Séance du jeudi 16 décembre 1993 à 17h
53e législature - 1re année - 2e session - 46e séance

I 1871
19. Interpellation de Mme Erica Deuber-Pauli : Banque cantonale. ( )I1871

Mme Erica Deuber-Pauli (T). Voici deux ans, j'étais intervenue sur la question de la fusion des deux banques publiques genevoises : la Caisse d'épargne et la BCG. Ce n'était pas pour contester la volonté du Conseil d'Etat et du Grand Conseil de doter Genève d'une véritable banque cantonale, mais pour exprimer mon inquiétude, partagée par beaucoup, en apprenant quelles avaient été les pratiques de ces deux banques dans le contexte des spéculations foncières et immobilières qui ont agité Genève dans les années 1980-1990.

Des exemples, que tous ont en mémoire, montraient, au même moment, ce qui pouvait arriver lorsqu'une banque publique se surengageait au point d'inquiéter la commission fédérale des banques - c'était le cas de la BCG relativement au prêt consenti à M. Gaon sur les terrains de Sécheron - ou qu'elle allait carrément à la faillite - c'était le célèbre cas de la Caisse d'épargne de Thoune.

A côté de l'exemple des 180 millions prêtés à M. Gaon par le consortium, dans lequel entraient la Caisse d'épargne et la BCG, pour l'achat des terrains de Sécheron, j'en donnais d'autres, tout aussi intéressants, que je ne citerai pas aujourd'hui car vous les avez tous en mémoire, et dans lesquels on voyait, par exemple, la Caisse d'épargne prêter, sur la base d'expertises très largement surfaites, des sommes ahurissantes à des spéculateurs pour acheter des biens de valeur très inférieure, leur permettant de poursuivre d'autres spéculations.

M. Olivier Vodoz, conseiller d'Etat, m'avait répondu qu'avec la haute surveillance du Conseil d'Etat qui s'exercerait sur la nouvelle banque, et la garantie concomitante de l'Etat - ce qui n'était pas le cas jusque-là de la BCG - une nouvelle sécurité s'instaurerait au bénéfice des épargnants.

Ce contexte n'a pas été exclusivement genevois, ni suisse. Il a été international, et on peut dire que, dans les centres industriels et financiers du monde entier, de tels phénomènes se sont produits.

Je cite, dans un ouvrage de Georges Com, paru en 1993 aux éditions La Découverte, «Le nouveau désordre économique mondial», au chapitre sur le banquier et le contribuable : «Les montants partis ainsi en fumée dans des décisions de crédits, uniquement prises par des mécanismes bureaucratiques, sont colossaux, non seulement dans l'industrie, mais surtout dans l'immobilier, lieu de toutes les spéculations et de toutes les tricheries.

Qu'il s'agisse de banques, carrément mises en faillite comme pour les caisses d'épargne américaines citées dans le texte, ou de banques restructurées avec des fonds publics, comme dans le cas de très grandes banques, toujours américaines et également citées, ou encore de banques européennes qui constituent d'énormes provisions sur des clients dont la solvabilité est devenue douteuse, ce sont les contribuables, les épargnants et les actionnaires qui supportent les coûts finaux de ces erreurs économiques majeures se chiffrant aujourd'hui par milliards de francs ou de dollars.

Ces erreurs auraient pu être évitées si les banquiers avaient pu exercer un jugement économique impartial. Pour ce faire, il aurait fallu que le réseau bureaucratique complexe au centre duquel se trouvent l'ingénieur et l'économiste, spécialisés dans tel ou tel secteur d'activités économiques, fonctionne de façon différente.

Il eût été souhaitable que le banquier continue d'exercer de façon bien distincte ses fonctions d'origine, celles relatives à la gestion du risque économique, soit au filtrage des propositions d'investissements nouveaux liés aux mécanismes de la croissance économique moderne d'un côté, celles concernant les financements commerciaux relatifs à la circulation des stocks de biens existants, relativement sans risque, de l'autre.».

