Séance du
vendredi 29 avril 1994 à
17h
53e
législature -
1re
année -
6e
session -
14e
séance
M 908
- Considérant l'évolution actuelle dans le domaine de la presse;
- soucieux de maintenir une presse diversifiée et indépendante;
- rappelant le rôle essentiel de la presse dans le fonctionnement de la démocratie;
- vu les événements récents concernant le quotidien genevois «La Suisse»,
LE GRAND CONSEIL,
faisant usage, conformément à l'article 156 de son règlement, du droit d'initiative conféré par la Constitution fédérale aux cantons, invite les Chambres fédérales:
1. à être attentives à une réelle diversité dans le domaine de la presse et à prendre des dispositions dans ce sens, notamment:
- en renforçant les dispositions en matière d'abus des positions dominantes;
- en créant des conditions favorables à la publicité dans les journaux, par exemple par des mesures fiscales;
- en veillant lors de l'octroi des concessions à la radio et à la télévision à ne pas renforcer les grands groupes de presse existants;
2. à étudier la mise sur pied de règles garantissant en particulier des standards minimaux concernant les relations entre journalistes et éditeurs d'une part, la presse et ses lecteurs d'autre part, par exemple en garantissant une meilleure protection du secret de rédaction.
EXPOSÉ DES MOTIFS
Les événements que nous venons de vivre concernant le quotiden «La Suisse» mettent en évidence l'évolution récente dans le domaine de la presse, marquée par des éléments comme:
- la disparition de titres;
- des éditeurs en position dominante;
- le poids croissant des régies publicitaires;
- les pools de pages rédactionnelles gommant les spécificités de journaux apparemment différents.
Simultanément se déroule une course au tirage marquée par la poursuite de la facilité et la mise en évidence d'événements d'ordre secondaire.
Cette évolution ne peut pas ne pas préoccuper les pouvoirs publics.
Il n'est pas indifférent pour la démocratie d'avoir une presse de qualité ou une presse qui peu à peu se laisserait aller, une presse dans laquelle les journalistes et les lecteurs ont affaire à un éditeur dominant ou à une pluralité de maisons d'édition, une presse qui puisse apporter au citoyen un plus de transparence et de compréhension, vecteur du débat et forum diversifié, ou une presse tendant au fait divers et nivelant les opinions.
Une fois les risques ainsi définis, il faut encore se donner les moyens d'encourager ce que l'on souhaite et d'éviter ce que l'on craint. A ce jour, en Suisse, à part quelques regrets platoniques lors d'événements comme des fusions de journaux, les pouvoirs publics sont demeurés singulièrement passifs, voire fatalistes. Or, la concentration de la presse en quelques mains est un phénomène très inquiétant, et dont on a déjà pu mesurer les risques dans d'autres pays: empires Hersant, Berlusconi, etc. Par ailleurs, dans l'octroi de concessions radio-TV, il convient de veiller à ce que l'on ne renforce pas les grands groupes de presse existants, en leur permettant de renforcer leur emprise par des chaînes TV ou radio !
La fin d'un journal populaire genevois doit être l'occasion pour les pouvoirs publics de définir des objectifs et des moyens, tant qu'il en est encore temps. La réaction du public genevois lors de la fin de la parution de «La Suisse» a souligné à quel point la presse ne saurait être un produit commercial comme un autre.
La question peut être abordée de différentes manières, s'agissant des niveaux d'intervention. Sans préjuger de ce qui pourrait être du ressort des autorités cantonales, il nous a semblé que notre canton, après les événements que nous avons connus, est celui qui doit tirer la sonnette d'alarme à Berne et aider à relancer le débat sur une politique fédérale de la presse.
Une telle politique doit concerner, d'une part, la diversité des organes de presse, d'autre part, des relations de qualité entre les trois acteurs essentiels que sont les journalistes, les éditeurs et les lecteurs.
C'est pourquoi la présente motion demande une véritable politique en faveur d'une presse indépendante et diverse.
Une telle politique consiste, sur le plan de la diversité, à agir sur deux axes:
- d'une part, que la législation en matière d'abus de positions dominantes devienne, en matière de presse, plus offensive, plus précise et plus explicite que ce qui est actuellement possible par le biais du droit des cartels. A cet égard la notion d'abus de position dominante devrait concerner également les régies publicitaires;
- d'autre part, que les pouvoirs publics, dans les mesures de soutien, aillent plus loin que les tarifs postaux préférentiels - d'ailleurs en partie remis en question. On peut ainsi créer des conditions favorables à la publicité dans les journaux, voire songer à une sorte de mandat de prestations.
