Séance du jeudi 17 novembre 1994 à 17h
53e législature - 2e année - 1re session - 41e séance

PL 7175
25. Projet de loi de MM. Pierre-François Unger, Bénédict Fontanet, David Hiler, Bernard Lescaze et Michel Balestra concernant la législation expérimentale (A 2 10). ( )PL7175

LE GRAND CONSEIL

Décrète ce qui suit:

Article unique

Acte législatif

1 Un acte législatif peut être établi à titre expérimental à condition:

a) qu'il soit limité au temps strictement nécessaire à l'expérimentation;

b) qu'il ne crée pas une situation complètement irréversible;

c) qu'il fixe le but de l'expérimentation et les hypothèses qu'il cherche à vérifier;

d) qu'il soit adéquat et nécessaire;

e) que ses effets soient évolués au plus tard 3 mois avant la date prévue pour son expiration.

2 L'acte législatif tel que défini dans l'alinéa 1 doit déterminer le type de données à récolter, la démarche méthodologique, les critères d'appréciation de l'expérimentation et les organes responsables pour l'effectuer.

EXPOSÉ DES MOTIFS

Notre Grand Conseil travaille actuellement sur deux projets d'envergure qui concernent l'évaluation des politiques publiques et, plus généralement, l'évaluation législative. Si un certain nombre de détails restent à régler quant à la portée définitive de ces textes actuellement à l'étude, il est remarquable de noter que tous deux sont l'objet d'une large adhésion de la très grande majorité des groupes politiques représentés au Parlement.

Ceci témoigne de la nécessité d'une modification, par notre Parlement, de l'outil législatif, modification qui est probablement liée à la vitesse d'évolution de notre société tant dans les domaines scientifiques (environnement, énergie, biotechnologies pour n'en citer que quelques-uns) que socio-économiques (crise économique, migrations, chômage, phénomènes d'exclusion, vieillissement de la population par exemple). Les outils législatifs mis en place afin de résoudre ce type de problèmes ont généralement des objectifs précis, et l'adéquation des mesures prises pour les atteindre doit être évaluée de manière approfondie. Ceci est particulièrement fondamental mais difficile dans un Parlement de milice comme le notre. La complexité des éléments à récolter pour établir des faits objectifs est en effet grandissante, et la qualité de nos actes politiques ne pourrait être qu'améliorée par une connaissance plus complète de l'impact de nos décisions (évaluation ex-ante) et par la mesure de leurs effets (évaluation ex-post).

Le projet de loi qui vous est soumis actuellement entend permettre, sous des conditions très précises et restrictives, de franchir une étape supplémentaire vers la modernisation de l'Etat. Là encore, le but n'est ni le «plus d'Etat», ni le «moins d'Etat», notions qui appartiennent aux dogmes politiques, mais le «mieux d'Etat».

Pourquoi une législation expérimentale? «La loi expérimentale, caractérisée par une limitation temporelle et/ou des procédés d'évaluation, ne se distingue pas essentiellement des autres lois, mais elle prétend faire face aux problèmes particuliers d'incertitude et de mise en oeuvre de la législation moderne» (W. Hoffmann-Riem, 1992). Elle poursuit donc ainsi un double but juridique et politique. Juridique puisqu'elle incite le législateur, au terme du temps dévolu à l'expérimentation et en fonction de l'évaluation des effets mesurés, à réagir plus vite et plus adéquatement face aux incertitudes résiduelles. But politique aussi, dans la mesure ou la législation expérimentale, de par son caractère réversible, va permettre des phénomènes de «renégociation» à la recherche de compromis acceptables.

La naissance de la législation expérimentale est relativement récente, mais elle s'est rapidement imposée dans de nombreuses démocraties occidentales (Suisse, France, Allemagne, Etats-Unis par exemple). Elle est née de causes diverses: causes générales ou causes spécifiques (J. Chevallier, 1992).

Concernant les causes générales, la législation expérimentale est née aussi bien de constats négatifs (lacunes législatives, dégradation de la qualité des textes entraînant des défauts d'exécution, raccourcissement de la durée de vie des lois adoptées dans des conditions inutilement conflictuelles par exmple) que de constats positifs (intégration de l'appareil législatif à une réflexion en termes de politiques publiques, extension à la loi de la démarche évaluative entre autres).

Concernant les causes spécifiques, la législation expérimentale peut s'imposer chaque fois que le législateur éprouve une difficulté particulière à légiférer, que ce soit en raison de la complexité du sujet (bioéthique et utilisation des biotechnologies par exemple) ou qu'il s'agisse de problèmes potentiellement porteurs d'une forte conflictualité (loi française sur l'IVG par exemple). Dans un tel contexte, la législation expérimentale permet la réduction des incertitudes et favorise les processus d'apprentissage, phénomènes tous deux indispensables aux vraies stratégies d'innovation dont l'Etat moderne a besoin.

La législation expérimentale est-elle, comme on a pu l'entendre, le fruit d'une conception technocratique du droit, tendant à pratiquer des «expériences» pour transformer le droit en «ingénierie sociale»? Ce n'est évidemment pas la conviction des auteurs de ce projet de loi. La législation expérimentale correspond à un besoin généré par la complexité des problèmes que le législateur a à résoudre. Elle résulte aussi «d'exigences renforcées déduites des principes généraux du droit, en particulier des principes de proportionnalité, de subsidiarité et d'égalité, de l'interdiction de l'arbitraire et, aussi paradoxal que cela puisse paraître, de la légalité» (L. Mader, 1992).

