette pétition sur le bureau du Conseil d'Etat ou que vous la renvoyiez au Conseil d'Etat, le problème ne sera pas résolu, car s'ils ont décidé de fermer ils fermeront !

M. Gilles Godinat (AdG), rapporteur. Sur le plan général, Monsieur Kunz, les échanges commerciaux de la Suisse sont essentiellement intra-communautaires à plus de 75%. Il y a peu d'échanges avec le tiers-monde. Le problème de la délocalisation touche essentiellement la production étant donné les bas salaires pratiqués dans ces pays. Si le BIT examine la clause sociale, c'est bien pour tenter de protéger les personnes de ces pays et pour interdire le travail des enfants. Certaines entreprises européennes utilisent leur production à des conditions inacceptables du point de vue humain et du point de vue éthique et la commercialisent en Europe.

Il faut rappeler que la Suisse est le pays d'Europe - des pays industrialisés de la CEE - où le temps de travail est le plus important, l'absentéisme le plus bas, le taux d'heures supplémentaires le plus grand, le temps de présence devant les machines le plus élevé et le quota de la part fiscale des entreprise le plus bas. J'en veux pour preuve une étude de l'OCDE, citée par la «Vie économique» de 1992, qui dit :

«Les impôts pesant sur les entreprises en Suisse sont largement dans la moyenne des pays de l'OCDE. De plus, les coûts unitaires salariaux dans la production, c'est-à-dire la part du salaire et des charges sociales par unité produite, sont plus bas en Suisse que dans les principaux pays concurrents de l'industrie suisse, principalement l'Allemagne.».

Enfin, on travaille, comparativement à l'Allemagne, six semaines de plus par an.

Vous m'avez reproché de ne pas avoir respecté une certaine éthique en divulguant des informations sur la situation de Tavaro. Je l'ai fait à la demande des représentants du personnel de Tavaro...

M. Armand Lombard. Qu'est-ce que tu veux que ça me fasse !

M. Gilles Godinat. Mais, j'explique !

Mon éthique personnelle me dicte, effectivement, lorsque trois cents emplois sont en jeu dans une entreprise importante de la place, de donner une priorité à la défense des personnes concernées.

Plusieurs rapports confirment que la montée des PME en 1985 était liée à une phase économique et à la progression des investissements, mais la plupart de ces PME étaient fragiles. Au moment de la crise, ces PME se sont fragilisées, quand elles n'ont pas disparu ! Or, nous savons que si ces PME n'ont pas un soutien bancaire dans des phases difficiles, et si il n'est pas possible de produire et de commercialiser à plus grande échelle, elles ne peuvent pas se développer. Pour devenir grand, parfois il faut l'appui des grands !

La responsabilité de l'Etat à ce sujet est importante. Une étude présentée à l'université de Fribourg en juin 1994 disait qu'en Suisse les inégalités économiques sont croissantes. Le poids du triangle d'or qui représente 38% de l'activité économique en Suisse engendre un déséquilibre. M. Gaston Godard, le professeur qui a présenté cette étude, dit :

«La Confédération doit intensifier sa politique économique régionale, lorsque les mécanismes de marché ne peuvent assurer des rapports économiques tolérables en Suisse.».

Monsieur Maitre, vous-même l'avez dit lors de la campagne «Genève gagne» ! Vous avez insisté, alors, sur le rôle des pouvoirs publics à chaque échelon de l'activité économique dans la formation et dans le soutien aux économies industrielles en difficulté. Toute l'activité de l'OPI qui est remarquable - je tiens à le souligner - notamment le travail de documentation et de brevet, doit être renforcée et développée. Les orientations et les moyens existent déjà, il suffit de les développer. C'est le message de nos propos.

Mme Marlène Dupraz (AdG). J'ai écouté attentivement les arguments des uns et des autres. Face à ceux de nos camarades de gauche, j'ai entendu, des bancs d'en face, des remarques qui me laissent absolument pantoise !