Sur le plan des relations entre les journalistes et l'éditeur, la presse et ses lecteurs, les statuts de rédaction, censés définir ces aspects du travail de la presse, doivent recevoir une assise plus forte et des standards minimaux être garantis. La question de la protection des sources est un aspect de telles règles, nécessaires à la profession; le Département fédéral de justice et police les examine dans le cadre général de la révision du code pénal.
La présente motion n'a pas la prétention d'aborder tous les aspects de ces questions fort complexes, ni de leur trouver par un coup de baguette magique des solutions toutes faites, mais de permettre à notre canton d'exprimer la nécessité de relancer le débat sur la place de la presse dans notre édifice démocratique, et sur les moyens que l'on se donne à cet égard. Ce débat, chacun en convient, est aujoud'hui nécessaire, et il nous appartient de le susciter et de l'alimenter en même temps.
Un tel débat a déjà eu lieu concernant les médias audiovisuels, et les textes qui régissent ces médias, sur la base de l'article 55 bis cst., du2 décembre 1984, qui en ont résulté, ont fait tout à fait leurs preuves.
Il est aujourd'hui temps de procéder de même avec la presse écrite, à laquelle une seule phrase est consacrée dans la Constitution fédérale, à savoir «La liberté de la presse est garantie» (art. 55). Les projets de révision totale de la constitution, de 1977, avaient en leur temps compris l'objectif de l'aide à la presse et du statut de la presse, puis, un article allant dans ce sens fut proposé aux Chambres fédérales. Ce débat n'est donc pas nouveau, mais chaque fois, les propositions faites n'ont pas semblé suffisamment mûres, suffisamment claires, suffisamment urgentes, pour qu'on aille au bout des réflexions. C'est ainsi que, malheureusement, le 10 mars 1986 le Conseil national renonça à entrer en matière sur un arrêté fédéral concernant les mesures en faveur de la presse et le droit de la presse1.
Rouvrir ce dossier est l'objectif de la présente motion, à laquelle nous vous demandons, Mesdames et Messieurs les députés, de réserver bon accueil.
Débat
M. René Longet (S). Il nous a semblé nécessaire, après ce que nous avons vu et vécu dans notre canton et vu les incertitudes qui subsistent quant à l'avenir, de faire le point sur les problèmes qui se posent dans notre pays en matière de presse.
La presse n'est pas un produit comme un autre, un produit dont le destin pourrait plus ou moins nous être indifférent. Presse et démocratie, on le sait, sont intimement liées : qualité de la presse, qualité de l'information de la population, qualité du débat politique sont des données intimement liées. Par conséquent, nous estimons que les organes de la démocratie, et tout particulièrement un organe comme un parlement cantonal, doivent faire ce qu'ils peuvent pour que la presse évolue bien. Cela n'a rien à voir naturellement avec la moindre velléité d'étatisme, de prise de contrôle; il s'agit au contraire d'obtenir le maximum d'espace de liberté et de qualité.
Nous voulons fondamentalement garantir une évolution dans deux directions : la direction de la diversité et la direction de la qualité. La diversité des titres offre le choix entre des titres différents, des options, des approches journalistiques ou rédactionnelles différentes. L'appui à tout ce qui va dans le sens de l'éthique, la formation, l'accès aux informations, le droit de protéger ses sources, ce que le droit appelle le secret rédactionnel, allant aussi loin qu'on peut le faire du point de vue des pouvoirs publics en direction de la qualité. Nous le savons, il n'est pas possible de refuser toute concentration. Par contre, il est possible d'accompagner ou de ne pas accompagner cette évolution par des règles. Il est possible de laisser faire, de démissionner, ou d'encourager et d'aider.