On pourrait dire de cette situation que nos deux banques publiques avaient des directions joueuses, portées aux affaires spéculatives, acceptant des expertises surfaites et avaient des contrôles internes notoirement insuffisants. Les réserves cumulées des deux banques pour faire face aux frais douteux se montent aujourd'hui, après fusion, à 650 millions de francs. On parle même de 800 millions de débiteurs douteux dont 650 millions ne sont pas remboursables. C'est plus que les déficits du budget de l'Etat.

Or, nous avons tous appris que, malgré ces erreurs de gestion, on repart aujourd'hui dans la nouvelle banque cantonale avec les mêmes dirigeants. M. Fues, directeur de la Caisse d'Epargne, devient directeur, et M. Dominique Ducret, ancien président de la BCG, redevient président de la Banque cantonale.

Il n'est pas question pour moi d'attaquer ici la personnalité de M. Dominique Ducret qui est un homme politique et un avocat honorable. Toutefois, la présidence du conseil d'administration joue un rôle crucial dans l'organisation de la nouvelle banque. Le président porte l'identité de la banque et, statutairement, il en est l'autorité suprême.

Nous jugeons inadmissible qu'un avocat d'affaires qui a parmi ses clients nombre de sociétés et personnes physiques, tout naturellement conduites à demander des crédits à la banque, occupe la présidence. Il y a, selon toute évidence, confusion d'intérêts, ce qui ne peut que porter tort à l'image de la banque. Subsidiairement, sur ce point on sait suffisamment combien de crédits pourris ne viennent pas de l'imprudence des banques mais de la collusion d'intérêts.

Le Conseil d'Etat et le Grand Conseil ont exigé une grande banque cantonale qui oriente sa politique exclusivement selon les critères d'une pratique bancaire moderne. Or, nommer un homme politique en vue, conseiller national de surcroît et leader incontesté d'un des partis locaux, à la tête de cette banque, c'est continuer avec la désastreuse politique passée et avec la République des copains.

D'autres banques cantonales, comme la Banque cantonale bernoise, par exemple, qui sont en voie de reconstruction, prennent justement un soin extrême à séparer très nettement pratiques bancaires et activités politiques.

Mon interpellation traduit donc la consternation de beaucoup d'observateurs.

Au surplus, les garanties que la gauche et les écologistes avaient cherché à obtenir lors de la discussion sur la fusion des deux banques, ont été ignorées. Alors que la Banque cantonale est l'établissement de référence pour la fixation du loyer et du taux hypothécaire, on a refusé de mettre à son Conseil d'administration un représentant des locataires, ce qui nous avait paru particulièrement judicieux et d'autant plus nécessaire que les créances douteuses sont précisément issues d'affaires immobilières spéculatives dont sont victimes, en premier chef, les locataires. On a, de la même manière, négligé l'engagement de représentants du tiers-monde ou d'associations défendant les intérêts du tiers-monde.

Genève a nommé M. Dominique Ducret à la tête de la nouvelle banque, lui qui a cependant montré lors des années précédentes son incapacité à tenir la barre de sa banque dans la tourmente spéculative qui a saisi Genève. Que diraient aujourd'hui les Genevois si nos voisins mettaient Hubert Reymond (Rires.) à la tête de la Banque cantonale vaudoise ?

M. Olivier Vodoz, conseiller d'Etat.  J'ai ouï, comme vous, l'interpellation de Mme Deuber-Pauli. Je désire lui dire deux choses, étant donné qu'elle ne m'a pas posé de questions formelles.

La première est que je ne peux accepter la mise en cause des procédures qui ont présidé à la fusion des deux banques et qui, aujourd'hui encore, sont saluées comme exemplaires dans le cadre de notre pays.

