Séance du
vendredi 17 juin 1994 à
17h
53e
législature -
1re
année -
8e
session -
23e
séance
R 273
LE GRAND CONSEIL,
considérant :
- les voix de plus en plus nombreuses qui s'expriment en faveur d'une venue en Suisse de l'écrivain Salman Rushdie;
- le refus du rectorat de l'université d'accueillir l'écrivain et de lui décerner un titre honoris causa lors du Dies academicus;
- la pétition signée par de nombreux professeurs demandant que l'écrivain honore l'université de sa présence le plus rapidement possible;
- que la venue à Genève de Salman Rushdie s'inscrit parfaitement dans l'esprit des manifestations prévues pour fêter cette année le tricentenaire de la naissance de Voltaire;
- que l'écrivain a été invité à diverses reprises dans des pays qui nous sont proches (à Paris, à Strasbourg, à Vienne tout récemment, etc.) et que sa venue s'est déroulée sans incident;
- que les récentes déclarations du Conseil fédéral laissent percevoir une attitude plus favorable à la venue en Suisse de Salman Rushdie,
invite le Conseil d'Etat
à étudier en collaboration avec l'université les possibilités et les conditions permettant d'inviter Salman Rushdie à Genève, cette année encore;
à inviter les autorités fédérales à apporter leur soutien et leur concours à ce projet.
EXPOSÉ DES MOTIFS
Une première tentative de faire venir Salman Rushdie à Genève échoue en mai 1993. Lauréat du prix Colette, l'écrivain ne peut venir recevoir son prix au Salon du livre, les autorités cantonales et fédérales ayant refusé de prendre en charge les frais indispensables à sa sécurité.
Les premières réactions de déception passées, on assiste à une mobilisation de plus en plus importante d'intellectuels et de défenseurs des droits de l'homme en faveur de la venue en Suisse de l'écrivain.
La Société suisse des écrivains suggère alors à l'université de lui décerner un titre honoris causa lors de son Dies academicus. La réponse est négative: l'université ne s'engage pas dans la défense de cas particuliers et les problèmes de sécurité sont insurmontables. S'il est évident que la venue de Salman Rushdie à Genève exige des conditions d'accueil particulières à étudier avec le plus grand soin, ce point est-il vraiment du ressort de l'université? Et les problèmes de sécurité sont-il réellement insurmontables dans la ville des conférences internationales où les grands de ce monde ont toujours obtenu la protection nécessaire? Ces questions méritent d'être posées.
Or, la défense du cas particulier de Salman Rushdie a valeur de symbole aujourd'hui où, en Algérie notamment, on assiste à la persécution et à l'assassinat d'intellectuels par des intégristes islamiques.
Accueillir maintenant Salman Rushdie à Genève, c'est marquer une opposition claire à ces condamnations à mort pour délit de pensée. C'est «faire un signe» comme l'écrivait récemmment un journaliste genevois dans une ville s'apprêtant à célébrer le tricentenaire de la naissance de Voltaire, ardent défenseur de la liberté d'expression. Et c'est aussi démontrer notre fermeté face aux menaces des autorités religieuses iraniennes à l'égard des pays occidentaux.
Par ailleurs, si le Conseil fédéral a rejeté une motion de notre ex-collègue Charles Poncet, demandant de recevoir officiellement Salman Rushdie en Suisse ou même de l'accueillir s'il voulait s'y établir, il a tout de même ajouté que si l'écrivain venait un jour en Suisse, les autorités pourraient décider de s'entretenir avec lui.
Voilà les motifs qui nous ont incités à déposer cette résolution. Nous vous recommandons, Mesdames et Messieurs les députés, de bien vouloir la renvoyer au Conseil d'Etat.
Débat
Mme Claire Torracinta-Pache (S). Quel que soit le jugement que l'on puisse porter sur l'oeuvre de Salman Rushdie, force est de constater qu'il représente aujourd'hui le symbole de la résistance à la condamnation pour délit d'opinion, condamnation la plus grave, condamnation ultime en l'occurrence.
En condamnant à mort l'écrivain britannique, les dirigeants iraniens condamnent implicitement tous ceux qui pensent et écrivent librement, tous ceux qui estiment que la valeur d'une démocratie réside dans le droit de chacun à s'exprimer, même lorsque ses propos déplaisent. L'inertie et l'absence de réaction à cette condamnation ne peuvent qu'encourager d'autres fanatiques à poursuivre l'escalade de l'intolérance.
