Séance du
vendredi 17 septembre 1993 à
17h
52e
législature -
4e
année -
7e
session -
34e
séance
R 263
EXPOSÉ DES MOTIFS
A plusieurs reprises, la presse s'est fait l'écho de difficultés économiques rencontrées par le journal «La Suisse». Un hebdomadaire romand évoque cette semaine un projet de fusion entre ce journal et le quotidien vaudois «Le Matin».
Tout en contestant cette information, M. Jean-Claude Nicole, éditeur de «La Suisse», rappelle qu'il prendra d'ici le 15 mars 1994 une décision quant au devenir de «La Suisse» et sa survie.
Indépendamment des préférences de chacun, il est important de préserver la pluralité de l'information à Genève. Par ailleurs, cette fusion entraînerait probablement la disparition de nombreux emplois dans notre canton, que ce soit des journalistes ou des employés du centre d'impression.
Vu la gravité de la situation et l'urgence de trouver une solution, nous vous recommandons, Mesdames et Messieurs les députés, de bien vouloir accepter de renvoyer aujourd'hui-même cette résolution au Conseil d'Etat.
Débat
Mme Claire Torracinta-Pache (S). En matière de journaux, à chacun ses préférences, ses affinités et ses choix, pour autant, bien sûr, que le choix existe. Lorsque des nouvelles alarmantes se précisent concernant la survie potentielle d'un journal, cela signifie des menaces réelles pesant sur la sauvegarde de ce choix, de cette pluralité d'expression et d'information qui est le garant du bon fonctionnement d'une démocratie. En cela, la disparition d'un journal est bien différente de celle d'une autre entreprise, sauf, bien sûr, en ce qui concerne la disparition d'emplois qui est grave dans tous les cas.
Les pronostics concernant l'avenir du journal «La Suisse» évoquent aussi bien une faillite pure et simple que la reprise éventuelle par le groupe vaudois Edipresse qui le remplacerait alors par une sorte de version genevoise du quotidien «Le Matin». Dans tous les cas, c'est un journal genevois qui pourrait disparaître et, au-delà des jugements de valeur que nous pouvons porter les uns et les autres sur les éditeurs et sur leurs différentes publications, cela est de nature à nous inquiéter ou, tout au moins, devrait nous inquiéter.
En effet, nous connaissons les problèmes du journal «Le Courrier», extrêmement menacé. Nous savons que le «Journal de Genève» connaît également des difficultés. Si cela continue, il n'y aura bientôt plus à Genève, voire en Suisse romande, que des journaux produits par un seul et gourmand éditeur vaudois. Et même si certains de ces journaux sont de qualité, cela a quelque chose de malsain et de dangereux. Par ailleurs, la suppression d'emplois, même partielle, que pourrait entraîner la suppression du journal «La Suisse», voire la disparition de son centre d'impression, est également un facteur important à prendre en considération dans la difficile période de récession et de chômage que nous connaissons.
Cela dit, cette résolution a surtout valeur de symbole. Nous sommes conscients que les moyens du Conseil d'Etat en la matière sont extrêmement limités. Il ne peut s'agir que de contacts avec l'éditeur, d'étudier avec lui si toutes les solutions ont bien été envisagées et de lui faire part, enfin et surtout, de notre souci dans ce domaine. En l'acceptant, vous témoignerez de votre attachement à la pluralité d'information et d'expression.
Mme Martine Brunschwig Graf (L). Vous constaterez, à la lecture des noms des signataires de cette résolution, que le groupe libéral ne l'a pas signée, non pas qu'il soit attaché moins que d'autres à la pluralité des opinions !
Cette résolution touche le journal «La Suisse». Comme vous l'avez si bien dit, elle aurait pu concerner «Le Courrier» ou le «Journal de Genève». C'est déjà une bonne raison pour signifier que cette résolution n'a pas de raison d'être. Vous choisissez d'aider un journal parmi d'autres.
Vous donnez ainsi à l'Etat un rôle tout à fait particulier. L'Etat en tant que tel se préoccupe des entreprises en difficulté et joue son rôle naturel par rapport au danger de licenciement. Vous l'avez dit vous-même, Madame, en l'occurrence, l'Etat n'a pas un pouvoir autre que celui de s'inquiéter des employés, comme pour toute autre entreprise, en cas de fermeture du journal. Pour le reste, il n'a ni les moyens ni le droit d'intervenir. Il aurait le droit d'intervenir, et surtout il en aurait les moyens, que ce serait d'autant plus grave ! En effet, cela signifierait que l'Etat en tant que tel pourrait mettre des moyens financiers à la disposition d'un journal; dès lors, on pourrait se demander si la pluralité des opinions et la liberté de la presse en seraient pour autant sauvegardées.
