Séance du vendredi 27 mai 1994 à 17h
53e législature - 1re année - 7e session - 20e séance

M 861-A
8. Rapport du Conseil d'Etat au Grand Conseil sur la motion de Mmes Micheline Calmy-Rey, Fabienne Bugnon, Béatrice Luscher, Hélène Braun-Roth et Liliane Johner concernant les entreprises tremplins. ( -) M861
 Mémorial 1993 : Annoncée, 2554. Développée, 2935. Motion, 2940.

En date du 10 juin 1993, saisi de la proposition de motion susvisée, le Grand Conseil a renvoyé cet objet au Conseil d'Etat, en vue de répondre à l'invite qui lui était adressée comme suit:

«à étudier l'intérêt et la possibilité de créer des «entreprises tremplins» fonctionnant dans un premier temps sur le modèle d'ateliers protégés et susceptibles par la suite de tenir normalement leur place sur le marché. Il appartiendrait à l'Etat et aux partenaires sociaux de superviser l'activité de ces entreprises, par exemple sous le chapeau d'une société anonyme d'économie mixte ou de toute autre formule à créer.»

Après examen approfondi des propositions contenues dans la motion 861, et compte tenu des domaines d'applications éventuels et des possibilités légales existantes, notre Conseil est en mesure de répondre de la manière suivante à ladite motion:

La proposition des motionnaires entre en partie dans le cadre de mesures existantes. On pourrait la comprendre comme un «programme d'occupation temporaire» avec un personnel se renouvelant régulièrement. Mais elle va au-delà puisqu'elle envisage l'autonomie du système, s'il atteint son indépendance économique. Il faut affiner le projet pour évaluer dans quelle mesure cela est réalisable et à quelles conditions.

Les entreprises pour la formation

Il convient, dans un premier temps, de situer l'«entreprise tremplin» parmi les autres actions de formation ou d'exercice à l'emploi qui comprennent:

- La formation en entreprise sous contrat d'apprentissage. Elle a lieu en parallèle avec l'école professionnelle et correspond au contenu fixé par un règlement, le tout débouchant sur l'obtention d'un certificat fédéral ou cantonal de capacité.

- Le jeu d'entreprise, qui se déroule pendant la formation. Il s'agit d'un exercice simulant les principales activités et fonctions d'une entreprise. Chaque participant remplit, seul ou en groupe, l'un des rôles de celle-ci. Cet exercice est limité, l'infrastructure en est minimale. L'action peut se dérouler sur quelques heures ou quelques jours, elle a le caractère d'exercice pratique.

- L'entreprise fictive, ou d'entraînement, est un lieu où les composants de l'entreprise existent: équipement, postes de travail, personnel du secteur commercial et de gestion, mais sans la production. On passe les commandes, on facture, la comptabilité est effectuée en réel pour des produits fictifs. L'exercice a une durée indéterminée, les participants jouant leur rôle après engagement jusqu'à ce qu'ils le connaissent suffisamment. Ils quittent alors individuellement l'action ayant acquis une certaine pratique professionnelle.

 Les entreprises d'entraînement ont été conçues comme faisant partie intégrante de la formation. Depuis que le chômage sévit et touche surtout les jeunes, ces entreprises accueillent des chômeurs et leur donnent leur première, ou nouvelle expérience professionnelle.

 Une entreprise d'entraînement a commencé ses activités à Genève le1er décembre 1993. Créée en collaboration avec la Société suisse des employés de commerce et l'office cantonale de l'emploi (OCE), cette entreprise virtuelle dénommée ID CHOC SA est rattachée au cercle entreprises d'entraînement européennes. Son activité consiste dans la création et la vente d'un concept publicitaire basé sur un produit: le chocolat. Sa structure se compose d'un directeur rétribué dans le cadre du budget de fonctionnement admis par l'OFIAMT, de trois cadres en occupation temporaire et de 15 stagiaires sélectionnés par l'OCE. La durée du stage individuel financé par l'assurance-chômage est de 6 mois. A ce jour, ID CHOC SA a reçu 29 stagiaires titulaires soit d'un certificat de capacité, soit d'une licence universitaire, ou porteurs d'un diplôme d'école privée. Le succès d'une telle entreprise en ce qui concerne la réinsertion est évident puisque 20 stagiaires ont déjà trouvé un emploi durable dans l'économie privée.