Aujourd'hui, au Bangladesh, Taslima Nasrin, la féministe, est accusée de blasphème contre le Coran et une récompense est offerte en échange de sa mort. Aujourd'hui, en Algérie, on persécute, on assassine des intellectuels, des journalistes. D'autres pays que le nôtre ont compris qu'il fallait réagir. Salman Rushdie est déjà venu trois fois en France, notamment à Strasbourg, l'année dernière, invité au Carrefour des littératures européennes. Tout récemment, il était à Vienne pour recevoir un prix d'Etat de littérature européenne. Il a également été invité dans certains pays scandinaves.
Nous ne minimisons ni les risques, ni l'importance des mesures à prendre pour pouvoir assurer les conditions d'accueil et de protection adéquates si l'écrivain se déplaçait dans notre canton. Mais sommes-nous réellement, nous Genevois ou Suisses, dans l'incapacité de faire ce qu'ont fait nos voisins ? Telle est la question que nous nous posons. Ou y aurait-il une absence de volonté de résister à ces nouveaux inquisiteurs que sont devenus les mollahs iraniens ?
Toujours est-il qu'à Genève nous avons déjà manqué deux occasions de prouver notre attachement à ces valeurs fondamentales que sont la liberté d'expression et le droit de penser autrement. La première fois, lorsque Salman Rushdie n'a pu venir à Genève recevoir son prix Colette au salon du livre de 1993 - je ne reviens pas en détail sur cet échec - je dirais simplement que les différentes parties concernées se sont renvoyé la balle, chacune refusant d'assurer les responsabilités et les charges inhérentes à cette invitation. La deuxième fois, lorsque l'université a refusé d'accorder un doctorat honoris causa à Salman Rushdie et de le lui remettre lors de son Dies academicus. Sur ce point, nous nous étonnons que le rectorat invoque des questions de sécurité, alors que ces dernières ne sont absolument pas de son ressort. Quant aux autres motifs invoqués par l'université, concernant la défense des cas particuliers, j'en laisse l'entière responsabilité à son ou à ses auteurs !
Fort heureusement pour l'image de notre alma mater, on n'en est pas resté là. Des professeurs en colère ont réagi et lancé une pétition pour que l'écrivain condamné honore l'université de sa présence le plus rapidement possible. Et alors, pourquoi ne pas profiter des manifestations organisées durant l'année pour célébrer le tricentenaire de la naissance de Voltaire ? Voltaire, l'auteur du traité sur la tolérance dont les premières lignes sont les suivantes, je cite :
«Nous osons croire à l'honneur du siècle où nous vivons, qu'il n'y a point dans toute l'Europe un seul homme éclairé qui ne regarde la tolérance comme un droit de justice, un devoir prescrit par l'humanité, la conscience, la religion, une loi nécessaire à la paix et à la prospérité des Etats.».
Nous n'avons pas à imposer quoi que ce soit à l'université, mais, au vu de la pétition dont j'ai parlé, nous souhaiterions que les autorités cantonales prennent contact avec les autorités universitaires et qu'elles étudient ensemble les possibilités et les conditions qui seraient nécessaires si l'université revenait sur sa décision. En effet - certains pétitionnaires le disent très clairement - une invitation à Salman Rushdie ne pourrait se concrétiser sans une adhésion des autorités politiques. D'où l'idée de ce projet de résolution, visant à coordonner les efforts des uns et des autres pour tenter d'aboutir - pourquoi pas - à un projet concret qui pourrait rencontrer l'adhésion des autorités fédérales dont le discours évolue favorablement en faveur de la venue de Salman Rushdie en Suisse.
Si nous arrivions à remplir les conditions nécessaires à la venue de l'écrivain à Genève, ne serait-ce pas là la meilleure occasion possible de prouver à cette Europe, dont nous aimerions tellement nous rapprocher, nous Genevois, notre esprit d'ouverture et de donner l'image d'un canton qui ose, à défaut d'un canton qui gagne, d'un pays qui ne transige pas lorsqu'il faut défendre des valeurs essentielles, en bref l'occasion de redorer notre blason ?
M. Gérard Ramseyer, conseiller d'Etat. Je m'exprimerai seulement sur l'aspect sécurité de ce dossier. Mme Martine Brunschwig Graf s'exprimera sur l'aspect de l'opportunité de cette visite. La visite de M. Salman Rushdie, en 1993, a été remise pour trois raisons. Tout d'abord, les frais de sécurité à charge des organisateurs, les complications d'ordre diplomatique dénoncées par le Département fédéral des affaires étrangères et, enfin, la volonté de l'intéressé de jouer un rôle totalement public.
