Séance du jeudi 28 avril 1994 à 17h
53e législature - 1re année - 6e session - 12e séance

M 898
35. Proposition de motion de Mmes et MM. Janine Berberat, Christian Ferrazino, Gilles Godinat, René Longet, Olivier Lorenzini, Liliane Maury Pasquier, Laurent Rebeaud et Roger Beer concernant l'étude sur l'abstentionnisme et la définition d'une stratégie d'ensemble. ( )M898

LE GRAND CONSEIL,

considérant :

- que moins de 40% des citoyennes et citoyens se sont rendus aux urnes les 15, 16 et 17 octobre dernier, pour l'élection du Grand Conseil;

- que, de manière générale, les taux d'abstention sont très importants dans notre canton, mettant en péril, à la longue, le bon fonctionnement de la démocratie,

invite le Conseil d'Etat à faire procéder à une étude d'ensemble sur les causes de l'abstentionnisme qui se manifeste dans les scrutins dans notre canton et à formuler des propositions en vue de revitaliser les processus démocratiques.

A cette fin, seront examinés, plus particulièrement, notamment les points suivants:

- les motivations de base des citoyennes et citoyens par rapport à l'usage de leurs droits civiques et le potentiel d'intérêt civique;

- les demandes en la matière;

- les mesures correctrices à mettre, le cas échéant, en oeuvre par les divers acteurs:

a) en matière d'organisation des scrutins;

b) quant au libellé des questions posées;

c) dans le domaine de l'information et des moyens de communication politique mis en oeuvre par les divers acteurs, en particulier les institutions représentatives elles-mêmes;

d) au moyen des possibilités qu'offrent les moyens de communication et d'informatisation modernes;

e) dans le domaine de la gestion du débat politique;

f) s'agissant des lieux et des modalités de ce débat;

- les corrélations socio-culturelles des phénomènes observés.

EXPOSÉ DES MOTIFS

A l'issue du débat du 16 décembre dernier sur la motion n° 888, ses auteurs avaient accepté de la retirer au profit du nouveau texte qui répondrait à deux demandes exprimées, à savoir d'adresser l'invite au Conseil d'Etat et non pas à une commission du Grand Conseil, et de formuler des directions plus précises quant à la problématique à étudier.

Se fondant sur ce débat, les soussignés estiment qu'une étude de base de niveau scientifique est incontournable, et qu'il serait stérile de vouloir en anticiper les résultats en formulant nous-mêmes d'ores et déjà des réponses qui ne sauraient en l'état dépasser le niveau d'opinions et d'options dont, par définition, nous ne pourrions évaluer correctement la pertinence. Il est entendu qu'il s'agit dans une première approche de se fonder sur les recherches existantes et de s'appuyer pour l'ensemble du travail sur les compétences de notre université.

Nous ne pouvons que souligner, pour le surplus, que notre parlement ferait preuve d'un mépris certain à l'égard de cette majorité d'électrices et d'électeurs qui ne se sont pas rendus aux urnes le 17 octobre dernier en refusant d'accorder à ce problème l'importance qu'il mérite.

Au bénéfice de ces explications, nous vous demandons, Mesdames et Messieurs les députés, d'appuyer la proposition de motion que nous formulons.

Débat

M. René Longet (S). Cette motion pose le problème de la participation aux votations et élections. Quand on regarde d'un peu plus près les taux de participation sur la durée et sur les chiffres liés au phénomène de l'abstention, on est frappé par le caractère «en dents de scie» de la participation.

Il n'est donc pas vrai que, par principe, les choix politiques laissent la majorité des citoyennes et citoyens indifférents. Par exemple, nous avons connu 73,5% de participation le 6 décembre 1992, 60,2% le 26 novembre 1989, et 72% en juin 1970 pour l'initiative sur les étrangers.

Mais un problème apparut clairement le 17 octobre dernier, lorsque ce taux fut de 33%. Le problème est bien cette disparité dans la participation. En rapport avec ce faible score, que nous avons nous-mêmes suscité, nous devons nous interroger sur notre propre travail, sur la manière de le faire comprendre, sur notre attractivité en tant qu'institution.

Certes, le droit de voter comporte en lui-même celui de ne pas voter. Mais, derrière le non-vote, il y a un non-dit qu'on n'a pas le droit de balayer d'un revers de main, car le souci du citoyen doit être la raison de l'action politique et de notre présence dans ce Grand Conseil. La présence d'un non-vote aussi massif démontre l'existence d'un malaise.

Si nous voulons réellement être fidèles à cette préoccupation, nous devons rechercher le pourquoi des motifs liés à cette dernière. Nous savons que le département de l'intérieur, l'office cantonal de statistique et le département des sciences politiques de l'université étudient ce sujet et que des travaux sont en cours.

