Séance du vendredi 21 octobre 1994 à 17h
53e législature - 1re année - 10e session - 38e séance

I 1909
30. Interpellation de Mme Gabrielle Maulini-Dreyfus relative aux objectifs du système éducatif genevois, revu et corrigé, version 1995. ( )I1909

Mme Gabrielle Maulini-Dreyfus (Ve). Le projet de budget du département de l'instruction publique 1995 expose, au chapitre 1 de sa première partie, les objectifs à moyen et à long terme du système éducatif genevois.

Le premier des objectifs assignés à notre système éducatif est le suivant : «Assurer une formation de qualité répondant aux besoins économiques.». Pour ceux chez qui subsisterait encore un doute, le commentaire qui suit commence par : «L'objectif est premier.». Depuis que cette malheureuse formulation a ému les politiciens, les professionnels et les parents, la présidente du département a déjà affirmé, devant la conférence de l'instruction publique, que ce n'était pas elle qui l'avait écrite. Elle a également assuré la commission de l'enseignement que le texte n'avait malheureusement pas fait l'objet d'une relecture attentive et que l'objectif de la présidente était bien différent de celui publié dans le document susmentionné. Le lapsus est de taille, si jamais lapsus il y a !

Le développement des objectifs assignés au système éducatif poursuit plutôt une logique sans faille. L'objectif magistral du gouvernement étant l'équilibre du budget de l'Etat, et l'allégeance aux besoins des dirigeants économiques étant prioritaire, ces besoins sont simplement répercutés comme objectifs principaux ou premiers du DIP. Malgré les analyses de texte très particulières que vous faites, Madame la présidente, je doute que vous ayez entendu par «besoins économiques» ce que des écologistes auraient compris, à savoir que l'économie est à la fois économique, sociale et écologique.

Les besoins économiques cités ici sans explication sont les besoins immédiats, que, par ailleurs, peu d'économistes connaissent, hormis l'accord déplorable sur le fait qu'une partie de la population est et sera inutilisée et inutilisable pour cette économie justement. Réduire à ses besoins et à ses non-besoins la mission de l'école est une honte ! Une honte logique et grave. Madame la présidente, excusez-moi des termes utilisés, mais ils sont à la mesure de ma déception.

Vous négligez dans cette publication non seulement la loi sur l'instruction publique et son célèbre article 4, mais encore le document : «L'an 2000 c'est demain; où va l'école genevoise ?».

Je vous rappelle les cinq principaux chantiers qui étaient envisagés :

1) Démocratiser l'accès à la connaissance. Chacun doit pouvoir accéder au savoir indispensable pour participer à la vie politique, sociale et culturelle, pour éduquer ses enfants et préserver leur santé.

2) Eduquer pour une société pluraliste et ouverte.

3) Retrouver l'unité de la culture générale.

4) Diversifier les formes d'accès au savoir.

5) Vivifier le fonctionnement du système scolaire.

Le rappel de ces principes m'amène à vous poser la première de mes questions. Comment pensez-vous assurer la pérennité des tâches de l'Etat, en particulier dans votre département ? Soit, oui ou non, l'objectif premier du DIP est-il de répondre aux besoins de l'économie au sens étroit ? Quant au troisième et dernier objectif général assigné au système éducatif genevois, il est formulé de la manière suivante : «Concevoir son organisation en fonction des moyens que la collectivité peut consentir.». Le même thème, la même logique économique. De grâce, ne vous précipitez pas dans la politique réduite à la gestion, la gestion à la place de perspectives pédagogiques, soit la subordination de la politique à l'économie !

Dans le canton de Vaud, votre alter ego à l'instruction publique proposait d'inscrire au budget d'investissement, et non au budget de fonctionnement, la charge de son département qui, comme le vôtre, consiste essentiellement en salaires, salaires qui participent à la préparation de notre avenir collectif, à une des richesses essentielles de notre canton. L'énoncé des objectifs pédagogiques, sociaux, économiques et culturels doit précéder l'énoncé des limites budgétaires. La confrontation avec les ressources disponibles doit se faire seulement à partir des perspectives et des objectifs établis. La négociation peut alors avoir lieu et les choix peuvent se faire. Ni les enseignants, ni les parents, ni les enfants ne peuvent faire leur ce projet d'équilibre des finances qui occulte tous les autres aspects de l'école et de la formation.

La deuxième question que je souhaite vous soumettre est la suivante : quels sont les rapports que vous voulez établir avec le personnel du DIP et les députés, tant il est vrai qu'actuellement le choix semble s'être porté sur la confrontation ? L'équilibre du budget est-il, oui ou non, un objectif de l'instruction publique ?

