Séance du
vendredi 27 mai 1994 à
17h
53e
législature -
1re
année -
7e
session -
18e
séance
M 893-A
En date du 18 février 1994, le Grand Conseil a renvoyé à la commission judiciaire la proposition de motion 893. Sous la présidence de M. Bénédict Fontanet, la commission judiciaire a consacré trois séances à l'étude de ce texte en présence de M. Gérard Ramseyer, conseiller d'Etat chargé du département de justice et police et des transports, et de M. Rémy Riat, secrétaire adjoint.
Cette proposition de motion invite le Conseil d'Etat:
- à ne pas dénoncer à l'autorité pénale les cas de défaut de paiements de la taxe militaire:
a) concernant les handicapés déclarés inaptes au service militaire et exclus de l'armée pour ces motifs;
b) concernant les objecteurs de conscience condamnés selon l'article 81, alinéas 1 et 2 du code pénal militaire, les poursuites pour dettes devant être maintenues à l'égard des débiteurs récalcitrants;
- à prévoir une possibilité d'activités de remplacement au sein de la protection civile pour les handicapés exclus de l'armée et qui souhaiteraient jouir d'une telle possibilité.
Avant de procéder à l'étude de la proposition de motion, les commissaires ont entendu M. Bernard Bertossa, procureur général, puis M. Olivier Vodoz, conseiller d'Etat, président du département militaire, et M. Henri Imhof, directeur du service de la taxe militaire.
Auditions
M. Bertossa indique que le Parquet a reçu 911 dénonciations pénales du service de la taxe militaire en 1991, 992 en 1992 et 1 146 en 1993. Sur les 1 412 poursuites pénales traitées en 1993, 634 ont été rayées du rôle ensuite de paiements, 50 n'ont eu aucune suite en raison de l'absence des justiciables, 200 ont fait l'objet de nouvelles convocations, 60 sont en suspens et 536 ont abouti à des jugements.
Dans ce domaine, la justice est rendue de façon automatique, car le défaut de paiement est déterminant. Toutefois, les peines infligées sont symboliques.
Les autorités judiciaires ont pour fonction de faire respecter les lois en vigueur. Le Parquet peut classer de cas en cas certaines affaires en vertu du principe de l'opportunité de la poursuite. En revanche, il ne saurait s'engager à classer certains cas de manière générale et abstraite, car, ce faisant, il violerait le principe de la séparation des pouvoirs.
Le procureur général souligne encore que si le Grand Conseil estime nécessaire le classement de certaines catégories de causes, le Parquet ne pourra que s'inspirer d'un tel souhait dans un esprit de respect mutuel des pouvoirs.
M. Vodoz explique que le service de la taxe militaire traite annuellement 35 000 cas: 22 000 d'entre eux font l'objet d'un envoi de bordereaux; le tiers concerne des reports de cours de répétitions. Des 13 000 cas restants, 6 608 font l'objet de décisions d'exonération, en application de l'article 4 de la loi fédérale sur la taxe d'exemption du service militaire (LTM) soit: 1756 (lettre a), 841 (lettre b), 2361 (lettre c), et 1650 en vertu de la Convention franco-suisse s'agissant des doubles nationaux (voir annexe 1, art. 4, LTM). Quant à la motion 983, elle se rapporte aux cas de dénonciations pénales sur la base de l'article 81, alinéas 1 et 2, du code pénal militaire (CPM) (voir annexe 2). M. Vodoz précise que la pratique du département militaire consiste à ne dénoncer que les cas visés à l'alinéa 1 de l'article 81 CPM.
Les peines infligées ne dépassent jamais dix jours. Le plus souvent, elles sont d'un jour d'emprisonnement. Le département militaire maintiendra sa pratique actuelle jusqu'à l'entrée en vigueur, le 1er janvier 1995, de la modification de la loi sur la taxe d'exemption du service militaire.
M. Vodoz souhaite que le Grand Conseil s'exprime clairement sur la motion, afin que le Conseil d'Etat et le procureur général puissent s'y référer dans le cadre de leurs responsabilités respectives.
Pour M. Vodoz, la problématique des invalides est délicate, car la notion d'invalidité ne recouvre pas celle d'handicap. En application de l'article 4, alinéa 1, lettre a, LTM, toute personne au bénéfice d'une rente AI est exonérée du paiement de la taxe.
M. Imhof indique qu'il est difficile de savoir quels sont les assujettis recevant une rente AI. En effet, si ces derniers ne se manifestent pas, il n'est pas possible de savoir qu'ils sont au bénéfice d'une rente AI, d'autant plus que la commission AI n'accepte de donner des renseignements que sur requête. Il n'y a pas d'informations transmises automatiquement par la commission AI au service de la taxe militaire. Malgré cela, en 1993, 1 700 personnes environ ont été exonérées du paiement de la taxe militaire.