C'est ce choix qui nous est proposé ce soir. J'aimerais vous rappeler que nous ne sommes pas les seuls à nous poser cette question. La commission des cartels a publié en octobre de l'année dernière une enquête dans laquelle elle exprime sa crainte d'une information qui deviendrait de plus en plus unilatérale et dans laquelle elle demande qu'il y ait de véritables chartes rédactionnelles. Par ailleurs, un certain nombre de propositions, d'interventions positives des pouvoirs publics ont été énoncées au cours des débats de ces dernières années : des règles, comme cela existe dans d'autres pays, sur les parts de marché, l'institution d'organes de contrôle de fusions. Ces règles doivent valoir également pour les parts de marché et le rôle joué par les régies publicitaires. Puis il y a le maintien de tarifs postaux préférentiels, vous savez que cela est actuellement remis en question. Bref, la prise en compte du fait que sur le marché publicitaire la presse perd du terrain face à d'autres supports comme le mailing direct, l'affichage. Par ailleurs, on en a déjà parlé, il faut une véritable protection de la liberté de travail du journaliste par rapport à ses sources, et la garantie d'un contenu minimum, et une certaine force obligatoire à des chartes rédactionnelles, ce qui, encore une fois, n'a rien à voir avec de l'étatisme, mais avec des relations saines entre les trois partenaires en matière de presse qui sont les lecteurs, les éditeurs et les rédacteurs. Il s'agit d'éviter une dérive qui s'est déjà manifestée dans d'autres pays, où la mise en scène prime sur l'explication, où le fait divers prime sur le débat. Cette dérive s'est déjà manifestée notamment en Suisse alémanique. Celle-ci nous concerne au premier chef. On sait où elle commence, on ne sait pas comment l'arrêter.
Bien sûr, la triste fin d'un quotidien de notre Cité est essentiellement due à une gestion hasardeuse et chaotique, mais chacun sait que le jeu des chaises musicales en matière de presse n'est pas terminé et que d'autres pourraient être victimes des phénomènes dont nous nous préoccupons. Dès lors, nous estimons que la discussion de ce soir devrait aboutir à une prise de responsabilités des autorités cantonales, qui aille plus loin que ce que nous avons débattu - et dans quelle ambiance et quelles conditions - lorsqu'il s'est agi d'intervenir dans l'urgence.
Nous aimerions prendre au mot la maxime qui consiste à dire que gouverner c'est prévoir. Il s'agit de prévoir, d'intervenir pour que les choses aillent mieux. Je sais que notre proposition sera contestée, voire combattue. J'aimerais appeler tous ceux qui s'apprêtent à la contrer à proposer mieux que nous, car l'alternative n'est pas de ne rien faire, de se croiser les bras et de regarder passer une situation dans laquelle nous serons réduits à regretter les effets quand elle sera là. Nous avons encore des possibilités d'intervenir, on attend cette intervention. Nous nous attribuons le mérite d'avoir posé un certain nombre de suggestions sur la table : que celles et ceux qui ne sont pas d'accord avec aient au moins l'imagination de proposer autre chose, ou alors ce serait démissionner devant une évolution et cela nous ne pouvons pas l'accepter.
M. Michel Halpérin (L). Le projet qui nous est soumis appelle un certain nombre de commentaires. Le premier c'est qu'il n'est pas à proprement parler un projet cantonal. Au fond, nous sommes saisis d'une proposition tendant à exercer notre droit d'initiative fédérale et donc la véritable finalité de ce projet c'est que par notre truchement à nous, parlement cantonal, le parlement fédéral soit saisi du problème. Ça n'est pas tout à fait par hasard que les motionnaires ont choisi cette voie. C'est qu'ils pensent, par ce biais, pouvoir ramener le Conseil national sur un vote qu'il a déjà eu l'occasion de faire en 1986, et peut-être même sur proposition de notre collègue, M. Longet, dans une séance au cours de laquelle le Conseil national avait justement refusé d'entrer en matière sur le même texte ou presque.
On peut donc se demander s'il est raisonnable de vouloir que le parlement genevois vienne expliquer au parlement fédéral que, puisqu'il s'est trompé, il doit remettre son ouvrage sur le métier et s'il n'a pas d'autres choses plus urgentes à faire même concernant la presse. Ma deuxième remarque est que j'observe qu'à part leur formulation, les invites qui vous sont présentées ont dans leur détail exactement la même teneur que celles qui ont été refusées par le parlement fédéral en 1986. En effet, outre la nécessité de préserver - c'est une pétition de principe - la diversité et l'indépendance de la presse, on parle déjà de combattre les abus de position dominante, de réglementer le secret de rédaction, de fixer des principes régissant les rapports entre éditeurs et journalistes et d'encourager différentes formes d'activités de la presse. La seule innovation consiste à proposer des mesures fiscales.