Le sens de cette motion est que ces travaux et données soient rassemblés, que l'on puisse répondre en vue d'une prise de décision qui nous incombera ensuite en tant qu'acteurs politiques, qu'on analyse ces données en fonction d'une étude de motivation, ainsi qu'un certain nombre d'autres points que nous avons nommés dans cette motion et qui nous paraissent dignes d'intérêt.

En premier lieu, il faut revoir la formulation des questions posées aux électeurs, puis le rythme des consultations, la nature du débat politique, la politique d'information des pouvoirs publics et les moyens que nous avons à cet égard. Il existe, par ailleurs, une distorsion entre la démocratie formelle telle que nous la pratiquons et la capacité du citoyen à voir dans les institutions une transposition de ses demandes concernant sa réalité quotidienne.

Il nous paraît nécessaire de travailler à rendre notre activité plus transparente, plus attractive, plus claire, à mieux communiquer. Il y a beaucoup à faire pour combler le fossé entre l'électeur et les institutions.

Il y a trente ans, deux députés, l'un démocrate-chrétien et l'autre radical, avaient demandé une étude d'ensemble sur l'abstentionnisme à Genève. C'était à la fin de l'année 1964. Après différentes péripéties, cette étude a été confiée au centre de sociologie de l'université de Genève. Le résultat est rendu dans l'étude du professeur Girod, publiée en 1971. J'ai compulsé cette étude et je vous donne quelques éléments de conclusion, car, comme vous le verrez, ils sont intéressants à un double titre.

M. Girod conclut à une corrélation très forte entre la participation politique et l'intégration sociale. A Genève, nous connaissons une société très «émiettée» et la participation faible renvoie ainsi probablement à une intégration sociale faible.

En 1971, il disait que le manque de temps et d'intérêt pour la vie civique et les choix politiques, ainsi que le sentiment d'impuissance devant la complexité des dossiers, se renforcent mutuellement. Ceux qui pensent n'y rien comprendre s'infligent une sorte d'autodévalorisation.

Il proposait un travail sur trois niveaux. L'école et la formation, puis, l'information en général, enfin, le comportement ou l'engagement des acteurs politiques et des institutions, partis et personnalités politiques elles-mêmes.

J'ai été déçu de constater que le résultat de ces années de travail approfondi et sérieux, effectué par une équipe universitaire, et donné au Conseil d'Etat et au Grand Conseil, a été, grosso modo, relégué dans un tiroir.

Du côté de l'instruction publique, certaines choses ont été faites, et nous sommes saisis d'une motion nous signalant des lacunes à cet égard et on ne cesse d'ailleurs de parler depuis vingt ans de cette nécessité de renforcer l'instruction publique. Mais pour le reste... ?

Je ne voudrais surtout pas que l'on refasse l'erreur de nos prédécesseurs, il y a vingt-cinq ans, de commander un travail et de ne pas en faire le meilleur usage. Aujourd'hui, si nous entrons à nouveau dans cette voie, c'est bel et bien pour en apprécier les conclusions.

Je vous demande de renvoyer cette motion au Conseil d'Etat afin qu'il puisse mettre en oeuvre le travail demandé par cette dernière.

M. Armand Lombard (L). La motion qui nous est soumise ne présente pas un problème dramatique. Je ne crois pas que l'abstentionnisme, tant qu'il n'est pas excessif, soit une maladie de la démocratie ou un indice du déclin du capitalisme socio-libéral. C'est un fait de la liberté individuelle et non le résultat d'une mesure contraignante.

Aujourd'hui, une personne qui ne vote pas n'est pas forcément quelqu'un qui ne s'intéresse pas, mais qui fait passer d'autres intérêts avant la chose politique et avant le vote, que ce soit son entreprise, son repos, ses voyages, sa culture. L'abstentionnisme est dangereux lorsqu'il devient excessif ou, au contraire, quand il n'y en a plus du tout.

M. Longet nous a cité l'étude du professeur Girod. Celle que je vous présente est différente et appartient au professeur Kriesi du département de sciences politiques de l'université. Elle a l'avantage d'être postérieure à celle de M. Girod et date de 1991.

Les deux professeurs se rejoignent. Même si je ne veux pas faire l'analyse comparative de ces deux textes, ils me semblent très proches et montrent en tout cas qu'un certain nombre d'éléments de l'abstentionnisme sont maîtrisables.

Il est démontré que l'actualité du sujet tend à augmenter le taux de participation à la votation. Par exemple, une affaire actuelle comme celle des casques bleus ou les tensions de l'environnement politique et social comme les élections du Grand Conseil de 1993. L'aridité de sujets comme les arrêtés fédéraux financiers est telle qu'elle retient des personnes d'aller voter. Un fort consensus, par exemple une confirmation de concordat intercantonal sur laquelle tout le monde est d'accord, n'attire pas les foules.