Contrairement aux entreprises d'entraînement, les «entreprises tremplins», telles que présentées par les motionnaires, sont des entreprises réelles, jusqu'au produit ou au service. Cependant, elles ont leur caractère propre et leur mise sur pied apparaît très différente de la création d'entreprises.

Caractères de l'«entreprise tremplin»

L'entreprise est comprise ici comme un lieu de production et de formation, elle doit donc s'assurer la présence d'un ou deux moniteurs. Les employés en sont des jeunes et des adultes, chômeurs essentiellement ou éventuellement cherchant un premier emploi; s'y ajouteraient des personnes bénéficiaires de mesures d'initiation au travail ou d'occupation temporaire.

La structure est celle d'un atelier protégé. Cela signifie que l'objectif d'insertion dans le circuit économique avec une autonomie suffisante n'est pas prioritaire au départ. Le financement est assuré par des fonds publics principalement. Les salaires proviennent, pour l'essentiel, des indemnités de chômage.

La localisation n'est pas directement dépendante de l'objectif visé, elle se situerait dans des locaux inoccupés à mettre à disposition.

La direction d'une telle entreprise relèverait d'un pilotage assuré par les partenaires sociaux et l'Etat.

La création d'entreprise

Par comparaison, on rappellera que la création d'une entreprise débute par le concept d'un produit ou d'un service ayant de fortes chances de faire sa place sur le marché. Elle continue par la présence d'un entrepreneur et d'un investisseur institutionnel ou privé qui accepte de prendre un certain risque. Juridiquement, l'entreprise se constitue de manière autonome, elle engage son personnel en fonction des qualifications requises pour réussir, elle gère ce personnel sous contrat.

Sur le plan externe, l'entreprise affrontera alors la concurrence, elle pourra s'associer ou travailler en complémentarité avec une autre entreprise. Sur le plan interne, elle assure sa propre gestion. Dans la règle, les bénéfices n'apparaissent qu'après une période plus ou moins longue et dont la durée ne dépend pas de la seule entreprise mais également des conditions générales de l'économie. L'entreprise est toujours face à une réussite ou à un échec; dans ce dernier cas les risques sont assumés en totalité par les investisseurs.

Où se situe la différence?

Les différences essentielles avec les «entreprises tremplins» résident en premier lieu dans le fait que ces dernières n'ont pas de personnalité juridique. De plus, le personnel employé est hétérogène et, même s'il est choisi avec soin, il nécessite une mise au courant importante puisque l'on vise des chômeurs, des jeunes adultes cherchant leur premier emploi ou des personnes pouvant bénéficier d'une initiation au travail. Un encadrement externe à l'entreprise doit donc être assuré pendant toute la période de lancement. Enfin, le pilotage d'une telle entreprise étant assuré par les partenaires sociaux et l'Etat, on peut imaginer qu'elle n'a pas de direction autre que celle de spécialistes de création d'entreprises qui devraient, à terme, se retirer.

Le problématique passage à l'autonomie

Si la réalisation d'une telle entreprise ne paraît pas impossible, ce qui est le plus difficile à négocier est le passage à son autonomie.

Quelle durée est allouée à l'«entreprise tremplin», à la charge des financements de l'extérieur, pour assurer son autonomie? En fonction de cette durée, les coûts de mise en place sont croissants et posent des problèmes de plus en plus aigus pour un remboursement éventuel.