Le personnel de Tavaro se fait entendre au travers d'une pétition, vu la situation dramatique. Autrefois, lorsque les entreprises fonctionnaient bien, on n'appelait pas le personnel à participer. A quoi voulez-vous qu'il participe, maintenant, alors que cela va mal ? Aux faillites, aux liquidations des entreprises ! M. Kunz a parlé de compétitivité. Il a dit que le syndicalisme est absent dans les pays du tiers-monde, que les coûts de production sont nettement plus bas et que la misère sociale, humaine et économique peut aider les entreprises à se porter beaucoup mieux. Franchement, ce discours fait vomir ! Faut-il vraiment compter sur la misère du tiers-monde ? De quelle compétitivité parlez-vous ? De la compétitivité des bénéfices ou des produits ? De quels produits ? Le personnel des entreprises demande une participation à l'innovation et aux décisions : à cela on leur oppose une fin de non-recevoir !

Cela fait environ quinze ans, pour prendre l'exemple de la SIP, que l'incapacité des gestionnaires rendait la situation endémique et a engendré des restructurations. Hayegh avait même été mandatée pour voir ce qui n'allait pas. Dans son audit et son analyse, cette société avait constaté que la hiérarchie était lourde, rendant le fonctionnement difficile et stérile en innovation. L'entreprise SIP était très attachée à la production de précision, sans faire la part des choses, rendant les produits suisses trop cher, voire inexportables. Certains pays avaient préféré d'autres produits peut-être moins précis. Il me semble qu'une discussion doit avoir lieu à ce niveau. Ce genre de problèmes ne se résolvent pas dans un parlement.

Le classement pur et simple d'une pétition de ce genre signifie que le parlement lui-même est impuissant à agir. Après avoir déposé la pétition sur le bureau du Grand Conseil à titre de renseignement, on se contentera de prendre acte du fait que la compétitivité que vous prônez est celle des bénéfices ! Le quart-monde se développe - vous le savez - et, malgré tout, vous n'arrêtez pas de nous vanter votre économie qui n'est pas la nôtre. Vous avez même dit que dans ces pays la couverture sociale est presque nulle. C'est absolument ignoble !

M. Pierre Kunz. Mais, je n'y suis pour rien, moi !

Mme Marlène Dupraz. C'est un aveu, n'est-ce pas ! En disant qu'en Suisse les coûts sont trop élevés et qu'ils sont très bas dans les pays du tiers-monde, vous avouez implicitement que votre but est de gonfler vos bénéfices ! Beaucoup d'entreprises du tertiaire, du secondaire et du primaire ont disparu à cause de cette volonté de faire toujours plus de bénéfices. Elles se sont installées non seulement en Suisse allemande, mais surtout à l'étranger. Nous remarquons l'absence de recherche d'innovation et de participation avec les travailleurs. Pour vous, l'innovation concerne le secteur de la recherche et reste en vase clos. C'est vous qui décidez où, quand et comment les produits doivent être commercialisés, exportés, etc. Votre préoccupation majeure ne porte pas sur les produits, mais sur les bénéfices qu'ils peuvent résulter !

Mme Fabienne Blanc-Kühn (S). Pour moi, Tavaro c'est une autre histoire ! C'est notamment une assemblée de chômeurs : une septantaine de personnes qui sont là. Je vais vous les décrire, parce que je ne pense pas que vous les connaissiez ni que vous ayez l'habitude de les fréquenter. Ils ont plus de la cinquantaine, ils sont habillés simplement, ils ont les traits du visage marqués, ils ont passé quarante ans de leur vie à travailler dans cette usine... (M. Lombard fait des mimiques et des remarques ironiques.) Ça vous fait peut-être «marrer», Monsieur Lombard, mais c'est la vérité ! ...et ils s'expriment avec difficulté actuellement, parce qu'ils attendent leur lettre de licenciement; vous savez, le courrier qui risque d'arriver fin novembre...

Il n'y a aucune comparaison avec vous qui, bien que surchargé par votre tâche, êtes passionné par votre activité, même si elle est complexe. La complexité, pour eux, va résider dans la recherche d'un emploi et les fins de mois difficiles. Un ouvrier à la sortie de l'assemblée me disait qu'il avait commencé à travailler en usine à l'âge de 14 ans, qu'il avait 63 ans et 5 000 F d'économies ! Il m'a demandé si je croyais qu'il pourrait sauver son deuxième pilier...