Alors disons tout de suite que, s'agissant du détail de ces invites, nous ne pouvons évidemment pas être d'accord avec les motionnaires. Renforcer des dispositions en matière d'abus des positions dominantes, c'est prendre a priori la position que les positions dominantes qui existent sont nuisibles et que la presse se trouverait mieux si elles n'existaient pas. C'est donc faire irruption dans la sphère de l'économie; vous savez que nous y sommes réticents en général, mais nous le sommes d'autant plus que dans le cas particulier toute l'analyse conduit à penser que les positions dominantes qui existent effectivement ont jusqu'à présent mieux préservé la presse qu'elles ne lui ont nui.
Deuxièmement, la proposition fiscale - la seule innovatrice de ce texte - crée en fait une inégalité entre supports médiatiques, puisque l'on nous proposerait d'inviter les Chambres fédérales à inviter les PTT à accorder des allégements fiscaux aux journaux et pas aux autres médias, ce qui revient à créer une inégalité de traitement qui peut avoir son fondement, mais peut-être pas.
Troisièmement : ne pas renforcer les groupes de presse existant dans les concessions radio et télévision et, enfin, le sujet que vous avez évoqué tout à l'heure, Monsieur Longet, celui des rapports internes aux rédactions et aux éditions. Que nous sachions, à ce jour, du point de vue des rapports avec le monde extérieur, les journalistes voient leur secret rédactionnel, en tout cas à Genève, fort bien protégé, mieux même que des professions indépendantes et libérales comme les médecins et les avocats. S'agissant des rapports entre journalistes et éditeurs, il faudrait encore que l'on nous convainque, et jusqu'à présent nous avons l'impression du contraire, que les journalistes sont asservis à leur maison d'édition et qu'ils travaillent sur ordre, ce qui nous paraît manifestement faux, de sorte que, là encore, nous ne voulons pas intervenir.
Alors, Monsieur Longet, ce qui reste de ce projet de motion lorsqu'on l'a examiné avec un tout petit peu d'attention sous ses angles de détail, c'est tout simplement une pétition de principe que vous prônez, à savoir qu'il est nécessaire, en effet, dans une démocratie de s'assurer de la diversité de la presse. Maintenant, il ne suffit pas d'affirmer les choses, et j'ai eu l'occasion sur d'autres sujets de dire déjà que je trouve personnellement un peu malheureux que l'on fasse des motions purement tautologiques. Mais enfin, s'il faut affirmer des principes, affirmons-les bravement, haut les coeurs, oui, nous sommes pour la diversité de la presse parce que nous pensons, comme vous, Monsieur Longet, qu'elle est garante de la démocratie.
Malheureusement, nous ne pensons pas qu'il suffise de l'affirmer, et comme nous avons moins d'imagination que vous, nous ne vous proposons pas de répétition de textes vieillis depuis sept ans. Par conséquent, je vous propose un amendement qui nous permettrait d'entrer en matière et d'accepter cette motion. Il suffirait de garder l'invite, après les mots : «à être attentive à une réelle diversité dans le domaine de la presse.». Un point. Ici s'arrêtera notre soutien à votre motion.
M. Bénédict Fontanet (PDC). Cette motion est en quelque sorte le solde de l'affaire «La Suisse», si je puis me permettre. Eh presse, connais-tu l'objet de notre sollicitude ? Au nom du groupe démocrate-chrétien et en mon nom, je tiens à vous dire que, nous aussi, nous aimons les journalistes et la presse, et cela méritait d'être répété. (Rires. Quolibets.) Même si on n'est pas toujours certain d'être aimé, je tiens à vous répéter mon amour !
Cela étant, cette motion est, bien sûr, dénuée de tout opportunisme. (Quolibets et propos ironiques fusent.) Je me permettrai simplement d'en critiquer les invites, en signalant qu'elles ne sont pas réalistes et que toute une série de choses qui nous sont proposées sont déjà en voie d'être réalisées ou ont, effectivement, été refusées, comme l'a expliqué tout à l'heure, avec plus de talent que je ne saurais le faire, mon préopinant Halpérin. Renforcer les dispositions en matière d'abus de positions dominantes, sauf erreur de ma part, les Chambres fédérales sont en train de plancher sur le sujet et je ne vois pas pourquoi, nous, parlement genevois, nous en préoccuperions. Que je sache, le groupe socialiste a encore, et il faut le souligner, des représentants aux Chambres fédérales !