Travaux de la commission judiciaire
La commission judiciaire estime qu'il n'est pas logique que le non-paiement d'une taxe militaire puisse entraîner une dénonciation pénale. La prison pour dettes a été abolie au siècle dernier. Il est normal de maintenir la poursuite pour dettes, mais c'est une pratique moyenâgeuse que de dénoncer à l'autorité pénale un individu qui ne s'est pas acquitté de sa taxe militaire.
Après une brève discussion, la majorité des membres de la commission juge inappropriée la pratique actuelle. La taxe militaire est une créance administrative de nature fiscale. L'infraction est réalisée du seul fait qu'on ne paie pas la taxe due.
C'est pourquoi, sur proposition du président de la commission judiciaire, les députés décident de modifier la proposition de motion en question en ne maintenant qu'une seule «invite», soit: «à ne pas dénoncer à l'autorité pénale les cas de défaut de paiement de la taxe militaire, la poursuite pour dettes étant réservée». Le nouveau texte ne fait plus référence aux cas des handicapés et des objecteurs de conscience.
C'est par 10 oui (3 AG, 2 S, 2 R, 2 DC, 1 E) et 4 abstentions (4 L) que la commission judiciaire vous demande, Mesdames et Messieurs les députés, de renvoyer la proposition de motion suivante, ainsi modifiée, au Conseil d'Etat:
Débat
M. John Dupraz (R), rapporteur. Dans le rapport, il est fait allusion aux modifications de la législation fédérale. En effet, la loi fédérale sur la taxe d'exemption du service militaire est en cours de modification et ce sont les articles 33, alinéa 3, et 42 LTM qui sont abrogés, c'est-à-dire justement le cas de dénonciation pénale des gens qui ne s'acquittent pas de leur taxe militaire. La loi fédérale devrait entrer en vigueur le 1er janvier 1995. La motion, telle qu'elle ressort des travaux de la commission judiciaire, anticipe sur les dispositions fédérales qui seront en vigueur dès l'an prochain.
M. Pierre-Alain Champod (S). Ce n'est pas la première fois que notre Conseil est appelé à traiter du problème de l'emprisonnement des personnes ne payant pas leur taxe militaire. Jusqu'à présent, la majorité de ce parlement avait fait des distinctions entre les objecteurs, les invalides et les mauvais payeurs. En tant que motionnaire, j'ai été très agréablement surpris en lisant le rapport de notre collègue, M. John Dupraz. J'ai constaté que la majorité de la commission judiciaire avait empoigné le problème d'une autre manière : celui de la prison pour dettes. Dans le cadre de mon activité professionnelle, je rencontre de nombreuses personnes endettées et souvent se pose la question de savoir si l'on risque la prison pour dettes. J'étais toujours gêné de devoir leur dire qu'en Suisse on ne va pas en prison pour dettes, sauf pour la taxe militaire. Cette exception est gênante. Pourquoi, en effet, traiter l'armée comme un créancier différent des autres ?
La solution retenue satisfait pleinement le groupe socialiste et nous approuverons sans réserve la motion rédigée par la commission. Malgré la séparation des pouvoirs, je suis convaincu que nos autorités administratives et judiciaires, dans le cadre de leurs compétences, prendront en considération une volonté clairement exprimée par notre parlement. Malgré cette motion, les objecteurs et les autres personnes exemptées de l'armée devront continuer de payer, par la voie de la procédure de poursuite notamment, une taxe militaire.
Sur le fond, cette dernière est contestable, notamment pour les objecteurs à qui l'on demande de soutenir financièrement l'armée alors que leurs convictions profondes les amènent à envisager d'autres manières de règler les conflits. Mais cette question, qui porte sur le principe même de la taxe militaire, est du domaine fédéral, et d'ailleurs une initiative demandant sa suppression est en cours de récolte de signatures. Dans les limites de nos compétences cantonales, le groupe socialiste estime que cette motion est une bonne solution à défaut d'être LA solution et nous vous invitons vivement à la soutenir.
M. Luc Gilly (AdG). C'est un demi-bonheur, pour ma première législature, de voir enfin aboutir une motion rendant justice, après des années de luttes, de «guignolages» à des des gens réclamant une solution à une administration close à ce discours. J'aimerais simplement remercier la commission, le rapporteur Dupraz, pour le travail qui a été effectué relativement rapidement et dans toute sa compréhension. Je soutiens M. Champod quand il dit que le problème sera réglé lorsque la taxe militaire sera définitivement abolie. En attendant, j'espère que «Genève» aura le courage de voter cette motion ici, cet après-midi.