Tout comme d'autres, nous avons le souci, effectivement, que soit maintenue une pluralité d'opinions. Nous n'avons pas plus que d'autres de recette pour résoudre cette question, parce que nous observons ce phénomène dans toute la Suisse et d'ailleurs aussi dans d'autres pays. La réalité, malheureusement, nous montre que, sur le territoire romand particulièrement, la surface et le nombre de clients font que nous avions jusqu'ici - et c'est triste à dire - un certain luxe à disposer d'autant de journaux. Le seul voeu que nous pouvons formuler est que les titres subsistent, que les expressions puissent être maintenues. Mais, pour notre part, si nous approuvions cette résolution, nous approuverions aussi implicitement toute solution qui pourrait passer par une intervention de l'Etat dans la presse elle-même.
Par conséquent, nous ne pouvons pas signer une résolution de ce type.
M. Jean Spielmann (T). Il me semble important de faire le constat de la situation réelle de la presse de notre canton et de Suisse romande en général, suite aux propos qui viennent d'être exprimés.
Je trouve curieux de considérer comme un danger le fait que la population au travers de l'Etat puisse venir au secours d'un journal et mettre en place des conditions-cadres pour lui permettre de continuer à vivre et d'exprimer des opinions. Cela ne me semble pas être choquant. Il est curieux, par contre, que vous ne soyez pas choqués de voir des groupes financiers privés mettre la main sur la quasi-totalité des moyens d'expression et de la presse en général. Je suis étonné de l'intervention des représentants libéraux qui ne veulent pas admettre l'aide de la collectivité pour sauver un journal et, par conséquent, le pluralisme des opinions, mais qui, en revan-che, trouvent tout à fait normal qu'au nom de l'arrogance financière on prenne possession de quasiment tous les journaux !
Il y a d'ailleurs eu un échange de correspondance entre les représentants libéraux de «L'opinion libérale» et «La Tribune» qui a bien démontré quel était le danger de cette dérive. On constate que les journaux genevois achetés par un grand groupe ayant mis la main dessus ont éliminé les rédacteurs en chef locaux et mis un bailli extérieur au canton qui ne connaît strictement rien à la politique, si ce n'est qu'il sait mieux «cirer les bottes» des libéraux que ceux qui le précédaient. Cet échange de remerciements épistolaire par le nouveau rédacteur en chef, ce bailli vaudois de «La Tribune de Genève», démontre l'orientation prise.
Nous, nous avons le souci qu'aucun autre journal ne suive le même chemin. Si nous pouvons aider au maintien du pluralisme, quitte à faire une entorse au voeu d'hégémonie des libéraux qui s'est si bien manifesté hier, ce sera pour le plus grand bien de la liberté d'expression. En effet, le danger aujourd'hui ne réside pas dans une aide éventuelle de l'Etat au maintien de la pluralité de l'information, mais bien plutôt dans la mainmise du pouvoir financier sur l'ensemble des groupes de presse. On a bien vu dans cet échange de correspondance évoqué tout à l'heure quels étaient les intérêts et au nom de qui cette campagne était conduite. Ce n'est pas de manière innocente ! On n'a jamais vu - je n'ai pas le souvenir dans toutes les campagnes électorales et politiques - la presse prendre parti d'une manière aussi unilatérale et sectaire sur les comptes rendus du Grand Conseil que cette fois. Les problèmes politiques n'ont jamais été présentés de la sorte.
C'est un grand danger et nous veillerons à conserver une possibilité de faire opposition dans cette République. Nous ferons tout ce que nous pourrons pour cela. Nous souhaitons que la liberté d'expression soit maintenue et ne fasse pas l'objet de cette pression financière qui est intolérable.
M. Nicolas Brunschwig (L). Les propos de M. Spielmann me semblent largement excessifs, mais il a une excuse, c'est que l'aide étatique dont il a profité quelque peu, en termes de financement de journaux, a pu troubler sa raison ! (Réactions.)
M. Jean Spielmann (T). Je voudrais que M. Brunschwig précise ce qu'il vient de dire. (Rires et quolibets.) Je trouve son intervention inacceptable ! Je vous demande, Monsieur Brunschwig, de vous expliquer ici, clairement et ouvertement. En effet, les sous-entendus ne sont pas acceptables !
M. Nicolas Brunschwig (L). Je crois n'avoir rien dit d'inconvenant. Ces propos ont été tenus en public par M. Spielmann avec une transparence tout à fait remarquable au moment des problèmes qui ont secoué l'ancienne URSS et les démantèlements de certains montages financiers. M. Spielmann a d'ailleurs tenu des conférences sur ce sujet et je ne vois rien d'offensant dans ces propos !