L'entreprise Tavaro a été créée dans les années 30 et a misé d'emblée, malheureusement, sur les pièces d'armement. Prévoyant qu'une reconversion était indispensable, elle s'est tournée vers les produits de consommation tels que les brosses à dents électriques, les planches à repasser et ce qui fut notre machine à coudre, la fameuse Elna. Si ces produits sont plus respectueux de la société civile, force est de constater qu'ils sont moins solides face à la concurrence internationale.

Lire dans le rapport de majorité qu'il n'est pas concevable que l'Etat s'immisce dans la gestion de l'entreprise, alors que visiblement celle-ci pratique une politique de gestion du personnel pour le moins opaque, est un signe alarmant de désengagement vis-à-vis d'un gros employeur du canton. C'est aussi un signe de désengagement vis-à-vis des salariés, car n'oublions pas que les grosses entreprises peuvent être de grandes «fournisseuses» de chômeurs. Elles prennent ce risque quand leur direction ne pratique pas une gestion du personnel transparente, ce qui est le cas de Tavaro.

La direction de cette entreprise a fait fi, et fait fi depuis plusieurs années, de devoirs élémentaires. Elle n'a pas montré le respect qu'on attendait d'elle vis-à-vis des règles prévues dans la convention collective, prévoyant des informations régulières à la commission du personnel en matière de politique économique. Elle ne s'est pas non plus montrée très attentive au respect de la loi sur la participation.

Le rapport de majorité conseille, de manière assez paternaliste, la restauration de la communication entre la direction et le personnel, alors que, visiblement, si le personnel en appelle au Grand Conseil par l'intermédiaire d'une pétition, c'est bien parce qu'il n'y a plus de communication possible avec sa direction depuis belle lurette. Ceci revient à conseiller à un muet de se faire entendre d'un sourd !

Cette manière de répondre aux pétitionnaires de Tavaro est de bien mauvais augure. Les ouvriers de Tavaro ont bien raison de s'inquiéter, car rien ne sera fait pour tenter de redonner un élan à leur entreprise et rien ne semble se décider pour favoriser la présence d'entreprises qui soient génératrices d'emplois, qui innovent dans des technologies nouvelles. C'est bien ce qui nous inquiète aussi. Car se contenter d'une décision de non-ingérence dans les entreprises privées ne résoudra ni la mise en place de l'articulation indispensable entre des programmes de recherche et le savoir-faire existant, ni le futur de l'industrie genevoise. La pétition Tavaro dépasse largement le cadre d'une entreprise en difficulté. Elle annonce de funestes présages : l'effondrement du secteur industriel genevois et de nombreuses assemblées futures de chômeurs et chômeuses.

C'est pour cela que nous vous recommandons le renvoi de cette pétition, véritable fusée d'alarme, au Conseil d'Etat, afin qu'il la traite dans une perspective positive et non pas par des concepts en communication.

M. Jean-Philippe Maitre, conseiller d'Etat. Lorsque cette pétition a été traitée dans le cadre de la commission de l'économie et du Grand Conseil, on a eu le sentiment qu'un débat serein et constructif pouvait s'engager. Il s'est effectivement engagé et cela nous a permis, dans un climat de confiance qui s'était instauré, de donner un certain nombre d'informations, dans la mesure de nos possibilités. En effet, un certain nombre de données restent confidentielles, et nous ne devons pas les communiquer.

Nous avons donc décrit la situation de Tavaro en donnant des renseignements précis sur ce qui avait été fait par mon département, en concertation avec les syndicats, puisque, dans ce domaine, nous avons coopéré de manière positive, en particulier avec la FTMH. Nous avons très clairement indiqué que l'émergence d'un tel débat, dans le cadre d'une commission parlementaire, n'était possible que pour autant que les uns et les autres s'engagent à respecter une sorte de règle du jeu consistant à se saisir de la situation d'une entreprise en difficulté, avec un sens minimum des responsabilités pour ne pas politiser ce type de dossiers, au sens de la politique partisane. Si c'est au sens de la politique générale, c'est une autre chose.