Les menaces adressées à M. Salman Rushdie sont toujours d'actualité; elles le resteront tant que la Fatwa lancée par les ayatollahs iraniens sera en vigueur. Cela étant, la police genevoise est prête à assumer la sécurité de M. Salman Rushdie, néanmoins, elle pose un certain nombre de problèmes délicats sur lesquels il convient que vous soyez orientés.
Tout d'abord, nous devons obtenir une garantie de la compagnie aérienne chargée du transfert. Nous devons ensuite organiser une réception officielle garantissant au maximum les conditions de sécurité. M. Salman Rushdie doit ensuite accepter un logement adéquat à la situation. Cette visite doit être strictement planifiée; en particulier les rencontres de presse doivent être organisées dans un cadre strict de sécurité. Et, enfin, les détails de l'organisation doivent rester confidentiels. En matière de sécurité et en conclusion, la police doit donc pouvoir décider en fonction des éléments que je viens de citer. Je mentionne pour mémoire le coût de l'opération, soit environ 25 000 F pour deux jours. Il a été fait allusion dans cette motion à l'affaire Clinton. Il va de soi que cette opération n'a aucune commune mesure avec le problème de la rencontre Clinton/Assad, mais je rappelle que pour la visite de ces deux présidents à Genève une énorme infrastructure de sécurité avait été organisée par les présidents eux-mêmes.
En conclusion, mon département est prêt à assumer ses responsabilités sous les conditions déjà énumérées. Quant à l'opportunité, la nécessité et le sens de cette visite, je laisse le soin à Mme Martine Brunschwig Graf de s'exprimer.
Mme Martine Brunschwig Graf, conseillère d'Etat. Celles et ceux qui auront pris connaissance de la position de l'université dans la presse auront eu l'occasion de prendre connaissance de la mienne, suite au refus de l'université d'entrer en matière non pas sur la qualité de docteur honoris causa, mais sur l'accueil lui-même. Effectivement, plusieurs possibilités peuvent être envisagées et, compte tenu, des éléments de sécurité et du sens que l'université pourrait donner à une telle démarche, il est opportun de les examiner toutes.
C'est le rôle de l'université d'être capable - c'est sa vocation - d'animer en son sein un débat et une réflexion sur le sens d'une démarche relative au problème de la tolérance ou à d'autres problèmes comme la théologie. Au sein de l'université, sitôt la décision connue, il y a eu de fortes réactions qui ont donné naissance à une pétition. Je me suis adressée à l'université pour savoir quelle suite elle pensait donner à cette pétition. Dans un premier temps, elle pensait que le colloque organisé sur la tolérance donnait lieu de réponse à cette pétition. Je vous dis très clairement que tel n'est pas mon avis. Il me semble que ce colloque aurait eu lieu de toute façon et qu'il a un lien très lointain avec la démarche symbolique qui était demandée.
Il est donc opportun et souhaitable que le Grand Conseil auditionne les autorités universitaires à la commission de l'université, qu'il fasse part de ses propres réflexions et de sa propre volonté pour arriver à des propositions qui tiennent à la fois compte de l'aspect symbolique important que l'on souhaite donner et des contingences de sécurité qu'il ne faut pas négliger. Des solutions peuvent, me semble-t-il, être envisagées.
M. Armand Lombard (L). Au vu de ce qui vient d'être exprimé par les deux conseillers d'Etat, je pense qu'il est nécessaire de renvoyer cette proposition de résolution en commission. Mais, j'ai tout d'un coup un doute, car je ne sais plus si une résolution peut être renvoyée en commission. Si c'est le cas, je pense que ce serait une bonne chose, car le projet me paraît intéressant. Je pense, du reste, que c'était l'idée de Mme Torracinta-Pache de le renvoyer en commission, et je souscris à cette proposition.
Mme Claire Torracinta-Pache (S). Je voulais simplement remercier Mme Brunschwig Graf et M. Ramseyer pour l'accueil qu'ils ont réservé à cette proposition de résolution et, bien entendu, je me rallie au renvoi à la commission de l'université.
Mise aux voix, la proposition de renvoi de cette proposition de résolution à la commission de l'université est adoptée.