L'ignorance de la qualité éminemment culturelle des institutions dont vous avez la responsabilité et l'ignorance de la richesse sociale et de la capacité d'intégration dont l'école fait preuve m'obligent à vous poser une dernière question sur les rapports que vous voyez entre l'instruction publique et la prévoyance sociale, d'une part, parce que tout échec dans l'existence peut se retrouver, à un moment ou à un autre, pris en charge par le budget de l'Etat par l'intermédiaire du DASS, et, d'autre part, parce qu'il est établi depuis longtemps que la prévention est moins une affaire médicale qu'une affaire de formation, de culture, de capacité d'autonomie, toutes choses qui sont de la responsabilité de votre département.

L'écologie a longtemps été accusée, à tort, d'être «monothématique», et voilà que le libéralisme le serait ! Recyclez, Madame, recyclez l'économie dans le sens des valeurs humanistes de justice sociale, de dignité humaine et de création, d'épanouissement individuel et collectif ! L'économie, au sens le plus réducteur du terme a, elle aussi, tout à y gagner. Intégrez aussi le long terme au contenu pédagogique et culturel des objectifs et ne vous contentez pas de le citer dans le titre. Expliquez-nous, en préliminaire de votre projet de budget, quelle part de la grande tâche du DIP que vous dirigez vous êtes encore prête à assumer malgré les difficultés budgétaires ! En d'autres termes, quels sont vos choix et vos priorités ? (Bravos et applaudissements de la gauche.)

Mme Martine Brunschwig Graf, conseillère d'Etat. J'aurais pris avec plus de sérénité cette déclaration si je n'avais pas passé deux heures et demie, à la commission de l'enseignement, la semaine dernière, à expliquer mes priorités, à expliquer la lecture du budget et, surtout, si je n'avais pas déjà passé dix mois à écrire, à agir, à expliquer les choses sur le terrain.

Je répondrai brièvement sur un point. Madame, il est inexact de prétendre que j'ai choisi la confrontation avec le personnel enseignant. Ce n'est pas exact, et le journal socialiste «Combat»... (Rires sur les bancs de la gauche.)

Une voix. «Débat» !

Mme Martine Brunschwig Graf, conseillère d'Etat. Ah oui, «Débat» !

M. Bernard Annen. C'est la même chose ! (Rires.)

Mme Martine Brunschwig Graf, conseillère d'Etat. D'habitude les rires suivent la pause, cette fois, ils la précèdent manifestement !

Ce journal regrettait, ou s'étonnait, qu'il n'y ait pas davantage de réactions ou de divergences entre la présidente du DIP et les associations du personnel enseignant.

Je tiens à dire que je n'ai jamais eu à me confronter à qui que ce soit jusqu'à maintenant; je n'ai d'ailleurs jamais eu de courrier dans ce sens, ni d'enseignants ni d'associations d'enseignants. En effet, nous travaillons sur la base du dialogue et de la concertation. Même lorsque nous ne sommes pas d'accord, nous exprimons nos points de vue et nous travaillons dessus. Le malentendu ne vient donc pas de là. J'ai dit que la phrase, telle qu'elle était libellée et que vous me reprochez, était malencontreuse, mais je l'assume en tant que responsable du département de l'instruction publique, car je n'ai pas été suffisamment attentive à sa formulation.

J'ai déjà expliqué notre souci, au DIP, pour l'intégration future des jeunes que nous formons dans la vie économique, culturelle et sociale. J'ai déjà dit que nous recherchions sérieusement, à la demande des associations professionnelles, des solutions à cette intégration. Pour cela, il faut étudier l'environnement économique dans lequel ils évolueront à moyen terme. J'ai eu l'occasion de dire à la commission de l'enseignement qu'il fallait connaître et intégrer les nécessités de cet environnement et non pas se soumettre au diktat économique. Même si cette phrase devait être prise au pied de la lettre, il est évident que les besoins économiques prévus exigeront davantage de culture générale, une meilleure capacité d'adaptation, une meilleure ouverture au monde et la capacité de se former dans le futur. Toutes celles et ceux qui connaissent les milieux économiques le confirment, y compris les syndicats qui travaillent sur le terrain. Cette phrase correspond exactement à ce que nous souhaitons faire. En effet, dans un programme à long terme, il faut développer la capacité d'autonomie des élèves, leur capacité de choix, leur capacité à approfondir leur culture générale, comme nous le faisons en introduisant la maturité professionnelle. Je vous rappelle que cela permet aux élèves de répondre toujours mieux aux exigences toujours plus grandes de notre monde.