Créer des conditions favorables à la publicité des journaux par des mesures fiscales ? Monsieur Longet, vous m'étonnez ! Vous vous êtes battu pour l'interdiction de la publicité du tabac et de l'alcool et on sait combien ces ressources publicitaires étaient importantes pour la presse. Il est par ailleurs piquant que vous souhaitiez faire à la presse des cadeaux fiscaux tout en veillant à la priver de certaines de ses recettes. S'agissant du secret rédactionnel, je relèverai que ce Grand Conseil, en ce qui concerne la procédure pénale genevoise, a voté récemment une disposition protégeant, dans les limites du droit cantonal, le secret rédactionnel et que les Chambres fédérales ont refusé cette affaire il y a de cela quelque temps, comme l'a relevé M. Halpérin.
Enfin, j'imagine mal que ce soit à l'Etat d'intervenir et de réglementer les relations entre journalistes et éditeurs. Je crois que ni les éditeurs, ni surtout les journalistes, ne verraient d'un bon oeil que le pouvoir politique mette le nez dans leurs affaires de cette manière-là; il ne m'apparaît pas que cela soit nécessaire.
Enfin, cet objet est typiquement un objet de compétence fédérale; je veux bien que notre parlement débatte de manière systématique d'objets fédéraux de ce type, mais nous n'avons déjà, me semble-t-il, pas le temps de nous préoccuper des affaires cantonales au vu de la longueur de nos débats et de l'importance de nos ordres du jour. Mais, certes, si d'aucuns veulent que nous nous intéressions à la loi sur les cartels, c'est avec beaucoup de plaisir que nous le ferons.
Il ne nous apparaît pas non plus nécessaire d'intervenir dans un débat à distance qui se tient aux Chambres fédérales et dans lesquelles la plupart des partis présents dans cette enceinte sont représentés. Cela étant, nous sommes bien sûr tous concernés par la diversité et l'indépendance de la presse. Nous considérons, nous démocrates-chrétiens, que les propositions que vous faites ne sont pas de bonnes propositions, qu'elles ne sont pas de notre compétence et que, pour le surplus, elles ont toutes été écartées par les Chambres fédérales et qu'elles sont un peu vieillottes. Le seul point sur lequel nous serions d'accord d'entrer en matière, c'est de voter cette motion selon la proposition d'amendement qui vient d'être faite par M. Halpérin, de façon à marquer notre soutien à la presse de cette manière-là. Pour le reste, nous ne vous suivrons pas.
Mme Micheline Calmy-Rey (S). Je suis tout de même étonnée par les propos que je viens d'entendre. En d'autres occasions, Mesdames et Messieurs de l'Entente, cela ne vous gêne pas d'intervenir sur des objets de compétence fédérale, vous venez d'ailleurs de déposer une résolution concernant la TVA. D'autre part, il n'y a pas de vice à revenir à la charge dans la mesure où les mentalités peuvent évoluer, tout comme les situations.
Le marché a ses lois, mais il couvre des besoins qui, malheureusement, ne coïncident pas toujours avec les exigences de la diversité, du pluralisme et de la démocratie. Je crois que, sur ce point-là, nous pouvons nous entendre. Vous l'avez dit, Monsieur Halpérin, nous sommes tous favorables au bon fonctionnement de notre démocratie et à ce que la presse soit diversifiée. A partir de là, nous avions émis un certain nombre de pistes de réflexion. Sur la première, celle de renforcer la législation en matière de position dominante, il m'apparaît qu'étant donné le fait que vous êtes en général si férus de déréglementation et de concurrence, vous devriez, par la vertu de cette seule invite, être enthousiastes et accepter cette motion telle quelle.