M. Jean Spielmann (T). Vous retardez un peu, Monsieur Brunschwig ! (Hilarité générale.)
J'ai cru comprendre tout à l'heure que vous parliez de la presse et de la liberté d'opinion. Vous avez également prétendu que nous étions liés à je ne sais qui, à je ne sais quoi !
Je dis donc ici que nous avons l'honneur de continuer à sortir, avec toutes les difficultés financières et les problèmes que cela comporte, un hebdomadaire aussi petit soit-il qui tente de défendre la pluralité des opinions. Que cela vous gêne, c'est possible ! Mais lorsque vous attaquez les autres d'une telle manière, il faut être plus précis et avoir le courage de vos opinions ! Je peux réfuter tous vos arguments ! Essayez seulement de réfuter mes propos concernant la mainmise de Lamunière et des liens qui vous lient à la presse aujourd'hui !
M. Nicolas Brunschwig (L). Je tiens à présenter mes excuses si mes propos ont offensé M. Spielmann ou le parti du Travail !
M. Jean-Philippe Maitre, conseiller d'Etat. La résolution qui a été déposée implique un certain nombre d'informations de la part du Conseil d'Etat sur les contacts qui sont régulièrement entretenus avec les entreprises en difficulté. Et «La Suisse» est aujourd'hui une entreprise en difficulté.
Tout d'abord, je voudrais exprimer ma surprise devant cette passe d'armes finale qui doit laisser aux collaborateurs de «La Suisse», que ce soit à la rédaction, à la composition ou à l'impression, un goût un peu surréaliste, pour ne pas dire amer, alors qu'en définitive ce sont leurs emplois qui sont peut-être en jeu. Il faut considérer qu'une entreprise de presse est une entreprise d'un genre particulier. En effet, sur certains aspects c'est une entreprise comme une autre, mais, sur d'autres, elle participe à l'identité d'un lieu par le produit qu'elle met sur le marché. La pluralité de la presse est une des expressions de la vitalité et de l'identité d'un lieu.
Je voudrais remercier Mme Torracinta d'avoir inscrit, par son intervention dans cette salle, ce projet de résolution dans un contexte beaucoup plus général, qu'elle a qualifié elle-même de «symbolique» parce que je crois que c'est lui donner la portée, hélas, juste - hélas ou heureusement - s'agissant des travaux de ce parlement et de la modeste intervention du gouvernement dans une affaire de ce type. «Hélas» dans la mesure où nous ne pouvons pas faire grand-chose pour améliorer la situation, mais «heureusement» car sinon cela signifierait que la presse n'est pas libre et les entreprises pas davantage.
Je tiens à signaler que, dans le concept de promotion économique du canton, l'une des cibles essentielles, au-delà de l'aptitude à faire venir d'autres entreprises dans notre canton ou à créer de nouvelles entreprises, est l'aide aux entreprises de chez nous qui rencontrent des difficultés. En effet, en définitive nous n'avons pas de meilleur ambassadeur pour la promotion économique de notre canton que les entreprises de chez nous qui tiennent le coup, voire mieux encore qui prospèrent. C'est une activité peu connue car, pour des raisons qui vont de soi, elle n'est pas publique. Pourtant c'est la tâche essentielle de mon département que d'être en contact, au quotidien, avec ces entreprises.
C'est dans ce contexte - je voudrais le signaler en particulier aux auteurs de la résolution - que nous entretenons des contacts réguliers avec l'éditeur du journal «La Suisse» de façon à suivre son évolution et à apporter le meilleur appui possible là où nous le pouvons, dans le cadre de nos compétences qui, en cette matière, sont effectivement modestes. L'éditeur de «La Suisse» s'est donné un délai d'une année pour mettre en place un plan conduisant à assainir la situation. Ce délai, vous le savez, tombe à échéance au mois de mars 1994, date à laquelle l'éditeur fera le point et tirera les conclusions nécessaires sur la viabilité du titre.
Ce dernier est un des éléments de l'activité d'un groupe et notre préoccupation a plusieurs destinataires. Il y a le titre en tant que tel qui - comme cela a été évoqué, et c'est bien la préoccupation de la résolution - est un des éléments d'une pluralité d'expression à laquelle nous tenons. Mais au-delà du titre, il y a une entreprise et ses ramifications à l'intérieur d'un groupe. Il ne faudrait pas que les difficultés du titre induisent des difficultés notamment sur un outil de production de valeur remarquable, je veux parler du centre d'impression de Vernier. C'est un outil qui fait honneur au secteur des arts graphiques à Genève et aux performances de ce secteur, malgré le contexte difficile que nous connaissons. Nous avons donc des contacts réguliers et nous continuerons.
