Séance du
jeudi 24 mars 1994 à
17h
53e
législature -
1re
année -
5e
session -
9e
séance
I 1875
M. Laurent Rebeaud (Ve). Etant donné l'heure tardive, je vais essayer d'être bref.
Il s'agit de la zone agricole. L'interpellation était urgente il y a deux mois...
Une voix. Elle ne l'est plus !
M. Laurent Rebeaud. ... mais elle reste d'actualité !
Je me suis mis en colère en lisant la «Tribune de Genève» d'il y a deux mois qui publiait une interview de M. Philippe Joye disant qu'il voulait briser la «barrière verte».
La colère a eu le temps de tomber, mais je suis inquiet. Les questions restent, car les considérations émises, soit publiquement soit en commission de l'aménagement, par le chef du département des travaux publics n'ont pas apporté les éclaircissements que j'aurais pu espérer avec le temps.
En date du 27 janvier, M. Magnin écrit, je cite : «Pour Philippe Joye, la première étape passera par un assouplissement de la protection de la zone agricole grâce aux nouvelles techniques - entre parenthèses, cultures en substrat, production hors sol - la surface nécessaire à l'agriculture s'étant en effet rétrécie. La barrière verte érigée autour de la ville ne doit plus être aussi rigide. Les coûts de manutention de l'agriculture sont si élevés qu'il devient essentiel d'assurer la symbiose avec certaines activités de production. De plus, le concept des surfaces d'assolement - entre parenthèses, garder une partie de terres libres pour assurer un approvisionnement de 60% en cas de conflit - est dépassé.».
Ces indications données via la «Tribune de Genève» par le chef du département des travaux publics voulaient faire comprendre deux choses.
D'abord, qu'on allait pouvoir construire désormais en zone agricole, selon des modalités restant à définir, et ensuite que la notion des surfaces d'assolement, qui dépendent de l'autorité fédérale et qui sont imposées comme telles au canton de Genève comme à tous les autres cantons, était dépassée.
J'aimerais rapidement revenir sur ces deux points assez importants pour l'avenir de l'aménagement du canton.
Pour ce qui est de la zone agricole, si les écologistes se font quelque fois les défenseurs outranciers et systématiques de la zone agricole, ce n'était pas au premier chef - et mon ami Dupraz m'en excusera - pour défendre uniquement l'outil de travail et l'espace de travail des agriculteurs. La zone agricole n'est pas seulement l'espace où les agriculteurs produisent; c'est un espace qui, par définition et par législation, n'est pas construit, où non seulement on produit des denrées alimentaires, mais où le regard respire, où les gens peuvent se promener et ce sont des terres disponibles pour les éventuels besoins de notre société dans le futur.
Dans les discussions internationales, soit au niveau de la Communauté européenne, soit au niveau du GATT, soit au niveau de la Confédération, la notion de multifonctionnalité de l'agriculture est admise. En réalité l'agriculture a toujours été multifonctionnelle. Elle a eu pour fonction de produire des denrées alimentaires, mais elle a eu une autre fonction non rétribuée et non consciente en général, celle d'accorder un espace à des espèces sauvages et de protéger la diversité biologique avec laquelle nous avons vécu sans être conscients de sa valeur. Elle a également préservé et entretenu un certain nombre de paysages auxquels nous sommes d'autant plus attachés qu'ils sont devenus rares dans des périodes d'urbanisation rapide comme la nôtre. Ces multiples fonctions de l'agriculture font désormais partie intégrante des discours officiels à tous les niveaux.
Motiver une possible réduction de la zone agricole en invoquant le fait qu'il n'est pas nécessaire d'avoir autant de surfaces agricoles pour produire est un argument dépassé ! La zone agricole, Monsieur le conseiller d'Etat, ne sert pas seulement à produire des denrées alimentaires, mais elle sert à préserver de l'urbanisation des surfaces non construites qui sont nécessaires à notre société mentalement, culturellement, écologiquement... et socialement, bien entendu, comme le souffle mon ami Dupraz. Si les écologistes, et d'autres avec eux, sont attachés à la défense non pas de chaque mètre carré de l'actuelle surface sise en zone agricole, mais de la zone agricole comme ensemble de surfaces non construites et comme équilibre avec les surfaces construites, c'est pour préserver les aspects sociaux, culturels, paysagers et, accessoirement pour l'instant, productifs de la zone agricole.
C'est pourquoi nous nous inquiétons des propos de M. Philippe Joye dans cette interview dans laquelle il propose de «briser la barrière verte» pour construire. Cela suscite des espoirs du côté des constructeurs qui seront déçus et qui devront affronter des intérêts qui ne sont pas ceux de la seule agriculture mais ceux de toute la population genevoise, selon la définition de la multifonctionnalité que j'ai évoquée tout à l'heure !