L'autre piste concerne les allégements fiscaux pour créer des conditions favorables à la publicité. A ce propos, vos réticences sont également surprenantes. Les recettes publicitaires sont largement accaparées par les médias électroniques. Or, depuis que les ventes au numéro et que les abonnements ne suffisent plus à couvrir les charges de fonctionnement des journaux, les journaux vivent aussi de publicité. J'ajoute sur ce point que nous nous sommes bornés à une attitude relativement pragmatique puisque nous proposons un instrument connu et utilisé, celui des allégements fiscaux. J'ajoute encore qu'il ne s'agit pas de favoriser par ce moyen tel ou tel journal, mais bien de drainer la publicité en faveur des journaux et point trop en faveur des médias électroniques, donc de rétablir une inégalité qui existe aujourd'hui et de ne pas en créer une.
Enfin, troisième piste, celle de l'adoption de principes régissant les relations entre éditeurs et rédacteurs. La demande porte sur l'indépendance des rédactions, c'est-à-dire sur la liberté intérieure et extérieure des médias. Cette liberté journalistique est très importante à nos yeux et, là encore, j'ai du mal à comprendre vos réticences.
En conclusion, il y a un problème sérieux. Personne ne le conteste dans cette enceinte. Ce que nous avons proposé, n'a pas la prétention d'être exhaustif ou de constituer des solutions miracles. Ce sont des tentatives de dresser une liste de ce qui peut être fait en faveur de la diversité de la presse. Ce que je vous propose, c'est que nous saisissions l'occasion du dépôt de cette motion pour en parler plus à loisir et que nous le fassions dans une commission. C'est quand même un petit peu court, Monsieur Halpérin, de renvoyer au Parlement fédéral une motion avec une invite qui dirait simplement que nous sommes attachés à la diversité de la presse. Je pense qu'il faut que nous fassions un certain nombre de propositions et que nous y allions d'une réflexion en commission. Je vous remercie, d'ores et déjà, d'accepter le renvoi de cette motion en commission.
M. Jean-Philippe Maitre, conseiller d'Etat. La motion qui vous est soumise a deux volets essentiels. L'un concerne la diversité de la presse et l'autre les règles éventuelles à instaurer entre journalistes et éditeurs.
S'agissant du premier problème, la motion propose trois instruments pour chercher à renforcer cette diversité. Tout d'abord, le problème des dispositions en matière d'abus cartellaires : il faut dire que le risque d'abus de positions dominantes ne vise pas que la presse, même si dans ce domaine cela est assez frappant. Je voudrais dire à cet égard que, sur ce point, la motion est dépassée parce que vous savez bien qu'actuellement la commission des cartels est saisie de ce type de questions dans le cadre d'un instrument qui est la loi fédérale actuelle sur les cartels, instrument probablement trop faible. C'est dans ce contexte, mais pas à cause de cet exemple, que le Conseil fédéral a engagé les travaux de révision de la loi fédérale sur les cartels et qu'une procédure de consultation renforçant considérablement l'ensemble du système a été ouverte. Qu'il soit ici permis de dire que le gouvernement a apporté son plein appui à la procédure de révision de la loi fédérale sur les cartels pour décartelliser un certain nombre de secteurs. Les Chambres fédérales seront prochainement saisies du projet du Conseil fédéral, de sorte que, sur ce point, l'invite de la motion n'est en soi pas illégitime. Mais il faut observer que cela ne concerne pas que la presse et que cette invite est largement dépassée puisque le travail est déjà en cours.
Le deuxième point concerne les conditions favorables à la publicité dans les journaux. J'avoue personnellement ne pas très bien comprendre le sens de cette invite, à part vouloir, en définitive, favoriser les annonceurs. Si vous faites un régime favorable du point de vue fiscal à la publicité dans les journaux, c'est toujours le débiteur final que l'on finit par favoriser; en l'occurrence, c'est l'annonceur. Je ne crois pas que ce soit vraiment le sens de la motion.
Le troisième point que vous évoquez pour la diversité de la presse est celui qui a trait en particulier aux concessions radio-télévision. Qu'il me soit permis de dire que la motion est mal dirigée puisque les concessions en matière de radio-télévision sont de la compétence du Conseil fédéral et non pas des Chambres fédérales. Vous savez que le Conseil fédéral use de cette compétence avec une très grande prudence. Il vient d'ailleurs de le prouver en refusant la concession à RTL, précisément au motif qu'il y avait un service public de médias électroniques, en l'occurrence la SSR, à sauvegarder sur la base d'intérêts prépondérants.