Il est clair que j'ai préféré, et de loin, pouvoir réaliser la fusion de nos deux banques cantonales selon les procédures choisies et pour lesquelles vous avez été consultés, plutôt que de me voir acculé, comme c'est le cas chez nos voisins vaudois, à devoir prendre des décisions graves dans des moments difficiles et peu opportuns au moment où il s'agit de relancer l'économie de l'autre côté de la Versoix également.

Sur ce plan, et votre Grand Conseil l'a bien compris puisqu'il a fait largement plébisciter la loi de l'organisation de la fusion et que le peuple l'a ratifiée en juin dernier, je ne peux davantage admettre, Madame la députée, les attaques de personnes que vous formulez, notamment à l'égard du président de la banque cantonale de Genève. Cela pour une raison bien simple, c'est que M. Dominique Ducret, puisque vous l'avez nommé dans ses fonctions à la Banque hypothécaire de Genève et dans les engagements qu'il a pris par rapport à sa future mission de président du conseil d'administration de la Banque cantonale de Genève, n'a jamais été un homme de collusion en mêlant des mandats privés de clients et des intérêts se rapportant à la banque qu'il préside.

Madame la députée, au-delà des propos lénifiants que vous avez pu tenir sur la notoriété de cette personnalité, vous ne pouvez pas laisser planer le doute sur la crédibilité et l'honnêteté du président de la Banque cantonale de Genève. Je vous avais demandé, lorsque vous m'aviez interpellé voici deux ans sur d'autres sujets touchant à la banque, de me faire part de faits pertinents et précis si vous en aviez. Il est clair que, comme membre du Conseil d'Etat chargé de la surveillance de la Caisse d'épargne, j'ai besoin de connaître des éléments précis, si vous ou d'autres députés avez des doutes à ce sujet. Toutefois, il n'est en aucune manière question d'évoquer un dossier devant cette enceinte parlementaire.

En revanche - je vous l'ai dit et le confirme - Genève est une pionnière en matière de surveillance des banques cantonales. J'ai moi-même souhaité que la Banque cantonale de Genève soit surveillée par la commission fédérale des banques, considérant que les autorités politiques d'un canton, qu'elles soient législatives ou exécutives, n'étaient pas à même d'assurer la haute surveillance d'une banque cantonale dont la partie non économique, non bancaire, échappe à la commission fédérale des banques.

Vous savez, Madame la députée, qu'une procédure de consultation a été lancée - dont le rapport vient de sortir - sur la base des interventions de notre canton et du Conseil d'Etat de cette République. Il est probable que désormais, et de manière volontaire, les banques cantonales pourront soumettre l'intégralité de leur surveillance à la commission fédérale des banques. Je m'en réjouis car comme je vous l'ai dit lors de la présentation de cette fusion, je l'ai demandé à la commission spéciale qui a planché sur la fusion des deux banques dans le cadre de ce parlement et c'est ce que nous allons obtenir.

La surveillance totale par la commission fédérale des banques pose un certain nombre de problèmes puisque - vous le savez - une banque cantonale est créée par la loi que vous votez et non pas par une autorisation de la commission fédérale des banques. Par conséquent, la commission fédérale des banques prendra des recommandations pour la future surveillance des banques cantonales qu'elle transmettra au gouvernement cantonal. Mais c'est ce dernier qui prendra les mesures d'exécution de cette surveillance.

C'est la raison pour laquelle je considère, Madame l'interpellatrice, que le succès de la fusion des deux banques, la capacité de la banque cantonale de Genève, à partir du 1er janvier 1994, non seulement d'ouvrir ses guichets, mais de répondre à l'attente des milieux économiques genevois et des environs de Genève, est importante, et que tout a été mis en place de manière parfaitement transparente pour aboutir à un succès.

Voici l'élément qui a déterminé le Conseil d'Etat dans la désignation des six administrateurs, dont le président, à choisir parmi les membres désignés par les collectivités publiques, soit l'actionnariat nominatif. Le Conseil d'Etat, après les désignations faites par le Conseil municipal de la Ville de Genève et par l'Association des communes genevoises, a considéré que les membres qu'il entendait désigner devaient être des membres engagés sur le plan de l'économie.

