Séance du vendredi 16 septembre 1994 à 17h
53e législature - 1re année - 9e session - 31e séance

PL 7118
7. Projet de loi de MM. Pierre-François Unger, Michel Balestra, Bernard Lescaze, Laurent Rebeaud, René Longet et Bénédict Fontanet sur l'évaluation législative. ( )PL7118

LE GRAND CONSEIL

Décrète ce qui suit:

Article 1

Principe

1 Les effets des lois votées par le Grand Conseil doivent être évalués régulièrement.

2 Sont exemptées de cette obligation les lois dont les effets sont négligeables.

Art. 2

Nature de l'évaluation

1 L'évaluation consiste en une analyse approfondie conduite de manière scientifique des effets prévisibles ou des effets produits par une loi.

2 Lorsque les effets sont de peu d'importance, l'analyse peut être sommaire.

Art. 3

Objet de l'évaluation

Doivent particulièrement être pris en considération les effets de ces lois:

a) sur les finances du canton et des communes;

b) sur l'économie;

c) sur l'emploi;

d) sur la vie et la santé de la population;

e) sur les conditions sociales de la population;

f) sur l'environnement.

Art. 4

Evaluation prospective

Les projets de lois qui sont soumis à évaluation en vertu de l'article 1 doivent comprendre dans l'exposé des motifs une définition claire des buts poursuivis ainsi qu'une analyse des effets présumés que ces actes peuvent produire.

Art. 5

Evaluation rétrospective

1 Les lois qui doivent être évaluées en vertu de l'article 1 doivent faire l'objet, au plus tard 5 ans après leur édiction, d'un rapport analysant les effets produits.

2 Les rapports sont établis à la demande du Grand Conseil et peuvent être portés à la connaissance du public.

Art. 6

Organe d'évaluation

1 Le Grand Conseil élit un organe d'évaluation légis-lative pour procéder aux évaluations rétrospectives prévues à l'article 5, composé de 15 personnes.

2 Cet organe doit être constitué par des experts indépendants et choisis pour leur compétence dans le ou les domaines soumis à l'évaluation.

3 Les experts sont libres pour déterminer le type de données à récolter, la démarche méthodologique et les critères d'appréciation en fonction de l'évaluation qui leur est demandée.

4 Une évaluation coût-efficacité doit en tout cas être effectuée.

Art. 7

Commission du Grand Conseil

Une commission permanente prépare les prises de position du Grand Conseil sur les rapports d'évaluation établis par l'organe d'évaluation législative.

EXPOSÉ DES MOTIFS

La modernisation de l'Etat et de l'administration est une préoccupation tant des Etats, des parlements que des citoyens, et ce dans la plupart des nations attachées aux valeurs de la démocratie.

Cette réforme de l'Etat et de l'administration passe par une redéfinition, (ou une définition?), des tâches respectives des autorités exécutives et législatives quant aux moyens qu'elles doivent se donner pour contrôler l'adéquation des actes qu'elles produisent en regard des buts fixés et des effets obtenus par lesdits actes.

Si l'on dit communément que gouverner, c'est prévoir, qu'est-ce que légiférer?

La législation a pour but de produire des certitudes pour le présent et de régler des incertitudes pour le futur (Höland). En d'autres termes, la loi émet des règles normatives, pour une application immédiate; et cela est sans nul doute indispensable. Mais la loi ne peut pas toujours prendre en compte la survenue de changements au niveau de la société, qu'il s'agisse de changements liés à une évolution sociale, technologique, scientifique, conjoncturelle, environnementale. Ainsi donc, légiférer, c'est aussi produire des actes qui comportent un certain nombre de risques: les effets produits par une loi correspondent-ils aux effets attendus par sa conception? Au cours du temps, l'évolution sociale, technologique, scientifique, conjoncturelle, environnementale n'est-elle pas en mesure de conférer à cette loi des effets qui étaient imprévisibles au moment où elle a été adoptée? Ces effets, que l'on pourrait qualifier d'«effets secondaires», ne sont-ils pas en mesure d'aller à fin contraire des buts initialement poursuivis?

Le système politique est un système temporel par excellence. C'est pour cette raison qu'il ne peut assumer la totalité des risques qui lui sont imposés et qu'il renvoie donc cette charge au système juridique (Luhmann). Or, comme nous l'avons déjà vu plus haut, la législation est dès lors conduite à assumer des propositions normatives qui, même si elles peuvent paraître se situer dans un contexte temps/action maîtrisable, sont parfois amenées à déborder sur les nombreuses inconnues ou incertitudes de l'avenir. Comment alors résoudre le problème dès lors que l'on touche à des domaines aussi rapidement évolutifs que le sont par exemple sur le plan technologique la médecine, l'énergie, l'environnement, ou dans le domaine économique et social la formation professionnelle, l'emploi, la prévoyance sociale?

Voici quelques-unes des raisons qui, pour nous, sont des arguments essentiels pour vous proposer un projet de loi concernant l'évaluation législative.