Le deuxième volet de votre motion est relatif à la mise en place de règles garantissant des standards minimaux, selon votre expression, concernant les relations entre journalistes et éditeurs. C'est pour moi un souvenir encore assez vivant de débats extrêmement denses que nous avions eus au Conseil national, et M. Longet y était à l'époque. C'est un débat qui a duré au Conseil national entre 1978 et 1986 et qui fut un des plus épiques que l'on ait eu à connaître. Il n'a abouti à rien parce que le Parlement fédéral s'est rendu compte que légiférer était probablement un auto-goal dans le domaine de la recherche de la liberté que l'on doit évidemment reconnaître aux journalistes.
Je ne résiste pas à la tentation - j'ai repris le bulletin sténographique de l'époque - de relever une intervention tout à fait pertinente d'un député au Conseil national qui disait ceci :
«La liberté des journalistes n'est pas une affaire de loi ou de Constitution, mais de conscience ou d'éthique professionnelle. Cette dernière ne se prescrit pas, mais se cultive et se développe à l'intérieur de la profession. Je crains qu'en légiférant dans ce domaine on affaiblisse dans la corporation et dans le syndicat les forces qui veulent que cette branche défende et cultive de manière autonome sa propre liberté en se remettant à la loi. Ici, comme dans d'autres domaines, on va conduire à une déresponsabilisation.».
On ne saurait mieux dire. Ces propos sont ceux de M. Rebeaud, qui sait de quoi il parle puisqu'il est non seulement parlementaire mais journaliste.
Pour conclure, je dirai que cette motion, quel que soit le caractère légitime de la préoccupation qui la sous-tend, est soit dépassée, soit inopportune. Elle est dépassée parce que des progrès ont été faits également dans un autre secteur : dans l'organisation de notre Etat, n'appartient-il pas à une entité de droit public qui est l'entreprise des PTT, de favoriser, par des mesures préférentielles, la distribution des journaux ? Ce serait un soutien extrêmement intéressant à une presse que nous voulons diversifiée.
Permettez-moi de vous dire qu'à cet égard - et c'est le résultat du débat que nous avions eu aux Chambres fédérales à l'époque - le Conseil fédéral vient de saisir les Chambres, le 25 avril dernier, d'un projet de modification de l'article 10 de la loi fédérale sur le service des postes de façon à permettre une tarification préférentielle de la distribution des journaux et périodiques moyennant une indemnisation de la Confédération; c'est ce qui s'appelle travailler correctement dans le développement de nos conditions-cadres en faveur du maintien ou du développement d'une presse diversifiée. Voilà les raisons pour lesquelles cette motion ne soulève guère d'enthousiasme, parce qu'elle est soit dépassée, soit inopportune.
M. Christian Ferrazino (AdG). J'ai entendu avec intérêt M. Maitre. Je pensais qu'il nous ferait part de l'état actuel de la situation, des négociations avec Edipresse, puisque cette motion parle précisément et l'illustre, du problème de «La Suisse». On en est, et je le regrette, Monsieur le président, resté à un niveau de débat purement académique. Le vrai débat, je suis d'accord avec vous, doit se faire à Genève, même si une intervention auprès des Chambres fédérales est bien entendu tout à fait possible, comme le soulève la motion.
Alors, Monsieur le président, je m'étonne de votre silence au sujet du journal «La Suisse» et de la situation de la négociation avec Edipresse, car je rappellerai quand même que l'accord global dont vous nous aviez parlé à l'époque, cet accord qui, soi-disant, était sur le point d'être conclu avec Edipresse ne l'est toujours pas à l'heure où je vous parle. On constate d'ailleurs qu'Edipresse aurait renoncé à venir imprimer la «Tribune de Genève» au Centre d'impression de Vernier ou, en tout cas, qu'il recherche des conditions particulièrement favorables pour négocier cette impression et, pire encore, semble-t-il, Edipresse chercherait à racheter à vil prix ce Centre d'impression de Vernier.