Dans ce contexte, le gouvernement a tout lieu d'être déçu, car le débat qui s'est instauré en commission, objectivement de qualité et responsable, a malheureusement donné lieu, in extremis, à la fin des travaux, à une sorte de blocage dont il ne m'appartient pas de juger les responsabilités des uns et des autres. Mais ce blocage a produit l'émergence d'un débat de politique politicienne, alors que nous avions, me semble-t-il, créé tous ensemble les conditions d'un débat de politique économique, posant notamment la situation de certains secteurs de l'industrie, et en particulier de Tavaro.

Première observation. Celles et ceux qui ont pris la responsabilité de ce débat et qui sont, à mon avis, incarnés par les deux rapports dans lesquels je ne me reconnais pas, ni dans l'un ni dans l'autre - je dirai pourquoi tout à l'heure - ont probablement fort mal joué. En effet, c'est la dernière fois qu'en ce qui nous concerne nous donnerons des informations sur la situation d'une entreprise, parce que nous constatons qu'elles ont été utilisées à des fins de débats de politique politicienne.

Deuxième observation. Ces deux rapports sont évidemment de veine fort différente. Le rapport de M. Godinat livre un certain nombre de considérations générales qui, en partie, ne manquent pas de pertinence, mais qu'on aimerait voir appliquées dans tous les milieux et sur tous les bancs du parlement. J'y reviendrai dans un instant au travers de quelques exemples, parce que les considérations générales, les grands discours un peu livresques sur la situation économique et les perspectives de notre industrie, lorsqu'ils ne sont pas traduits par des efforts concrets sur le terrain et des concessions sur l'autel des dogmes politiques, ne servent strictement à rien et ne font, en tout cas, pas avancer la cause.

Cela dit, je ne me retrouve pas non plus dans le rapport de M. Kunz, qui est une sorte d'ode au tout tertiaire qui ne correspond pas à la situation économique de notre canton.

Mesdames et Messieurs, nous l'avons dit et nous le répétons encore, la garantie de la stabilité, de la prospérité économique à long terme de notre canton se trouve dans la diversification. Celle-ci doit faire la part large de la gamme extrêmement ouverte de l'ensemble des activités de notre canton. Il suffit de se souvenir que, contrairement à ce qu'on croit, le premier employeur de notre canton n'est pas la banque ou la finance, mais le commerce de détail qui regroupe à lui seul moins de 8% du total des emplois. C'est une preuve de la diversification des activités économiques. Mais dans cette diversification le secteur secondaire a un rôle essentiel à jouer.

Sur ce plan-là, faisons ensemble un exercice de modestie. La grande distinction classique entre le secondaire et le tertiaire devient dans certains cas extrêmement difficile à établir. Savez-vous que dans des entreprises typiquement secondaires, dans le cadre de notre nomenclature, par exemple dans le secteur de la chimie, plus de la moitié des emplois aujourd'hui sont en réalité des emplois du tertiaire, je veux parler des emplois du marketing, de la gestion, de développement commercial.

Inversement, quelle est l'entreprise tertiaire qui pourrait correctement fonctionner sans un support de production très vif qui lui permette de développer ses propres activités ? Croyez-vous que les banques pourraient se passer du secteur secondaire ? Regardez ce que vous faites lorsque vous faites des opérations bancaires avec les «contomats» ! Ce sont des productions industrielles de notre pays absolument classiques et dont nous avons tout lieu d'être fiers. Elles sont, à l'heure actuelle, l'un des supports essentiels d'un élément de l'activité tertiaire évident : le secteur bancaire. On voit donc bien que tout est enchevêtré et qu'il faut arrêter ces débats de territoires. En réalité, ce qui compte est de maintenir dans notre canton des activités extrêmement diversifiées à l'intérieur desquelles on trouve de la production de biens manufacturés, qui expriment un savoir-faire sur le plan technologique. L'ode au tout tertiaire dans ce contexte est absolument inconcevable ! C'est la fragilisation de notre économie cantonale et nationale.