J'aborde le deuxième point qui concerne les surfaces d'assolement, qui est d'ailleurs lié au premier. Pour M. Joye, la notion des surfaces d'assolement est dépassée. Moi, je vous dis : Non ! Cette notion des surfaces d'assolement du point de vue juridique n'est pas du tout dépassée. Les surfaces d'assolement sont des surfaces minimum calculées par la Confédération permettant à notre pays de nourrir sa population en cas de crise, c'est-à-dire en cas de fermeture hermétique des frontières. Cela pourrait être une guerre classique, mais je ne crois pas cela possible, en tout cas pas sous la forme que nous avons déjà connue. Cela pourrait être un conflit continental qui empêcherait toute importation de denrées alimentaires en provenance du tiers-monde, ou même de pays voisins. Les surfaces d'assolement sont des surfaces imposées à chaque canton. Il est donc interdit à un canton de les affecter à des constructions qui rendraient impossible une culture éventuelle.
On peut dire que c'est une notion dépassée parce que nous ne nous trouvons pas dans une situation de guerre potentielle. Actuellement, la population suisse est nourrie à 60% par sa paysannerie et à 40% par les importations de produits alimentaires en provenance de France, d'Europe, d'Afrique, d'Asie, etc. L'état actuel de la législation fédérale impose à chaque canton de préserver une partie de son territoire en surfaces non bâties. Le canton de Genève, en vertu d'une décision du Conseil fédéral du 8 avril 1992, décision approuvée d'ailleurs par le Conseil d'Etat, doit préserver 8 400 hectares, ce qui correspond à peu près à la zone agricole actuelle.
J'ai entendu tout à l'heure, lorsque notre nouvelle collègue a prêté serment, le contenu du serment que nous avons tous dû prêter. Il nous rappelle la fidélité aux engagements que l'Etat de Genève a pris à l'égard de la Confédération. 8 400 hectares, c'est la réserve de terrain que le canton de Genève doit préserver pour pouvoir nourrir le pays en cas de crise. Je ne sais pas s'il y aura une crise. Personne ne le sait, mais on ne peut pas exclure que cela arrive ! En tout cas, en l'état actuel de la législation, nous devons préserver cette zone. Monsieur Joye, dire que c'est un concept dépassé, c'est laisser entendre que cela va être bientôt modifié. Or, il n'y a aucun signe, ni à Berne, ni à Genève, ni ailleurs, que cette législation puisse être modifiée. En cas de fermeture des frontières, nous ne pourrions pas compter sur une augmentation de la productivité, parce que si nous ne pouvons plus importer de bananes ou de blé, nous ne pourrons plus non plus importer de pétrole ! Et vous savez que l'essentiel des gains de productivité de l'agriculture suisse actuellement, dépend du pétrole. En cas de crise...
Le président. Votre temps est écoulé, Monsieur le député ! Je vous prie de conclure.
M. Laurent Rebeaud. Je ne vais pas tarder ! (Rires.)
Le président. Non, vous avez fini !
M. Laurent Rebeaud. Je voudrais juste poser quatre questions.
Le président. Votre temps est écoulé, Monsieur le député !
M. Laurent Rebeaud. J'aimerais simplement que le Conseil d'Etat, sur la base de ces constatations, nous indique s'il considère, comme M. Joye, que la notion des surfaces d'assolement est un concept dépassé ! Je sais que la question est impertinente. En effet, lorsqu'un conseiller d'Etat s'exprime, en principe tout le Conseil d'Etat est d'accord avec lui.
Ensuite, je voudrais savoir quelles sont les mesures envisagées pour accorder la doctrine du Conseil d'Etat en matière de surfaces agricoles et de protection des surfaces d'assolement avec les propos de M. Joye recueillis dans la «Tribune de Genève». Je me réjouis d'entendre et de lire - puisqu'il paraît que ça va venir par écrit - la réponse du Conseil d'Etat !
Je vous prie de m'excuser d'avoir dépassé mon temps de parole de trente secondes. Il y a eu beaucoup de dépassements ce soir, aussi j'espère que vous me pardonnerez !
M. Philippe Joye, conseiller d'Etat. La question de la zone agricole est effectivement tellement importante que le Conseil d'Etat a décidé de se pencher sur ce problème avec beaucoup d'attention pour définir une réponse globale que vous recevrez prochainement. Nous avons, du reste, déjà commencé les consultations à ce sujet.
Si vous me le permettez, je ferai rapidement quelques réflexions sur les pistes que l'on pourrait peut-être suivre et sur la situation initiale.
Premièrement, la situation légale actuelle en matière de zone agricole ne permet pratiquement aucune dérogation. Le cadre légal est fixé et j'entends m'y tenir. C'est du reste ce que j'ai fait dans les divers préavis et décisions que j'ai dû rendre. La seule possibilité d'agir en zone agricole est d'effectuer une demande de déclassement. Comme vous le voyez, le cadre juridique est posé et tant qu'il n'aura pas changé je le respecte.
Deuxièmement, en ce qui concerne le problème des zones agricoles, je me trouve un peu dans la même situation que lorsque j'ai parlé de mixité dans les zones industrielles il y a trois ou quatre ans. Les discussions qui avaient eu lieu à l'époque avaient suscité un tollé. Lors d'une séance du mois de mars à Bienne, avec l'Association suisse pour l'aménagement du territoire, pas une seule personne n'a pensé que la mixité des zones était injuste, pas plus que l'élargissement des notions à ce sujet, en particulier celles qui ont cours à Genève.