Ce projet poursuit plusieurs objectifs: bien sûr il doit contrôler l'efficacité des acrtes de l'Etat, mais il est susceptible de réconcilier des oppositions autour de faits plutôt que de les aviver autour de dogmes; il pourrait enfin présenter des faits qui seraient autant d'éléments de persuasion face à des groupes d'intérêts ou face à une opinion publique dont le scepticisme croissant représente probablement la cause majeure d'un abstentionnisme préoccupant.

L'évaluation des lois pourrait sans doute, mieux que la législation ne le fait actuellement elle-même, restituer les thèmes de société fondamentaux dont elle s'occupe aux différents partenaires de la communauté afin de permettre, entre eux, une communication plus rationnelle.

Préconsultation

M. Pierre-François Unger (PDC). Le projet de loi signé par une majorité des partis représentés dans ce Grand Conseil a pour but de nous permettre de réfléchir sur les outils dont un Etat moderne a besoin pour favoriser une action parlementaire de qualité la plus proche possible d'une société en rapide évolution.

Les lois ont constitué pendant longtemps des actes destinés avant tout à produire et à maintenir des règles de juste conduite. Depuis une centaine d'années, toutefois, l'Etat moderne est intervenu de manière à faire évoluer l'appareil législatif afin qu'il influence de manière incitative ou de manière coercitive le comportement des acteurs de la société. C'était bien entendu pour tenter de résoudre les problèmes que cette société rencontre et parfois qu'elle se crée. Les Etats ont, dès lors, promulgué des lois afin de donner une direction, un sens au comportement des particuliers, des entreprises, de l'administration, bref, de tous les acteurs de la société.

Certaines lois ne représentent plus, dès lors, une valeur abstraite valable pour une durée indéfinie. Elles sont plus souvent des mesures destinées à atteindre un but; elles n'ont donc de sens que s'il y a adéquation entre leurs effets et les objectifs visés. Si, jusqu'à la chute du mur de Berlin, il existait deux pôles vivant chacun sur des certitudes et sur des «contre-certitudes», les deux modèles d'espoir d'avant 1989 ont fait long feu. Pour les démocrates que nous sommes, une seule voie demeure, celle d'une société démocratique que nous souhaitons riche de sensibilités et de nuances mais qui toutes prennent en compte, à des degrés divers, les valeurs essentielles que sont la liberté, la prospérité - sans lesquelles il n'y a pas de partage possible - la solidarité, la qualité du système éducatif, la lutte contre toute forme d'exclusion, la lutte pour la préservation du patrimoine historique, culturel ou écologique.

Cela, nous le devons aux générations présentes et à venir, et c'est pour cela que nous devons concevoir, discuter, voter, modifier et, espérons-le, prochainement évaluer les lois dans les années à venir. Le rôle des lois a changé, les modèles de sociétés miracles ont disparu. Comment pouvons-nous, dès lors, générer les ressources qui permettront aussi bien de stimuler la motivation des citoyennes et citoyens, de réunir les moyens nécessaires à une politique sociale et éducative digne de ce nom, tout en maintenant la qualité du monde dans lequel nous vivons ?

Gouvernement et parlement seront, dès lors, contraints à ce que j'appellerai un tâtonnement législatif pour atteindre les objectifs poursuivis. La loi doit devenir remède, plutôt que potion magique, traitement efficace, plutôt qu'illusion folklorique; bref, son efficience doit pouvoir être démontrée et ce au prix d'effets secondaires acceptables. Les buts poursuivis par le projet de loi qui vous est présenté sont simples. Il nous faudra désormais évaluer nos actes, si possible de manière prospective, et, pour le moins, les conséquences de ces actes après les avoir mis en application. En d'autres termes, il ne s'agit ni de plus d'Etat, ni de moins d'Etat, mais, espérons-le, de mieux d'Etat. Ce sont les effets de nos actes à plusieurs niveaux qu'il faudra considérer. Bien sûr, une analyse coût/efficacité des politiques publiques devra-t-elle être effectuée, mais un projet de loi actuellement en examen à la commission des finances devrait pouvoir permettre de répondre à ce type de préoccupations.

Nous estimons toutefois indispensable d'évaluer également l'influence des actes de l'Etat sur l'économie, l'emploi, la vie et la santé de la population, ses conditions sociales et sur l'environnement. C'est ainsi que nous pourrons débattre autour de faits plutôt que dans un monde pointilliste. Mais rassurons tout de suite celles et ceux qui craindraient que l'évaluation législative ne fasse de la loi une production scientifique pure, interdisant toute expression politique. Il n'est pas question d'empêcher les sensibilités politiques quelles qu'elles soient de proposer les solutions leur paraissant les mieux à même de résoudre les problèmes rencontrés. En revanche, parions que la mise en vigueur d'une évaluation des lois permette de produire moins de textes, mais de meilleure qualité, plutôt que des textes approximatifs dont parfois l'insuccès entraîne la profusion.

En conclusion, j'espère, par ce projet de loi, que nous pourrons oeuvrer dans le cadre de nos mandats vers une action parlementaire exemplaire, plus proche d'une société dont la vitesse d'évolution impose des outils d'appréciation de plus en plus performants.