Nous avons apporté notre appui chaque fois que nous le pouvions, même parfois dans des circonstances un peu «limite» et qui pouvaient être discutables. J'aimerais rappeler à cet égard - et cela avait été évoqué dans le cadre de ce Conseil - que nous avons accepté, alors même que c'était «limite», un programme de réduction d'horaires de travail de «La Suisse », c'est-à-dire un programme de chômage partiel, ce qui a induit des contributions des caisses publiques, en l'occurrence des caisses de la Confédération, un montant de l'ordre du demi-million. C'était critiquable et d'ailleurs nous avons été critiqués par d'autres médias qui estimaient qu'indirectement nous subventionnions ce titre. Mais j'ai assumé, parce que j'estimais que les circonstances et les conditions étaient réunies. Il faut admettre que la question pouvait être débattue de diverses manières.
Il faut avoir, face à une entreprise de ce type, un peu de modestie et admettre que nous baignons dans un certain nombre de contradictions. Que pouvons-nous faire pour sauvegarder la diversité et la pluralité de la presse genevoise ? Il faut d'abord être lucides et penser - c'est un exemple en forme d'image - qu'à New York il y a quatre quotidiens et que nous en avons quatre également à Genève. Cela vous montre à la fois l'exceptionnelle chance de Genève, mais aussi l'exceptionnel danger de notre situation dans un marché si petit, et qui est devenu de plus en plus compétitif.
Je voudrais vous dire également - plutôt à titre anecdotique parce que cela n'est pas déterminant pour la survie d'une entreprise telle que «La Suisse» - que votre commission des finances, dans son souci légitime... (M. Maitre insiste et répète: légitime.) - et le Conseil d'Etat n'entend pas le contester - de réduire là où cela était possible les dépenses de l'Etat, a donné des directives pour supprimer des abonnements dans l'administration. Eh bien, je puis vous dire que ce sont des ressources que le titre - dont vous appelez la protection de vos voeux ce soir - voit lui manquer.
Vous avez également, dans le cadre de réductions de dépenses - dont je ne conteste pas, encore une fois, la légitimité - décidé que, notamment, les insertions publicitaires de l'Etat de Genève devaient être réduites au strict minimum, en particulier pour les offres d'emploi pour le personnel. L'office du personnel à cet égard a reçu de la part du Conseil d'Etat des consignes extrêmement strictes. Eh bien, ce sont des ressources en moins pour les journaux dans un marché de plus en plus concurrentiel.
Alors, voyez-vous, il faut être à la fois déterminés là où nous le pouvons pour maintenir la pluralité de cette presse, mais il faut également être lucides, à la fois sur les moyens qui sont à notre disposition - ils sont fort modestes - et sur un certain nombre de paramètres contradictoires que nous devons gérer. Dans ce contexte, je voudrais interpréter la résolution qui vous est soumise ce soir comme le signe non pas du soutien à un titre plutôt qu'à un autre, mais - comme l'a dit Mme Torracinta - comme le signe d'une volonté, dans toute la mesure du possible, de maintenir les conditions-cadres d'une presse diversifiée dans notre canton et dans notre pays.
S'agissant de notre pays, on pourrait évoquer également l'augmentation des taxes PTT qui pénalise directement la presse. Or, face aux difficultés rencontrées par l'entreprise des postes, de telles augmentations ne sont pas illégitimes. C'est une autre contradiction à gérer.
En conclusion, cette résolution doit être interprétée comme un appel, - et je remercie Mme Torracinta de l'avoir placée dans ce contexte - aux efforts nécessaires quand cela est possible pour maintenir une presse diversifiée et pluraliste. Mais je voudrais plus encore interpréter cette résolution comme un appel et comme une prise de conscience de ce parlement vis-à-vis de l'ensemble des entreprises - au-delà des entreprises de presse - de ce canton qui rencontrent toutes des difficultés et qui ont besoin de votre aide. Cette aide ne doit pas se traduire en allocations financières, qui seraient des distorsions de concurrence d'ailleurs sans lendemain, mais en une compréhension d'un certain nombre de mécanismes économiques, par une volonté de traiter rapidement les procédures, par une volonté d'alléger le carcan administratif.
Sur ce plan, la résolution élargie dans ce contexte est incontestablement bienvenue.
Mise aux voix, cette résolution est adoptée.
Elle est ainsi conçue:
RÉSOLUTION
LE GRAND CONSEIL,
considérant:
les informations diffusées par différents médias concernant une éventuelle fusion du journal «La Suisse» et du quotidien vaudois «Le Matin»;
l'importance de préserver la pluralité de l'information et le maintien d'emplois à Genève,
invite le Conseil d'Etat
à intervenir auprès de l'éditeur de «La Suisse» pour l'aider à trouver une solution permettant la survie du quotidien genevois et de son centre d'impression.