C'est la raison pour laquelle il a pris des personnes ou des personnalités dans les différents secteurs de notre tissu économique. Nous en avons débattu longuement, mais le choix des administrateurs par le Conseil d'Etat a été exemplaire et salué comme tel, même si nous avons dû - il est vrai - décevoir bon nombre de candidatures.

C'est la raison pour laquelle je dénie tout droit de penser que la Banque cantonale de Genève est la banque des petits copains. Nous en avons fait la démonstration inverse par les désignations du Conseil d'Etat.

Concernant les garanties fournies par les banques, compte tenu des différentes opérations qui ne sont pas seulement de nature immobilière, elles ont été assez rapidement maîtrisées, en plein accord avec la commission fédérale des banques qui a, encore tout récemment, donné son plein Titus aux dirigeants des deux établissements bancaires.

Mais la plus grande des problématiques, vous l'avez oubliée dans votre interpellation, Madame la députée ! C'est celle des crédits consentis aux petites et moyennes entreprises se trouvant dans de graves difficultés. C'est un domaine très préoccupant. Mais c'est précisément le rôle des banques cantonales de pouvoir assurer le développement de ces entreprises.

Dans ce secteur, des garanties ont été prises, des provisions constituées. Je vous affirme, sur la base des rapports qui m'ont été fournis, que l'ensemble des risques de la banque cantonale de Genève ont été provisionnés par les deux banques qui fusionneront au 1er janvier 1994. Voici dix jours, lorsque les dirigeants de ces deux établissements ont rencontré, comme il se devait, la commission fédérale des banques - laquelle d'ailleurs a approuvé les règlements définitifs de la banque qui ouvrira donc, comme convenu et avec notre appui, ses guichets au 1er janvier 1994 - cette dernière a considéré ces provisions comme largement suffisantes.

Mme Erica Deuber-Pauli (T). Je remercie le conseiller d'Etat Vodoz de sa réponse. Toutefois, je désire répliquer sur un certain nombre de points.

Tout d'abord, permettez-moi de rappeler que je n'ai pas mis en cause les procédures de fusion des deux banques qui m'ont paru être parfaitement bien conduites. Je me réjouis de l'exercice du contrôle de la commission fédérale des banques. Ce n'est pas non plus la personne de M. Ducret qui est mise en cause, mais bel et bien la direction de la banque qui a permis la déconfiture que l'on sait, soit 650 millions de créances douteuses.

Ce ne sont pas les créances des petites et moyennes entreprises que j'attaque ici, car elles sont liées à la crise économique, mais c'est bel et bien les estimations immobilières et foncières surfaites qui ont conduit à des prêts parfaitement douteux pour des gens comme Magnin, Gaon, Fellay, etc. qui ont été des spéculateurs.

Or, malgré ces erreurs, on reprend les mêmes et on recommence. Voilà ce qui nous semble inacceptable et que la population, pour une bonne part, a de la peine à comprendre.

M. Olivier Vodoz, conseiller d'Etat.  A moins que nous ne maîtrisions pas le même vocable, Madame l'interpellatrice, j'affirme qu'il n'y a pas de déconfiture concernant les deux banques cantonales de Genève. Je suis certain qu'elles ont fait face à l'ensemble de leurs obligations. Dans le cadre de la future fusion, elles ont constitué non seulement des provisions suffisantes, mais des fonds propres adéquats pour pouvoir répondre à l'attente économique de ce canton.

Au moment où Genève essaie par tous les moyens, publics et privés, de relancer l'économie et de faire face de manière positive à la crise, vous jetez par votre interpellation, Madame la députée, le discrédit sur cette banque qui

ne le mérite pas avant même l'ouverture de ses portes. En tout cas, elle ira de l'avant et sera d'un apport exceptionnel à l'économie de notre canton. (Applaudissements à droite.)

 

La séance est levée à 19 h 25.