Séance du vendredi 30 avril 2021 à 18h05
2e législature - 3e année - 11e session - 70e séance

R 879-A
Rapport de la commission des Droits de l'Homme (droits de la personne) chargée d'étudier la proposition de résolution de Mmes et MM. Jean Burgermeister, Caroline Marti, Jean Rossiaud, Katia Leonelli, Emmanuel Deonna, Christian Zaugg, Salika Wenger, Olivier Baud, Diego Esteban, Jean-Charles Rielle, Sylvain Thévoz, François Lefort, Pierre Vanek, Pierre Bayenet, Christian Dandrès, Léna Strasser, Pablo Cruchon, Jocelyne Haller, Youniss Mussa, Mathias Buschbeck, Paloma Tschudi, Alessandra Oriolo, Marjorie de Chastonay, Jean Batou, Salima Moyard, Isabelle Pasquier, Yves de Matteis : Soutenons les droits démocratiques du peuple kurde
Ce texte figure dans le volume du Mémorial «Annexes: objets nouveaux» de la session VI des 31 octobre, 1er et 7 novembre 2019.
Rapport de majorité de M. Jean Batou (EAG)
Rapport de minorité de Mme Céline Zuber-Roy (PLR)

Débat

Le président. Nous poursuivons avec notre prochaine urgence... (Protestations.) ...à savoir la R 879-A que nous abordons en catégorie II, trente minutes. Je donne la parole au rapporteur de majorité, M. Jean Batou.

M. Jean Batou (EAG), rapporteur de majorité. Merci, Monsieur le président. Je vais essayer d'être bref, tout le monde est fatigué. Il s'agit d'une proposition de résolution majoritaire de la commission des Droits de l'Homme pour défendre les droits démocratiques du peuple kurde. Il se trouve que nous en parlons dans une période particulièrement tragique puisque, comme vous l'avez tous lu dans la presse, Mesdames et Messieurs, une vague de répression sans précédent s'abat actuellement sur le peuple kurde et ses représentants.

Je rappelle que les Kurdes auraient dû obtenir un pays après la Première Guerre mondiale, mais que les puissances victorieuses en ont décidé autrement: ils se sont donc retrouvés répartis entre différents Etats où ils sont minoritaires, en particulier dans la nouvelle Turquie issue du démembrement de l'Empire ottoman, où ils ont toujours vécu dans une position de minorité opprimée et fortement réprimée.

Nous avons toutes et tous, sur les différents bancs de ce Grand Conseil, vibré d'enthousiasme quand la ville de Kobané, qui se situe à la frontière entre la Syrie et la Turquie et qui était assaillie par les troupes de Daech, a résisté grâce à la lutte héroïque des combattants kurdes; chacun a compris que celles et ceux qui bataillaient sur le terrain contre la barbarie de l'Etat islamique étaient les Kurdes, lesquels ont pris sur leurs épaules cette résistance héroïque. Mais ensuite, quand Daech s'est replié, on a abandonné les Kurdes à leur triste sort et aujourd'hui même, à Ankara, 108 personnes sont jugées pour avoir manifesté leur soutien à la résistance à Kobané: elles sont accusées, je vous le dis sans rire, de tentative de coup d'Etat par le biais des réseaux sociaux. Voilà quel procès est intenté aux Kurdes qui se sont mobilisés pour soutenir la résistance dans la ville de Kobané !

Cette répression de la population kurde en Turquie s'abat non seulement sur des personnes dans les villages et dans les villes, mais également sur ses représentants démocratiquement élus: maires de certaines municipalités, élus de districts, élus nationaux, notamment du parti démocratique des peuples, le HDP. Cette formation qui compte 55 députés est menacée de dissolution, ses élus et responsables risquent de ne plus pouvoir se présenter à des élections. Nous sommes dans une situation où les droits fondamentaux auxquels nous sommes toutes et tous attachés sont mis en cause s'agissant du peuple kurde.