Il constate dans son étude, soumise au Conseil municipal de la Ville - je crois - que 18% des citoyens sont irrémédiablement perdus pour les votations ou les élections, c'est-à-dire ceux qui ne vont absolument jamais voter.

Comme je l'ai dit, l'abstentionnisme n'est pas une catastrophe, mais il faut y réfléchir de manière factuelle et réagir par des propositions concrètes, et non pas forcément par des études de fond.

A l'évidence, le problème qui se pose sur le plan de l'étude et de la recherche de fond, c'est le coût. Le professeur Kriesi la chiffrait à 260 000 F. L'université ne peut pas trouver ces fonds, car il n'y en a pas pour ce type de recherche. Par conséquent, ces fonds devraient être alloués par le Grand Conseil. Il me semble que certaines institutions genevoises subventionnées et s'intéressant à la culture civique pourraient trouver un intérêt à une pareille étude. Le Fonds national de recherche scientifique pourrait être mobilisé sur un projet bien structuré. Cela pourrait être étudié.

Dans les mesures concrètes, je ne pense pas que le département de l'intérieur soit en reste, le vote par correspondance et le vote anticipé sont des mesures qui me paraissent très importantes. Peut-être que l'on n'a pas réfléchi pendant des siècles, mais ces améliorations sont utiles et permettent aux gens de voter avec plus de facilité.

Bien sûr, le professeur Kriesi vitupérait contre la façon dont la presse faisait campagne, de façon, disait-il, «pas assez marketing», qui n'attirait pas assez les gens. Je n'étais pas de son avis. Il y a le vote électronique et la solution de Schaffhouse ou d'Appenzell - cela m'échappe tout à coup - où l'on a un «obligatorium» pour les votants. A mon avis, c'est la solution à ne pas suivre.

Des mesures démocratiques peuvent être examinées en commission. Mais, après tout, lorsqu'un taux de participation est véritablement trop bas, ne faudrait-il pas instaurer un quorum autour de 10% - 15% ? On déclarerait que dans le cas où ce taux d'intérêt de la population n'est pas atteint sur un projet, alors, c'est le vote du Grand Conseil qui fait foi.

C'est pour ces petites raisons factuelles que notre groupe est d'accord de renvoyer ce projet en commission, simplement pour qu'elle puisse faire ce bref inventaire et suggérer un certain nombre d'idées, quitte à ce que, si ces idées ne sont pas saisies par le département de l'intérieur, elles puissent faire l'objet d'une motion ou d'un projet de loi. Mais en aucun cas nous n'aimerions renvoyer cette opération au Conseil d'Etat. Nous pensons qu'il est bien mieux de faire un bref inventaire de ce qui existe.

M. Roger Beer (R). Nous avons eu deux grandes interventions sur le problème de l'abstentionnisme. Des théories existent, des analyses ont été faites et, en plus, chacun et chacune d'entre nous a sa propre idée sur la question de l'abstentionnisme. A mon avis, si plus de gens venaient écouter les débats du Grand Conseil, on aurait des explications plus sûres sur ce problème !

L'abstentionnisme est un problème réel, et c'est le moment de refaire une étude approfondie à l'université. On pourrait prendre en considération ces fameuses listes tracées qui sont confidentielles, celles du rôle des électeurs. On pourrait imaginer qu'une faculté de l'université s'interroge sur le fait que les gens n'ont pas été voter et quelles en sont les raisons. Ainsi, on saurait pourquoi, concrètement, les gens n'ont pas voté.

Mon collègue Lombard propose le renvoi en commission et M. Longet le renvoi au Conseil d'Etat. Le groupe radical désire renvoyer cette motion au Conseil d'Etat et laisser le Conseil d'Etat apporter une réponse ou nous donner les réponses qu'il a déjà cogitées.

Je pense que ce genre de préoccupation va dans le sens de celles du Conseil d'Etat en rapport avec le rajeunissement, voire la régénération des différentes modalités de vote. Elle va également dans le sens d'une motion qui viendra tout à l'heure de nos collèges PDC sur l'éducation civique à l'école. On voit très bien que cela concerne un certain nombre de personnes du monde politique. Je pense que le Conseil d'Etat devrait s'efforcer d'y apporter une réponse.

M. Laurent Rebeaud (Ve). Si je me souviens bien, la première motion de notre collègue Longet proposait un renvoi en commission. Lors de cette séance, j'avais refusé en disant qu'il ne servait à rien de donner des heures de bavardage à une commission, car, dans une commission du Grand Conseil, nous sommes tous à peu près aussi préparés que M. Lombard, soit que nous avons lu un petit bout de Kriesi, un petit bout de Girod et quelques souvenirs de Jean-François Aubert ou d'autres.