En admettant qu'une telle entreprise assure son autonomie financière et que selon les initiants «elle pourrait prendre normalement sa place sur le marché et fonctionner sans soutien aucun», qui en deviendrait le propriétaire et à quelles conditions? Tout devrait être renégocié: structures, salaires, conditions d'engagement, conditions de remboursement.

Un autre problème, plus délicat à traiter, est celui de la concurrence. Puisque l'on entre sur le marché, il faut nécessairement en tenir compte. Elle a ici été faussée au départ mais il faut savoir jusqu'où elle peut l'être. A moins d'entrer dans un créneau totalement nouveau, comment justifier le lancement face à la concurrence lorsque le risque est assumé par les fonds et l'encadrement publics? Cela d'autant plus que, pour assurer une efficacité suffisante dans la lutte contre le chômage, de nombreuses entreprises tremplins devraient être fondées.

Conclusion

Au vu de ce qui est ci-dessus indiqué, le Conseil d'Etat estime que la notion d'«entreprise fictive ou d'entraînement», compte tenu des applications pratiques déjà engagées avec succès, offre de meilleures perspectives d'insertion professionnelle.

Par ailleurs, le Conseil d'Etat entend développer les possibilités offertes aux chômeurs de créer leur propre entreprise. Il s'agit bien sûr ici de micro-entreprises, du moins au début. L'objectif est de permettre à la personne au chômage qui souhaite créer sa propre entreprise parce qu'elle a une idée à faire valoir, d'obtenir plus systématiquement la possibilité de s'y préparer tout en recevant les indemnités de chômage. Avec l'appui du département de l'économie publique, une association d'anciens cadres ou chefs d'entreprises se propose de créer une fondation assurant le tri des projets en fonction de leur chance de réussite et le suivi de l'entrepreneur pendant ses premiers mois d'activité. Cette association se porterait garante de la qualité du projet auprès des investisseurs ou de l'office genevois de cautionnement mutuel aux artisans et commerçants.

Cet aspect de la question fait l'objet d'une réponse plus détaillée dans le cadre de la motion 870.

Au vu des explications qui précèdent, nous vous invitions, Mesdames et Messieurs les députés, à accepter les conclusions contenues dans le présent rapport.

Débat

Mme Fabienne Bugnon (Ve). Je suis désolée, Monsieur Maitre, mais je vais encore une fois répondre à votre rapport.

Ce rapport du Conseil d'Etat me laisse perplexe. En effet, il fait état d'une étude approfondie concernant la proposition des motionnaires visant à étudier la mise sur pied d'entreprises tremplins. D'une part, il développe les intérêts évidents de ces mêmes entreprises tremplins et ne semble pas être hostile à l'idée, c'est du moins ce que l'on peut ressentir en lisant le rapport, d'autre part, il finit par conclure, en se basant sur des obstacles uniquement juridiques, que la création d'entreprises tremplins n'est pas souhaitable et que les entreprises fictives ou d'entraînement déjà mises en place sont suffisantes.

Quelles sont les principales critiques ? On reproche aux entreprises tremplins de n'avoir pas de personnalité juridique. On aurait pu remédier à cela en démarrant, par exemple, l'entreprise tremplin avec une association sans but lucratif. Le jour où le produit aurait pu être suffisamment commercialisable pour permettre l'autonomie de l'entreprise, le statut aurait changé.

Ensuite, on leur reproche l'hétérogénéité du personnel. En effet, les personnes principalement visées par les entreprises tremplins sont les chômeurs et les jeunes à la recherche d'un premier emploi. Cette objection ne peut être retenue, puisque je vous rappelle que le but de cette motion est aussi de couvrir la formation et que l'encadrement est assuré par des cadres, chômeurs eux aussi, mais ayant été précédemment cadres d'entreprises ou professionnels à tous niveaux.

Enfin, on conteste leur passage à l'autonomie en leur posant toutes sortes de questions sur la durée prévue par l'entreprise tremplin pour assurer leur autonomie ? Qui en deviendrait le propriétaire ? Quelles seraient les nouvelles conditions ? etc. A notre avis, le noeud du problème est là.