La recherche est fondamentale. Je vous rappelle qu'en matière de programme de formation, en matière de programme de développement technologique, notamment par l'université, par l'école d'ingénieurs, Genève est le canton qui dépense le plus de fonds publics par tête d'habitant de toute la Suisse. Alors, ne venez pas dire que rien ne se fait !

Je ne me reconnais pas non plus dans le pessimisme général qui se dégage du rapport de M. Godinat, exprimé de manière théorique sur l'avenir de notre industrie.

L'office pour la promotion de l'industrie a permis - cette opération qui se veut être une opération de communication n'exprime pas le tout de l'industrie - que le prix de l'industrie du canton de Genève - qui est délivré chaque année - soit délivré à une entreprise dont le nom est Orbisphère. Monsieur Schneider, vous devriez mieux connaître le terreau industriel de ce canton ! De très nombreuses entreprises de ce canton, notamment dans les PME, sont des entreprises actives dans les technologies liées à la protection de l'environnement. Tel est le cas d'Orbisphère, qui est une entreprise leader mondial, dont le domaine est très directement lié aux technologies de protection de l'environnement et que nous avons le privilège d'accueillir sur notre territoire. Grâce aux actions conduites dans ce canton, elle a pu développer son potentiel, et elle se trouve être aujourd'hui une PME multinationale présente dans de nombreux pays. Elle a également pu prendre des participations dans un certain nombre d'entreprises, c'est dire qu'elle est en plein développement.

Hier, le Crédit suisse délivrait son traditionnel prix en faveur de l'industrie à une entreprise très prometteuse dans le domaine des technologies médicales, autre domaine qui est en train de devenir un centre d'excellence à Genève. Alors, arrêtez, s'il vous plaît, de noircir le tableau et de cultiver la «Schadenfreude» de manière aussi insensée ! Cela est faux ! Avec vos discours pessimistes - on n'a tout de même pas que des «Neinsager» dans ce parlement - vous colportez une image négative de l'industrie de notre canton, alors qu'elle ne le mérite pas.

Un exemple est posé au travers d'une délibération du Conseil municipal de la commune de Collonge-Bellerive. L'industrie des télécommunications est un domaine d'excellence à Genève; elle s'y est développée de manière remarquable. Alors, j'attends votre réaction ! Au-delà de vos grands discours, je me réjouis de voir - je m'adresse aux groupes qui donnent volontiers des leçons - quel est le soutien que vous apporterez à l'entreprise Reuters. C'est une entreprise remarquable qui génère beaucoup d'emplois, puisque le nombre va atteindre six cents. Elle a besoin d'un peu de compréhension pour que quelques arpents de terre agricole soient déclassés, pour lui permettre de s'implanter. Je précise que les programmes de compensation écologique et en matière d'amélioration foncière agricole ont été obtenus. L'endroit où elle doit s'implanter est un des rares endroits où l'on trouve des boucles de réseau de fibre optique qui lui permettent d'exercer son activité. Alors, après vos beaux discours, je vous donne rendez-vous, en vous remerciant d'avance de l'appui concret que vous nous apporterez dans cette affaire ! (Vifs applaudissements de la droite.)

M. Gilles Godinat (AdG), rapporteur. Effectivement, vous nous aviez demandé en commission de ne pas transmettre les informations que vous nous aviez données. Je n'en ai transmis aucune; j'ai seulement repris les informations communiquées par les salariés de l'entreprise.

S'agissant de la politique politicienne, je suis favorable à un débat sur la politique du département de l'économie publique en matière de politique industrielle. Cela me paraît légitime !

Pour ce qui est de la connaissance de la situation de l'environnement économique, j'ai simplement situé des données générales sur lesquelles nous n'avons pas de prise.

Pour en revenir au cadre concret de la situation genevoise - on ne va pas parler de la situation de la chimie bâloise dont l'évolution est de délocaliser la production dans le tiers-monde, Bâle devenant un centre administratif de gestion, voire une holding...

M. Jean-Philippe Maitre, conseiller d'Etat. La France voisine, ce n'est pas le tiers-monde pour la chimie bâloise !

M. Gilles Godinat, rapporteur de la minorité. ...nous sommes bien évidemment favorables à la collaboration avec les différents services pour la formation. Je dis même dans mon rapport qu'il faut la renforcer. Je ne dis pas que rien ne se fait. Je montre dans quelle direction il faut aller, et je le souligne.