Lors du débat à la commission de l'enseignement, il a été dit que des instructions auraient été données au sein du département de l'instruction publique pour que le nombre de places dans les écoles professionnelles corresponde aux places offertes sur le marché. Non, ce nombre n'est pas déterminé par les places existantes sur le marché. En revanche, nous devons - les syndicats tels que la CGAS ou le CIT l'ont exprimé également - avoir une vision prospective de l'évolution de la formation par rapport aux futures exigences et à l'intégration dans la vie économique. Le département de l'instruction publique, comme toute institution, ne doit pas s'y soustraire. C'est la véritable origine de cette polémique. Pourtant, j'avais pris soin d'envoyer la lettre incriminée, via le président de la commission de l'enseignement. Cette lettre ne correspond pas à ce que la députée a cru comprendre. Il n'y a donc pas de malentendu à ce niveau. Vous constaterez qu'il n'y a pas de malentendu non plus au sujet de la définition des projets de l'école tels qu'ils figurent dans les différents chapitres et tels que vous avez eu l'occasion d'en prendre connaissance, s'agissant de l'enseignement primaire. La préface de ce projet commence justement par les objectifs de l'article 4 de la loi sur l'instruction publique. Mes déclarations orales ou verbales n'ont donné lieu à aucun malentendu, je le répète une fois encore, y compris dans l'article du journal de l'employeur suisse !

Madame, j'ai dit, expliqué et répété tout cela, que ce soit à la conférence de l'instruction publique, à la commission de l'enseignement, aux députés délégués de la commission des finances ou à la commission des finances. Aussi, comprenez que les explications que je vous ai données ne méritaient pas le ton de votre interpellation. (Contestation.) Madame, il me paraît exagéré de parler de «honte» après le mal que je me suis donné pour expliquer tout cela ! Le mot était un peu fort, me semble-t-il.

Nous nous sommes exprimés au sujet du budget, tant à la commission de l'enseignement qu'à la commission des finances. Nous le ferons à nouveau en séance plénière du Grand Conseil. J'ai dit et je répète que le DIP ne peut pas se soustraire à l'objectif de redressement des finances publiques, puisqu'il représente le tiers du budget de l'Etat. S'il ne peut s'y soustraire, il a le devoir de vérifier que ses buts soient atteints dans le cadre des efforts qu'il doit fournir pour contribuer à ce redressement.

Madame, ces objectifs peuvent être respectés dans le cadre du budget 1995 - c'est mon avis et celui de ceux qui travaillent avec moi - tant dans la réforme de l'enseignement primaire que dans la réforme du cycle, qui est en réflexion, tant dans la réforme de l'enseignement post-obligatoire, qui l'est aussi par le biais de la nouvelle ordonnance de maturité, que dans notre stratégie de la formation professionnelle et du regroupement des métiers et dans l'introduction de la maturité professionnelle. Ce n'est pas une simple vue de l'esprit de la présidente du département de l'instruction publique. En effet, comme vous le savez, depuis le début de mon mandat je me suis donné la peine d'aller sur le terrain, de vérifier les choses et de poser, à chaque étape, les questions nécessaires, avant d'affirmer des vérités.

Je vous remercie, quoi qu'il en soit, d'avoir posé la question en séance plénière ! (Applaudissements.)

Mme Gabrielle Maulini-Dreyfus (Ve). Je vous remercie de votre réponse. Je sais tout le travail que vous accomplissez et les réformes que vous entreprenez.

Je tiens néanmoins à répondre sur un ou deux points seulement, car l'ensemble de votre réponse est satisfaisant, et il me semble utile que cette déclaration ait été faite publiquement. Ce sera une base de travail pour la commission de l'enseignement.

S'agissant du problème de la confrontation, je répondrai comme suit :

Dans mon esprit, en parlant de confrontation, j'ai pensé à votre présentation de la réforme de l'enseignement primaire. En effet, ce projet est, à l'origine, un projet d'enseignants plutôt progressistes. Vous proposez de le reprendre et de le généraliser sur huit ans à l'ensemble de l'école primaire dans le canton. La présentation que vous en avez faite heurte; nous en avons d'ailleurs parlé en commission. Nous avons évoqué le cadre non négociable et l'impression de personnes qui se sentaient remises en cause. Vous avez dit que vous alliez constituer une commission d'accompagnement de ce projet, dont les membres se rendraient dans les écoles pour susciter des vocations afin de tester la méthode.

La situation de certains enseignants - malgré l'inertie qui existe, c'est vrai, comme partout - est inconfortable, car ils se sentent mis en cause. Vous dites qu'il n'y a pas de problème, parce que vous n'avez pas constaté de réaction. Moi, je dis que vous jouez sur du velours, vous et le Conseil d'Etat dans son ensemble. Pour ce que j'ai pu constater, dans les départements de l'enseignement et de la santé que je connais, les gens sont extrêmement déstabilisés, voire paniqués. Cela me semble dangereux. C'est peut-être efficace à court terme, parce que les gens restent tranquilles quand ils sont désécurisés, mais il me semble que le Conseil d'Etat doit en tenir compte dans la manière avec laquelle il intervient.