Il n'est pas inutile de rappeler le parcours de cette motion. Elle émane du fruit du travail de plusieurs associations féminines fortement sollicitées par des femmes qui connaissent des situations difficiles dans le domaine du travail. Ces associations féminines se sont réunies à plusieurs reprises afin d'essayer de trouver une solution ou du moins une ébauche de réponse au phénomène du chômage.

Ensuite, avec l'aide des motionnaires, également féminines, elles ont mis sur pied cette motion qui demandait au Conseil d'Etat de bien vouloir étudier la création d'entreprises tremplins. Elles accompagnaient leurs propositions de quelques pistes à suivre.

A notre avis, le reste du travail devait être fait par le Conseil d'Etat. D'autant plus qu'à l'époque M. Maitre nous avait déclaré, avec quelque agacement, que cette idée n'était pas nouvelle et que son département y travaillait depuis un certain temps déjà.

Si tel est le cas, les objections contenues dans ce rapport ne nous semblent pas suffisantes, et nous devons en déduire qu'il s'agit d'un manque de volonté politique d'avancer dans l'étude de cette motion cosignée par tous les groupes présents dans ce parlement. Nous ne pouvons qu'en prendre acte en regrettant que l'on n'ait pas au moins essayé de rendre ce projet réalisable et de tenter l'expérience.

A l'heure où l'on parle constamment de chômage et de relance, nous regrettons qu'une proposition ayant comme seul objectif de combattre le chômage et de permettre à des chômeurs et chômeuses de longue durée de se réinsérer dans la vie professionnelle, ne fasse pas l'objet de plus de considération.

En conclusion, je vous rappelle que l'on vient d'accepter un rapport, deux points plus haut, demandant dans l'une de ses invites de prendre en considération la mise sur pied d'entreprises tremplins. L'avenir nous apprendra si la commission de l'économie a plus de poids que six députés.

M. Jean-Philippe Maitre, conseiller d'Etat. Le Conseil d'Etat a analysé la proposition faite dans le cadre de cette motion et nous n'avons pas voulu l'étudier plus avant dans sa mise en application éventuelle, tout simplement parce que le Conseil d'Etat ne partage pas l'avis des motionnaires sur l'utilité et la faisabilité de l'entreprise tremplin.

Dans le cadre de la lutte contre le chômage, certaines formes d'entreprises sont intéressantes pour la formation. En particulier le projet mis en place par la Société suisse des employés de commerce sur l'entreprise fictive ou d'entraînement est en cours d'exercice. Il nous paraît beaucoup plus intéressant et plus praticable. Nous l'avons mis en place avec la Société suisse des employés de commerce et il sera d'ailleurs dédoublé.

En ce qui concerne la forme de l'entreprise tremplin - ce n'est pas un reproche que nous vous faisons - vous n'en avez probablement pas analysé les conséquences pratiques, mais seulement le concept théorique. Les conséquences pratiques font - elles sont décrites dans ce rapport - que cette forme d'entreprise pose en réalité plus de problèmes qu'elle n'apporte de solution.

Je crois savoir que l'un des motionnaires a eu un contact très approfondi avec M. Gabioud de mon département, et qu'à la suite de ce contact l'intéressé a été convaincu qu'il y avait probablement d'autres voies plus prometteuses.

(M. Jean-Philippe Maitre s'adressant à une députée dans la salle.) Je ne pensais pas, Madame, que vous vous sentiriez si directement visée ! Mais puisque vous acceptez de le dire de cette manière ! Eh bien, il s'agit effectivement de vous. Apparemment, mon collaborateur a eu le sentiment que vous découvriez certaines informations pour la première fois et, dans ce sens, il a été très heureux que ce contact ait eu lieu. Vous aurez au moins appris quelque chose.

Le Grand Conseil prend acte de ce rapport.