Les sept axes autour desquels on pourrait éventuellement donner une réponse sont les suivants :
1) Il faut d'abord réunir la connaissance de l'évolution colossale en matière de technologie et d'exploitation agricole, ce que nous sommes en train de faire.
2) Il faut ne pas négliger ce que vous avez appelé la culture, c'est-à-dire les aspects psychologiques de la zone agricole, qui échappent à des notions de dimensions strictes.
3) Si nous voulions être très cohérents à Genève, nous devrions faire le «zoning» exact des secteurs qui sont actuellement effectivement consacrés à l'agriculture et qui sont notablement différents dans leur surface que la zone agricole actuelle.
4) Une fois ce secteur défini, il faudrait s'y tenir, et les dérogations resteraient aussi difficiles que maintenant. Toute modification de la zone agricole devrait se faire par le biais d'un déclassement.
5) La plus-value sur la valeur agricole d'un terrain est un problème extrêmement important. La pratique de la commission de l'aménagement, instaurée par mon prédécesseur, M. Grobet, fait que si un terrain agricole vaut 15 francs, le prix auquel on peut le vendre doit être contenu dans des limites très rigoureuses. Ce prix de vente est situé, en fonction de la densité des objets que l'on veut créer sur ce terrain ou en fonction de son utilité pour la collectivité, entre 90 et 150 F, ce qui n'est pas un prix spéculatif. Il n'est pas possible d'aller plus haut. De ce côté, comme je l'ai dit à plusieurs personnes, ce cadre est l'un des points capitaux d'une révision des problèmes de la zone agricole.
Enfin, il faut savoir, dans le domaine du plan directeur que nous sommes en train de réviser, garder en tête le fait que, en ville aussi, des modifications importantes du concept sur les zones se font jour et que, contrairement à ce que dit M. Dupraz, via la «Tribune de Genève», mon idée d'envisager trois zones n'est pas du tout originale. Elle vient des milieux de l'aménagement du territoire national; elle est parfaitement cohérente et son but est d'assouplir dans le détail et au coup par coup les règles qui sont fixées relativement globalement. C'est un principe qui fait son chemin en Suisse et partout.
6) Si on envisage la zone agricole uniquement à l'intérieur du territoire cantonal et de ses frontières politiques, le raisonnement que nous tenons, en particulier par rapport au SDA, est un raisonnement tout à fait cohérent. Si on admet que nous sommes en train de jouer la région, les pourcentages des zones agricoles possibles dans une région qui serait la région naturelle de Genève varient et se transforment considérablement.
7) Les aspects juridiques et économiques proviennent d'une modification très profonde de la manière dont Berne subventionne l'agriculture. Les modèles agricoles développés actuellement à Berne sont faits pour des régions comme Lucerne, Berne, Fribourg, pour lesquelles les compensations de l'Etat portent sur des montants très importants de l'ordre de 700 F. Selon certains critères, les unités de gros bétail, la morphologie des terrains, on peut augmenter ces subventions jusqu'à toucher 2 000 F par hectare. Pour le canton de Genève, au contraire, ces subventions sont de l'ordre de 380 F. La différence est donc très grande. Toute la technique à ce sujet est en train de se modifier très fortement. M. Dupraz prétend que mes dires sont faux, cela ne m'impressionne pas, parce que j'ai été chercher mes sources auprès de gens extrêmement sérieux et compétents !
Je tiens à dire que les aspects juridiques découlant de l'introduction du droit foncier rural sont aussi très importants et que les conséquences secondaires de l'application de ces aspects n'ont pas été mesurées dans tous leurs effets lorsqu'on les a votés. Nous en avons la démonstration dans le domaine des hameaux, mais nous sommes en train de trouver les solutions.
Enfin, le concept des surfaces d'assolement est tout à fait juste, mais, comme cela a été dit, il y a encore de la réserve.
Je ne suis pas du tout prêt à manquer à mon devoir de fidélité, Monsieur Rebeaud, à l'égard de la Confédération que j'aime et que je respecte.
Vous recevrez une réponse beaucoup plus étayée et beaucoup plus complète. Nous ferons auparavant le tour des différents intervenants, que ce soient les représentants de l'administration fédérale, cantonale, ou les milieux de l'agriculture pour mieux vous renseigner.
M. Laurent Rebeaud (Ve). Puisque le Conseil d'Etat me promet une réponse écrite, je n'userai pas maintenant de mon droit de répliquer. Je voudrais simplement, après cette pré-réponse...
Le président. Ah, non ! Il faut se mettre d'accord. On vient d'avoir huit minutes de non-réponse, on ne va pas encore perdre des minutes de fausse duplique !
M. Laurent Rebeaud. Ah, c'est vous qui dites que c'était une non-réponse !
Le président. Ou vous attendez la réponse, ou vous répliquez !
M. Laurent Rebeaud. Alors, je préfère attendre la réponse, et je me tiens coi immédiatement.