Dans ces conditions, des centaines de citoyens dans le monde se sont mobilisés, ont envoyé des appels, il y a eu un appel européen, un appel signé par des dizaines d'élus au Conseil national et au Conseil des Etats pour que le Conseil fédéral agisse, rappelle les valeurs de la démocratie sur le plan diplomatique auprès des autorités turques. Rappelons que la Turquie est signataire de la Convention européenne des droits de l'homme et que cela implique le respect de ses engagements.

Pourquoi voter cette proposition de résolution ? Parce que le Grand Conseil de la République et canton de Genève ne peut pas se taire face à un tel déni des libertés fondamentales, ainsi qu'en a décidé la majorité de notre commission des Droits de l'Homme, parce que de nombreux appels circulent dans le monde et en Suisse pour que nos autorités interviennent afin de faire respecter les droits humains en Turquie. En acceptant ce texte, notre parlement donnerait un signal certes symbolique, mais extrêmement important, notamment à l'égard de la centaine de milliers de Kurdes qui vivent dans notre pays et dont une bonne partie sont devenus suisses ou genevois; d'ailleurs, je pense qu'ils nous écoutent en ce moment.

Les invites de cet objet devraient être partagées par tout un chacun dans ce Grand Conseil: prendre position en faveur des droits démocratiques d'un peuple opprimé, oeuvrer en faveur de la libération de ses prisonniers politiques, soutenir les droits des Kurdes de Genève à exprimer leur solidarité envers leur peuple et interpeller le Conseil fédéral pour qu'il intervienne par la voie diplomatique auprès de la Turquie. Je le répète, il s'agit d'un rapport de majorité de la commission des Droits de l'Homme. Au nom de mon groupe, je demande l'appel nominal. Merci.

Le président. Je vous remercie. Etes-vous soutenu pour le vote nominal ? (Plusieurs mains se lèvent.) Oui, vous l'êtes. La parole va maintenant à Mme la rapporteure de minorité Céline Zuber-Roy.

Mme Céline Zuber-Roy (PLR), rapporteuse de minorité. Merci, Monsieur le président. En octobre 2019, Ignazio Cassis, conseiller fédéral chargé des affaires étrangères, a qualifié l'invasion de la Turquie en Syrie de violation claire du droit international. C'est ainsi que la politique étrangère de la Suisse est censée fonctionner, Mesdames et Messieurs: l'article 54 de la Constitution fédérale prescrit que les affaires étrangères relèvent de la compétence de la Confédération. Les cantons, même Genève qui a l'honneur d'accueillir de nombreuses organisations internationales, n'ont pas à s'immiscer dans la politique extérieure du pays.

Cette répartition des compétences est évidemment contraignante pour les cantons, mais pleine de bon sens: nos relations avec les autres Etats nécessitent de faire usage de diplomatie, de disposer d'une vision globale des enjeux ainsi que d'une stratégie d'action. Nous n'avons aucun intérêt à ce que les 26 cantons fassent ce travail dont il est évident qu'il dépasse largement les attributions d'un parlement de milice, ce que le rapporteur de majorité vient de nous démontrer vu la longueur de son intervention. Pour ces motifs et indépendamment du fond de la proposition de résolution, le groupe PLR la refusera. Je vous remercie.

M. Emmanuel Deonna (S). Mesdames et Messieurs les députés, depuis 1923 et le démembrement de l'Empire ottoman suite à la Première Guerre mondiale, les Kurdes sont répartis entre différents pays - je citerai l'Iran, l'Irak, la Syrie et la Turquie - où ils sont victimes de discrimination et de persécution. Les campagnes dites d'assimilation ont pris une ampleur extrêmement préoccupante ces dernières années, avec pour résultat que les droits démocratiques du peuple kurde sont systématiquement bafoués.