M. Bénédict Fontanet (PDC). Nous connaissons les textes que ne manquera pas de nous rappeler tout à l'heure le président Vodoz, avec tout le talent qui est le sien. (Rires.) Il est vrai que la loi telle qu'elle est rédigée aujourd'hui laisse peu de choix à nos autorités, mais il n'empêche qu'à un moment donné il faut agir pour pouvoir faire bouger un petit peu les choses. Si des parlements cantonaux n'avaient pas bougé en matière notamment d'objecteurs de conscience et si certains n'avaient pas osé proposer des alternatives, eh bien, on en serait toujours à mettre systématiquement tous les objecteurs de conscience en prison, ce qui n'est, Dieu soit loué, en principe plus le cas, quand bien même des progrès sont encore à faire.
Cet acte que la majorité de la commission judiciaire invite à faire au parlement en votant cette motion consiste à dire que la taxe militaire, telle qu'elle existe, doit indubitablement être payée. La question de savoir si elle doit être maintenue ou pas est du ressort des Chambres fédérales. Il va de soi qu'il n'y a pas lieu de faire de différence entre les bons et les mauvais payeurs et qu'il faut, par conséquent, poursuivre ceux qui ne payent pas, parce que c'est un impôt, après tout, comme un autre. Mais cette taxe militaire a un aspect particulièrement pénible et choquant, c'est le fait que son non-paiement peut aboutir, lorsque l'on est insolvable, insaisissable, à ce que l'on fasse de la prison pour une dette, et la prison pour dettes, sauf dans ce domaine-là, a été abolie par la Constitution fédérale au siècle passé. Alors, faisons un peu de «wishful thinking»... (Exclamations de toutes parts.)
Une voix. Redis-le, redis-le !
M. Bénédict Fontanet. ...essayons d'imaginer ce que pourrait être la révision de la loi sur la taxe militaire en votant cette motion d'une manière aussi unanime que possible. Tâchons de faire en sorte que ceux - la plupart du temps il s'agit de gens qui sont dans des difficultés financières et qui ont des problèmes - qui ne paient pas cette taxe et ne peuvent être saisis, ne finissent pas en prison pour ce qui n'est, après tout, qu'une dette fiscale.
Mme Micheline Spoerri (L). Après les différentes interventions que nous avons entendues, j'aimerais souligner que la commission judiciaire a exprimé son avis au sujet de la dépénalisation. Je voudrais préciser que le groupe libéral s'abstiendra lors du vote de cette motion, qu'il l'a déjà fait lors du vote de la commission, parce qu'il est, lui, fondamentalement attaché à la séparation des pouvoirs.
Je rappelle à cette assistance que, jusqu'à preuve du contraire et selon nos institutions, c'est quand même le procureur général qui est maître des poursuites pénales et non pas le parlement. Mais pour qu'il n'y ait surtout pas d'ambiguïté sur le problème de fond, laissez-moi vous rappeler que, conformément à l'évolution des esprits actuellement et au phénomène d'anticipation par rapport à la loi fédérale, le parti libéral est aussi en faveur de la dépénalisation, mais qu'il est aussi clair pour lui que, tant que la loi fédérale sera en vigueur, il est exclu qu'un législatif prône la non-application de cette loi par les autorités, à savoir notre Conseil d'Etat, qui a précisément été élu pour obliger à l'exécution des lois en vigueur.
Nous en appelons donc à votre clairvoyance et à votre perspicacité de parlementaire. Un peu de patience, la dépénalisation est en route. Nous vous proposons pour les raisons indiquées de repousser cette motion.
M. John Dupraz (R), rapporteur. Je trouve les explications de Mme Spoerri un peu fumeuses, (Rires.) ce d'autant plus que le procureur général a fait savoir à la commission qu'il aimerait bien connaître l'avis du parlement en ce qui concerne l'application de ces dispositions et qu'il était prêt à s'inspirer des souhaits du parlement.
Je constate que le groupe libéral veut suivre la loi à la lettre, et si la loi leur disait d'aller se jeter à l'eau quand il fait moins dix degrés l'hiver, ils le feraient ! (Rires.) Bonne route !
M. Olivier Vodoz, conseiller d'Etat. J'ai toujours dit dans cette enceinte que l'objection de conscience était quelque chose de sérieux, notamment pour celui qui, après un débat personnel intérieur, avait décidé d'objecter et que, de ce point de vue-là, des solutions devaient être trouvées.