Enfin, deux raisons supplémentaires nous poussent à vous proposer ce projet de loi: l'Etat de Genève a dans l'histoire toujours fait preuve de son souci de modernisme; de plus, notre université a de la chance de pouvoir compter sur l'un des spécialistes de renommée internationale dans le domaine de l'évaluation législative et de la législation expérimentale en la personne du professeur C.-A. Morand.

Au bénéfice des explications qui précèdent, nous vous invitons, Mesdames et Messieurs les députés, à accueillir favorablement le présent projet de loi.

Bibliographie: «Evaluation législative et lois expérimentales». Publié sous la direction de C.-A. Morand, Presses Universitaires d'Aix-Marseille, 1993.

Préconsultation

M. Pierre-François Unger (PDC). La législation expérimentale : «Qu'est-ce que c'est que ça ?». Cette question, surtout si gentiment posée, mérite évidemment quelques explications !

Une loi expérimentale ne se distingue pas fondamentalement des autres lois, si ce n'est par le fait qu'elle est caractérisée à la fois par une limitation explicite dans le temps et par des processus d'évaluation. De telles lois existent déjà en Suisse et dans les pays qui nous entourent, mais ne s'inscrivent pas dans un cadre légal défini. C'est ce cadre légal que les auteurs de ce projet entendent proposer.

La législation expérimentale est un des outils, à notre sens important, mis au service de l'effort nécessaire que nous devons porter à la modernisation de l'Etat.

La législation expérimentale poursuit essentiellement deux types d'objectifs :

Tout d'abord, elle tend à réduire le taux d'incertitude lorsque le législateur est amené à légiférer dans des domaines à fort potentiel évolutif. Il serait étonnant, par exemple, que dans la future loi sanitaire il n'y ait pas d'intérêt pour des domaines aussi complexes et mouvants que la thérapie génique, la bioéthique et la procréation médicalement assistée. Comment ne pas prévoir, dès maintenant, dans ces domaines où chaque mois apporte sa révolution scientifique, une durée de vie limitée aux articles de lois consacrés à ces domaines, de manière à pouvoir adapter la loi sans trop de retard.

Mais la législation expérimentale poursuit aussi d'autres buts. Elle est susceptible, en cas de forte division de l'opinion publique, sur un sujet donné, de permettre la mise en route d'une loi pour une période limitée, période à l'issue de laquelle un bilan permet des processus de renégociation et d'adaptation.

Un des meilleurs exemples de ce phénomène est illustré par la loi Weil, de 1975, sur l'interruption volontaire de grossesse. L'opinion publique française était alors dramatiquement divisée. Fallait-il légaliser l'avortement au risque de le banaliser ? Fallait-il, au contraire, en perpétuer l'interdiction, au péril des jeunes femmes amenées à le subir dans les pires conditions ? La loi Weil, volontairement limitée à un temps préalablement défini, a permis de rassembler la quasi-totalité des Français sur une évaluation qui a clairement démontré que, si le nombre total des interventions volontaires de grossesse n'avait que marginalement augmenté, la sécurité avec laquelle l'interruption volontaire de grossesse se pratiquait, lorsqu'elle n'était pas clandestine, avait permis aussi bien de sauver des vies que de préserver des dignités.

Ainsi donc, la législation expérimentale devrait, sous des conditions précises et bien entendu restrictives, pouvoir constituer un véritable bonus à l'apprentissage, un véritable bonus à l'innovation et, prenons-en le pari, un véritable bonus à la légitimité de nos actes !

Ce projet est renvoyé à la commission des finances.

Mme Christine Sayegh (S). Il me semble qu'il serait plus judicieux de renvoyer ce projet de loi à la commission législative.

M. John Dupraz. Non, pas tout de suite !

M. Christine Sayegh. Si, tout de suite ! Ce projet de loi de législation expérimentale doit d'abord - à mon avis - être examiné par la commission législative, ne serait-ce que pour déterminer comment les juges pourraient l'appliquer. Il me semble que le problème des normes est plus important que celui des coûts.

La présidente. Madame Sayegh, ce projet de loi a été renvoyé à la commission des finances, parce que le sujet traité avait déjà fait l'objet d'une motion. Il est bien évident qu'ensuite il sera renvoyé à la commission législative !

M. Olivier Vodoz, conseiller d'Etat. Madame Sayegh, vous savez que ce projet de loi d'expérimentation législative est issu des mêmes milieux universitaires et parlementaires que le projet de loi dont nous avons débattu, pas plus tard qu'hier, sur le contrôle législatif. Il me semble judicieux d'interroger les milieux concernés à ce sujet - puisque vous aviez décidé de le faire prochainement en commission des finances - avant que ce projet soit renvoyé à la commission législative.

La présidente. Maintenez-vous votre proposition, Madame Sayegh ?

Mme Christine Sayegh (S). Non, les explications de M. Vodoz me satisfont !