M. Christian Grobet (AdG). Je ne pense pas que nous ayons été sollicités pour contresigner ce projet de loi, du reste, nous ne l'aurions pas fait, car nous n'y sommes pas favorables. Nous pensons, en effet, que ce Grand Conseil est déjà surchargé de travail. Il n'y a qu'à se référer à l'ordre du jour particulièrement long de la présente session. D'autre part, nous pensons que c'est à l'administration, au Conseil d'Etat, dans le cadre de l'application des lois de constater si, à un moment donné, elles posent des problèmes d'application méritant d'être revus. Constituer une sorte d'organe d'évaluation permanente avec le travail considérable que représente la mission qui lui serait confiée en vertu de l'article 3 du projet de loi nous paraît manifestement excessif et nous sommes, à la limite, étonnés que des partis politiques qui, en général, demandent à la fois des économies et surtout un travail moins intensif de législation, fassent des propositions pareilles.

Nous pensons, en fait, que derrière ce projet de loi et, contrairement à ce que le préopinant vient de dire, il y a probablement une volonté de procéder à des démantèlements législatifs en se fondant sur l'avis d'experts. A ce sujet, la notion d'experts indépendants, vous me permettrez de le dire, est véritablement extrêmement sujette à caution.

Vous avez dit tout à l'heure que vous souhaitiez que les textes de lois ne soient pas approximatifs, mais d'une qualité aussi bonne que possible. Eh bien, ce souci nous le partageons et il sera d'autant mieux respecté si le Grand Conseil travaille sérieusement, c'est-à-dire examine avec sérénité et calme les projets de lois en commission, sans les voter au pas de charge en séance plénière.

M. Chaïm Nissim (Ve). Je remplace ma collègue Sylvia Leuenberger. Elle se demandait hier si ce projet de loi ne faisant pas, dans une certaine mesure, double emploi avec celui venant deux points plus loin dans notre ordre du jour, qui parle d'évaluation des politiques publiques et qui est en train d'être concocté par la commission fiscale.

M. Bernard Lescaze (R). Effectivement, le projet 7118 n'est pas un doublon avec le projet d'évaluation des politiques publiques tel que la commission des finances vous le propose.

Ce n'est pourtant pas là-dessus que j'aimerais intervenir, mais simplement pour répondre au président Grobet, car je suis extrêmement surpris de son conservatisme en la matière. En effet, ce qui est proposé par le projet 7118 sur l'évaluation législative n'est rien d'autre, au fond, que ce qu'il connaît et que l'on appelle, en matière d'aménagement du territoire et d'architecture, une étude d'impact. Je crois savoir que le département des travaux publics, sous une présidence qu'il connaît particulièrement bien, a beaucoup défendu les études d'impact et je suis donc extrêmement surpris de le voir aujourd'hui, dans un autre domaine, s'opposer véhémentement aux études d'impact.

J'aimerais d'ailleurs dire qu'en réalité les procédures d'évaluation avec une commission d'experts, telles que le prévoit notre projet, ont été pratiquées à Genève même il y a plus d'un siècle, mais on l'a totalement oublié. Ce n'est pas le système des lois à l'essai, mais à Genève, il y a exactement 102 ans, lorsque l'on a voulu introduire le système d'élection de ce Grand Conseil à la proportionnelle, comme on ne savait pas exactement ce à quoi on allait aboutir, on a commencé - et on l'oublie - par faire une élection à blanc. Au vu du résultat, à ce moment-là, on a décidé de faire adopter définitivement le système de la proportionnelle. C'est pourquoi je vous invite à renvoyer ce projet en commission.

M. Olivier Vodoz, conseiller d'Etat. Un mot pour vous dire qu'évidemment le Conseil d'Etat ne s'oppose pas à ce que ce projet soit renvoyé à la commission des finances. Pourquoi ? D'abord, parce qu'il a déjà, depuis un an, fait l'objet d'une réflexion sur ce problème qui, effectivement, n'est pas nouveau. Vous devez savoir, et vous le lirez de manière plus détaillée dans le projet de loi 7123 figurant au point 36 qui, malheureusement, pour des questions d'imprimerie, alors qu'il avait été déposé dans les délais, reviendra à une prochaine séance, que notre université de Genève, sous la direction du professeur Morand, est pionnière en matière d'évaluation législative et travaille dans ce sens.

On peut discuter, et je l'ai indiqué aux auteurs de ce projet de loi, sur l'opportunité des structures qu'il vise. Mais il est clair, et la Confédération fait également oeuvre de pionnière dans ce domaine, que le travail effectué par la commission des finances depuis plus d'une année à propos de l'initiative 100 qui revient devant vous au point 36 mérite d'être examiné et complété par les travaux de ce projet de loi. Dès lors, je ne m'oppose pas au renvoi à la commission des finances, et le projet 7123 sera étudié, de mon point de vue, de concert avec le projet 7118.

Ce projet est renvoyé à la commission des finances.