S'agissant du ton que j'ai utilisé dans mon intervention, je vous dirai ce qui suit. Madame, je vous ai félicitée lors de votre élection, car vous me sembliez avoir l'étoffe d'une conseillère d'Etat; vous êtes sincèrement libérale, claire et intelligente, alors je n'ai pas pu vous pardonner cet excès. Vous avez dit qu'il n'était pas de votre fait, mais les personnes qui préparent vos textes savent bien pour qui elles les préparent ! (Bravos et applaudissements.)

Mme Martine Brunschwig Graf, conseillère d'Etat.   Je ne crois pas qu'il y ait lieu de revenir sur les textes. En tant que cheffe du département, je prends la responsabilité ultime de ce qui est rédigé.

Pour ce qui est de la réforme de l'enseignement primaire et de la soi-disant confrontation qu'elle engendre, je n'ai jamais prétendu qu'elle se faisait sans problème et sans désaccord avec les associations professionnelles. J'ai dit que nous nous entendions sur certains points et pas sur d'autres. Je n'appelle pas cela de la confrontation.

Madame, je ne me suis pas approprié la rénovation de l'enseignement primaire. L'année dernière, un forum a suivi l'analyse publiée sur l'échec scolaire. De ce forum et des réflexions menées par les enseignants sont nées des propositions qu'il a fallu mettre en forme pour en faire un projet politique. Pour aboutir, il doit être le projet de l'ensemble du département de l'instruction publique. Les expériences ne doivent pas être effectuées individuellement, sinon elles ne sont jamais évaluées, ni saluées, ni corrigées. Le département en a souffert qui n'a jamais pu s'alimenter de ces expériences. Les écoles en ont souffert également, car leurs expériences n'ont pas été reconnues.

Ce projet de réforme est difficile, car il doit être appliqué progressivement. Tous les enseignants n'ont pas la même motivation ni la même formation pour apprécier ce projet qui est novateur sans être révolutionnaire. Hier, j'ai lu ce qui se passait en France dans les cycles il y a un an. J'y ai retrouvé les mêmes inquiétudes, mais aussi des éléments plus positifs. Les soucis et les questions des enseignants sont les mêmes, car c'est dans la nature même des projets. Tant qu'un projet n'est pas réalisé, on a de la peine à l'imaginer. Soyez assurés que nous tenons compte de ces soucis et de ces inquiétudes, comme je vous l'ai dit en commission de l'enseignement.

Sur le terrain, il y a ceux qui élaborent et portent le projet dans les écoles, dans les circonscriptions, pour écouter, expliquer, relever les questions, les expliciter davantage et diffuser les réponses. Il y a un cadre non négociable, et c'est de là que vient le reproche. Aucun département de l'instruction publique responsable ne proposerait une réforme sans fixer un cadre. Certains ont trouvé ce cadre trop vague, d'autres l'ont trouvé trop rigide. Ce n'est ni l'un ni l'autre. C'est un cadre nécessaire, sans lequel aucune réforme ne peut se faire. Les règles du jeu doivent être établies. Cela a été exprimé, expliqué et réfléchi.

Celles et ceux qui ont défini ce cadre sont des gens qui, d'expérience, connaissent bien les enseignants, les projets et les réflexions qui ont été menées à ce sujet ces dernières années. Ces personnes sont respectées des enseignants. Jamais, Madame, je n'aurais accepté d'envisager une réforme sans un cadre sur lequel s'appuyer. C'est le B.A.-Ba d'une politique, comme d'ailleurs d'avoir des outils à disposition pour évaluer cette politique.

Je vous rappelle une dernière chose. Ce projet doit se réaliser sur huit ans. A la rentrée 1995, une dizaine d'écoles seront concernées, et les enseignants pourront se rendre compte des résultats de ces expériences, des réactions de leurs collègues, des problèmes qui se posent et des avantages occasionnés. Ils pourront donc constater concrètement ce qu'ils ont du mal à imaginer maintenant. Sur ces prémices, je suis certaine, Madame, que nos efforts déboucheront sur un résultat. Il y a des inquiétudes et des soucis, mais il n'y a aucune confrontation. Un changement, quel qu'il soit, provoque toujours ce genre de manifestation.

Je dirai seulement aux enseignants que ce n'est pas parce que nous avons fait quelque chose de bien pendant vingt ans que ce quelque chose est adapté pour les vingt ans à venir. C'est pourquoi il faut répéter et expliquer sans relâche le sens de ces rénovations.

Cette interpellation est close.