Monsieur Lombard, je ne crois pas que l'on puisse ainsi minimiser le problème de l'abstentionnisme en disant que, si quelqu'un préfère aller à la pêche, c'est son libre choix. Dans une démocratie saine, il faut avoir des raisons de s'abstenir de voter. Or, ce qui motive en général la majorité des gens, le dimanche matin, ce n'est pas le désir de s'abstenir, c'est l'ignorance et l'indifférence à l'égard de la chose politique.

Un terme me plaît dans la proposition de notre collègue Longet, que j'ai d'ailleurs contresignée, c'est celui de «revitalisation». Entre les cantons et la Confédération, et probablement certaines grandes communes, il s'est dépensé plusieurs fois 300 000 francs pour savoir comment revitaliser l'économie.

Je serai très content que dans notre canton nous soyons capables de faire une petite dépense en donnant un petit travail à l'université pour faire une étude vraiment moderne, et non pas une discussion de bistrot en commission sur l'aspect actuel de l'abstentionnisme.

Pour cette raison, j'aimerais que nous renvoyions cette motion, non pas à la commission, mais au Conseil d'Etat, qui fera ce qui lui semble juste, soit qui donnera le mandat précis pour que le développement soit utile.

Mme Claire Chalut (AdG). Je serai encore plus brève que mon collègue précédent. S'il est vrai que le fait de s'abstenir de voter fait partie de la liberté individuelle, cela n'empêche pas qu'il y a des causes à l'abstentionnisme.

Les votations concernant des objets sur le plan fédéral, et même cantonal sont parfois très complexes, et la manière dont les questions sont formulées n'est pas toujours évidente à comprendre et rend la tâche de l'électeur difficile.

D'autre part, une piste à examiner est le respect des votes. Il est fréquemment arrivé que, quelques années après une votation, on se rende compte que ce qui a été voté n'a pas été effectué. Alors, les gens se découragent et disent : «Ils font quand même ce qu'ils veulent !». Ces deux aspects et d'autres sont à analyser.

M. Claude Haegi, président du Conseil d'Etat. Je ne voudrais pas minimiser l'importance du sujet que nous traitons, mais je ne vous cache pas qu'au moment où nous sommes confrontés aux difficultés que vous connaissez, notamment sur le plan de l'emploi et sur d'autres grands sujets, je suis un peu surpris par certains engagements sur ce thème, alors que, durant la dernière législature, la commission chargée des droits politiques avait fait la démonstration de l'intérêt que nous portions tous à cela et avait fait, en quelque sorte, un choix qui consistait précisément à pratiquer une politique des petits pas et à s'inspirer d'un certain pragmatisme qui nous a conduits et vous a conduits à soutenir, notamment, le vote par correspondance qui franchira encore une étape supplémentaire d'ici quelque temps, sans doute.

Bien sûr que nous pouvons faire des études et qu'elles ne seront pas inintéressantes. Mais, entre une politique pragmatique comme celle que nous avons choisie jusqu'à présent et les études que nous ferons, la différence sera minime. Il faut en être conscients, et je pense que vous pouvez l'apprécier sans que je souligne ce que je suis en train de relever.

Vous voudriez renvoyer cette motion au Conseil d'Etat afin que ce dernier fixe un mandat pour conduire cette étude qui entraînera quelques dépenses. Là aussi, au moment où l'on doit dégager des priorités et préparer le budget 1995 dans les conditions que nous connaissons au niveau du Conseil d'Etat, je ne vous cache pas que 300 ou 400 000 F ne sont pas négligeables et que, dans l'ordre des priorités, le Conseil d'Etat ne fixerait pas cette dépense, il faut que vous le sachiez.

Mais nous ne voudrions pas confier un mandat qui, ensuite, ne vous satisferait pas, car nous avons rarement été les témoins d'une déclaration de satisfaction générale dès lors que nous avons confié un mandat de ce type.

C'est la raison pour laquelle, après vous avoir dit mes sentiments et ma tiédeur face à la suggestion présentée ce soir, je souhaite au moins que nous puissions discuter du contenu du mandat que nous fixerions et avoir quelques idées tout de même sur son financement. Le Conseil d'Etat n'entend pas le faire seul.

C'est pourquoi je me permets, au nom du Conseil d'Etat, de demander au groupe radical de bien vouloir accepter de participer à cette discussion afin que le temps consacré à ce sujet et les quelques deniers dont nous disposons soient bien engagés.

Mise aux voix, la proposition de renvoi de cette motion à la commission des droits politiques est adoptée.