Or on pouvait s'attendre de votre part, Monsieur le président, à un certain nombre d'informations à ce sujet, ce d'autant plus que vous nous aviez donné devant ce Grand Conseil des garanties comme quoi cet accord était à l'époque sur le point d'être conclu. Vous nous indiquiez que vous étiez par conséquent en mesure - et c'était la raison pour laquelle vous n'aviez pas soutenu depuis le début d'ailleurs le projet de la Coopérative - de sauver en tout cas cent quatre-vingts postes de travail. C'est M. Haegi qui l'avait souligné lors de son intervention à ce sujet et vous nous disiez que le rachat par Edipresse du titre de «La Suisse» permettrait de sauver et garantirait le maintien de cent quatre-vingts postes de travail. C'était la séance du Grand Conseil du 11 mars dernier. Je vous rappelle vos propos à cette occasion.
Alors, le centre d'impression ? Est-ce vrai, est-ce faux, Monsieur le président ? Ce centre est aujourd'hui sur le point d'être racheté par Edipresse... (Protestations de M. Dupraz.) Mais c'est l'illustration, Monsieur Dupraz, précisément de cette motion... (Agitation sur les bancs de la droite.) ...et c'est peut-être aussi la confirmation des propos de M. Halpérin, à savoir que le problème est également éminemment genevois et peut et doit être traité dans ce canton. Car le problème de «La Suisse» devait et pouvait être réglé dans ce canton. Simplement, l'attitude du Conseil d'Etat dans cette affaire, on la connaît, mais aujourd'hui nous demandons un certain nombre de réponses sur ces points de votre part, Monsieur le président, et notamment sur le fait qu'Edipresse est sur le point de racheter à vil prix le Centre d'impression de Vernier.
Une voix. Tant mieux !
M. Christian Ferrazino. Vous nous aviez indiqué, et j'en terminerai par là, que le montant de la créance de la Banque cantonale à l'égard du centre d'impression serait peut-être versé précisément par Edipresse et il serait inadmissible, après tout ce qui s'est passé, que la Banque cantonale fasse encore des cadeaux substantiels par abandon de créances dans le cas d'un tel rachat. J'attendais de votre part des explications sur ce sujet. Je constate, une fois encore, que vous êtes resté totalement muet sur cette question. (Protestations et sifflets de la droite.)
M. Jean-Philippe Maitre, conseiller d'Etat. L'intervention de M. Ferrazino n'est pas surprenante, ce qui ne lui enlève pas son caractère insolite. Vous savez, Monsieur Ferrazino, que des négociations ont lieu, elles sont extrêmement difficiles...
Une voix. C'est un avocat fouille-merde ! (Rires.)
M. Michel Balestra. Ça c'est causé !
M. Jean-Philippe Maitre, conseiller d'Etat. Il n'y a pas de jours, Monsieur, où notre gouvernement, et moi en particulier, ne sommes pas en négociations et ne travaillons pas d'arrache-pied pour sauver une situation que vous avez contribué à rendre davantage difficile. (Acclamations et bravos de la droite.)
En termes d'emplois, ceux qui, à un moment donné, ont ultrapolitisé cette affaire, portent une grave responsabilité et nous nous battons pour que ça ne se passe pas mal, parce que, sinon, il faudra à un moment donné faire des comptes. (Ton grave de l'orateur.) Dans ce contexte-là, Monsieur, n'attendez pas de moi que, ce soir, je prenne la responsabilité, dans une négociation qui est aussi difficile, de vous donner le moindre des renseignements, parce que jusqu'ici vous avez montré que vous n'étiez pas digne de les entendre ! (Ovation de la droite et tonnerre d'applaudissements.)
Mise aux voix, la proposition de renvoi de cette motion en commission est rejetée.
Le président. Nous sommes en présence d'un amendement consistant à libeller l'invite de la manière suivante :
«invite les Chambres fédérales à être attentives à une réelle diversité dans le domaine de la presse.»
Mis aux voix, cet amendement est adopté.
Mise aux voix, cette motion ainsi amendée est adoptée.
Elle est ainsi conçue :
MOTION
concernant le soutien à la presse
- Considérant l'évolution actuelle dans le domaine de la presse;
- soucieux de maintenir une presse diversifiée et indépendante;
- rappelant le rôle essentiel de la presse dans le fonctionnement de la démocratie;
- vu les événements récents concernant le quotidien genevois «La Suisse»,
LE GRAND CONSEIL,
faisant usage, conformément à l'article 156 de son règlement, du droit d'initiative conféré par la Constitution fédérale aux cantons, invite les Chambres fédérales:
à être attentives à une réelle diversité dans le domaine de la presse.
La séance est levée à 19 h 25.