Il est vrai, en effet, qu'il faut tenir compte d'une certaine évolution des idées, des mentalités, de la situation internationale et de l'évolution même de ce qui a fait un des fondements de notre pays, c'est-à-dire l'idée du citoyen-soldat. Il ne faut pas oublier qu'à l'obligation de servir répond de l'autre côté, dans notre constitution, une obligation, dès lors que l'on ne peut pas servir, de s'acquitter financièrement d'une taxe, et c'est la raison pour laquelle il y a dans notre législation fédérale cette exception de la prison en cas de non-paiement de la taxe militaire, précisément pour que l'on ne satisfasse pas à une simple obligation de paiement en regard du devoir de servir et que ceux qui ne veulent rien puissent y échapper totalement, si ce n'est en payant civilement le montant de la taxe.
Cela étant, comme il l'a été rappelé par le rapporteur, M. Dupraz, et je l'avais souligné et indiqué au débat de préconsultation avant le renvoi de cette motion en commission, aujourd'hui, le Conseil des Etats a adopté la révision de la loi fédérale sur la taxe d'exemption du service militaire, le 7 octobre 1993, et le Conseil national, le 3 mars de cette année. Cette loi, vraisemblablement, mais nous avons quelques doutes encore, devrait entrer en vigueur au 1er janvier 1995. La disposition visant au renvoi devant le juge pénal de celui qui refuse de payer la taxe militaire sera dès lors abrogée. Par conséquent, jusqu'au moment de l'entrée en vigueur de la loi se pose très simplement, comme nous l'avions abordé nous-mêmes, le problème de savoir qui, dans cette République, bénéficie du principe de l'opportunité de la poursuite ? Dans notre système constitutionnel c'est M. le procureur général et non pas le chef du département militaire cantonal.
La commission judiciaire, qui l'a d'ailleurs entendu, sait parfaitement bien que des discussions se sont engagées entre le Parquet de M. le procureur général et le département militaire cantonal et qu'il est vrai que, d'entente avec M. le procureur général, il a été souhaité - il a fait cette déclaration devant la commission et elle vient de vous être rapportée - qu'il était important que le Grand Conseil se détermine, alors même que vous n'êtes pas bastant pour dire si vous entendez appliquer ou non une loi fédérale. Par conséquent, dans l'attente du vote d'aujourd'hui, qui ne fera bien entendu aucun doute, nous avons poursuivi le dialogue avec M. le procureur général, et ce dernier, notamment, avec le directeur du service de la taxe militaire.
D'ailleurs, dans une lettre adressée le 20 mai dernier audit service, le procureur général écrit ce qui suit :
«Partant du principe que le non-paiement de la taxe militaire ne sera plus punissable pénalement à compter du 1er janvier 1995, le problème qu'il convient de résoudre consiste à déterminer quelles catégories de contrevenants pourraient bénéficier par anticipation de cette dépénalisation.».
Sur ce plan, au niveau de la méthode pour déterminer quels contrevenants - pour reprendre l'expression de M. le procureur général - pourraient bénéficier par anticipation d'une dépénalisation, nous avons une légère divergence entre le Parquet et le département militaire. Le procureur général a proposé une autre solution et j'aurai l'occasion de lui répondre dans le courant de la semaine prochaine. C'est dire que, pour ma part et au nom du Conseil d'Etat, nous restons attachés au principe qui veut que, en l'état de la législation fédérale et de notre droit constitutionnel cantonal, ce soit M. le procureur général qui décide de la poursuite d'une infraction pénale ou pas et non le département militaire cantonal.
Dès lors, je m'en tiendrai aux lois, mais j'apprécie à mon tour l'opinion du parlement. D'ici au 1er janvier 1995, nous rechercherons une solution pragmatique comme nous avons toujours pu en trouver à Genève. Je vous rappelle à cet égard qu'actuellement sont dénoncés au juge pénal les cas de non-paiement de la taxe militaire ayant lieu en 1990, voire 1991, compte tenu des très longs délais et des procédures en cours. C'est la raison pour laquelle se pose la question de savoir si c'est le délai d'assujettissement ou le délai de paiement qui devra être pris en compte pour pouvoir bénéficier par anticipation de cette dépénalisation.
Voilà ce que je voulais vous dire; la solution pour la période allant de maintenant au 31 décembre 1994 sera trouvée d'entente entre le département militaire cantonal et le procureur général. Cela étant, nous restons attachés au principe que je viens de définir.
Mise aux voix, cette motion est adoptée.
Elle est ainsi conçue :
MOTION
concernant la taxe militaire
LE GRAND CONSEIL,
considérant :
la volonté exprimée à plusieurs reprises par le Grand Conseil de ne plus juger et envoyer en prison les personnes qui ne se sont pas acquittées de leur taxe militaire;
invite le Conseil d'Etat
à ne pas dénoncer à l'autorité pénale les cas de défaut de paiement de la taxe militaire, la poursuite pour dettes étant réservée.