M. Jean-Philippe Maitre, conseiller d'Etat. Monsieur Godinat, nous avons eu un débat constructif en commission qui, malheureusement, a été politisé par le biais des rapport de majorité et de minorité qui sont très éloignés des débats de la commission.

J'attire votre attention sur un seul fait très concret. Dans l'affaire Tavaro, le département de l'économie publique, par son action, a permis de sauver un certain nombre d'emplois sans lesquels l'entreprise n'existerait plus aujourd'hui. Nous avons pu le faire dans le cadre d'un dialogue et d'une coopération très positive avec la FTMH, qui a apporté son appui pour mettre en place un plan social convenable, pour les emplois qui ne pouvaient pas être sauvés. Ce n'est d'ailleurs pas terminé, il y a encore du travail !

Deux états de fait : par une action discrète sur le terrain, mais extrêmement engagée, nous avons contribué à sauver autant d'emplois qu'il était possible - nous aurions aimé en sauver plus. Par votre rapport et votre discours de ce soir, vous n'avez pas sauvé un emploi supplémentaire de Tavaro. Tout le problème est là ! (Applaudissements.)

Une voix. Bravo !

M. Pierre Kunz (R), rapporteur. Je voudrais préciser une ou deux choses.

Monsieur Maitre, c'est bien beau de dire que l'avenir de Genève réside dans un équilibre industrialo-tertiaire, mais on ne peut quand même pas nier que le secteur secondaire diminue d'année en année. On ne peut pas nier non plus les réalités économiques de ce canton, et cela ne sert à rien de prétendre qu'on va créer un état industriel à Genève, dans les vingt ans à venir ! Nous avons simplement voulu dire que nous devons, tous ensemble, tenir compte des réalités, je veux parler d'une tertiarisation inéluctable de l'économie. (Le rapporteur, énervé, retourne à sa place sous les rires des députés.)

La présidente. Monsieur Kunz, je vous en prie, restez à la table des rapporteurs jusqu'à ce que ce Grand Conseil ait voté !

M. Christian Grobet (AdG). (L'orateur est accueilli par des quolibets et quelques huées.) La seconde intervention de M. Maitre m'a poussé à prendre la parole.

Déjà tout à l'heure, Monsieur Maitre, vous avez tenu des propos que vous n'auriez pas dû tenir sur les débats de politique politicienne. (L'orateur est contesté par M. Blanc.) Bien sûr, chacun peut penser ce qu'il veut, Monsieur Blanc, mais je pense qu'il est anormal que l'on ne puisse pas débattre dans cette enceinte de problèmes aussi graves que ceux qui sont évoqués à travers cette pétition. Vous avez évoqué le problème de l'emploi lors des dernières élections; nous aussi, et il est normal d'en débattre ici ! Si aujourd'hui nous ne le faisons pas, eh bien je me demande à quoi sert ce parlement ! Le fait qu'un rapport ne vous plaise pas ne vous permet pas pour autant de le discréditer par des phrases vides de sens !

Monsieur Maitre, vous avez déclaré que vous avez sauvé des emplois à Tavaro. Je n'en doute pas, et je vous félicite, dont acte ! Mais ne dites pas que le rapport de M. Godinat n'a pas permis de sauver un emploi ! Le but du rapport de la commission des pétitions n'est pas de sauver des emplois. (Exclamations de la droite.) Ce n'est pas la tâche des députés ici présents, c'est votre travail au gouvernement de sauver les emplois ! (L'orateur a de la peine à parler, car il est très chahuté par la droite. La présidente fait tinter sa cloche. Huées.) Bien sûr, je comprends qu'après certaines promesses électorales, vous soyez gênés !

M. Daniel Ducommun. Fossoyeur ! (Applaudissements, bravos et quolibets s'entremêlent.)

Mises aux voix, les conclusions du rapport de majorité de la commission de l'économie (dépôt de la pétition sur le bureau du Grand Conseil à titre de renseignement) sont adoptées.