Comme l'a rappelé mon préopinant d'Ensemble à Gauche, cette proposition de résolution vise à soutenir les droits politiques des Kurdes en Turquie, mais aussi en Suisse où ceux-ci sont nombreux - une centaine de milliers de Kurdes vivent sur notre territoire -, ont des droits et manifestent. Ils manifestent à juste titre pour ne plus être exclus de la politique internationale, pour que les exactions qui sont commises contre eux sur sol turc, mais aussi syrien soient dénoncées. L'hiver dernier, ils ont demandé le retrait immédiat de toutes les forces turques et de leurs alliés djihadistes du nord-est de la Syrie et l'établissement d'une zone d'exclusion aérienne dans cette région, ils continuent à se battre pour que ces revendications soient entendues par la communauté internationale.

Il est de la responsabilité de Genève, berceau international du droit humanitaire et des droits humains, siège européen des Nations Unies et du Haut-Commissariat aux droits de l'homme, de faire entendre la voix de ces manifestants kurdes, citoyens suisses pour la plupart, qui demandent que cessent les incarcérations dont sont victimes les opposants politiques, dont une grande partie, comme l'a rappelé Jean Batou, ont été élus démocratiquement, que cesse le traitement infâme réservé aux détenus retenus par les autorités turques et que tout soit mis en oeuvre pour que nos amis kurdes ne soient plus contraints d'aller jusqu'à entreprendre des grèves de la faim pour faire entendre leur voix et obtenir davantage de considération de la part de la communauté internationale. Je vous remercie. (Applaudissements.)

M. Yves de Matteis (Ve). Un certain nombre d'organisations internationales reconnues pour leur expertise en matière de droits humains, comme Amnesty International, Human Rights Watch et beaucoup d'autres, allant de la Fondation Danielle Mitterrand - France Libertés à la Women's International League for Peace and Freedom, ont dénoncé la situation des civils kurdes, qui sont souvent pris à partie dans les conflits concernant leur région. Villes entières rasées, bombardements de civils, blocus, censure, mais aussi destitution et arrestation de maires kurdes démocratiquement élus, autant de circonstances qui ont été tour à tour pointées du doigt. Certaines personnes ont été incarcérées uniquement en raison de leur opinion politique. Voilà pourquoi cette proposition de résolution intitulée «Soutenons les droits démocratiques du peuple kurde» a été déposée.

Lors des travaux de commission, les auditions menées - personnellement, j'aurais été d'accord d'entendre plus d'instances - ont permis à une majorité de se déterminer non seulement sur la forme - celle de la résolution -, mais aussi sur le fond, à savoir demander à la Confédération de faire tout ce qui est en son pouvoir pour que les populations civiles soient épargnées dans les conflits en question et que les processus démocratiques soient respectés en laissant les citoyennes et citoyens qui, comme nous, ont été élus à des postes électifs exercer leur mandat sans être inquiétés. Pour toutes ces raisons, nous enjoignons à l'ensemble des membres du parlement de voter en faveur de ce texte. Merci, Monsieur le président. (Applaudissements.)

M. Alexandre de Senarclens (PLR). Je me demandais, en écoutant mes préopinants, si j'étais bien au Grand Conseil de Genève ou si je devais vous donner du «Mister Chairman», Monsieur le président de l'Assemblée générale des Nations Unies ! Mesdames et Messieurs, une fois de plus, notre parlement dysfonctionne: ses membres veulent se donner bonne conscience, ils se prennent au sérieux, ils se croient à l'Assemblée générale des Nations Unies ou au Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l'homme.

Cette proposition de résolution, qui donne mandat au Conseil d'Etat d'oeuvrer par tous les moyens diplomatiques à sa disposition pour la libération des prisonniers turcs, est absurde; Mme Zuber-Roy a rappelé que notre gouvernement ne dispose pas de telles compétences. C'est parfaitement absurde ! Si nous suivions ce chemin, il faudrait dès lors que nous nous émouvions de toutes les situations dramatiques en lien avec les droits de l'homme dans le monde. Quid des Rohingyas, que se passe-t-il en Syrie ? Avons-nous pris position pour Navalny, qu'en est-il de la Corée du Nord ? Que se passe-t-il au Tibet, en Afghanistan ? Et les exécutions en Chine, que faisons-nous là contre ?

Les signataires de ce texte se font du bien, un bien parfaitement narcissique, ils se donnent bonne conscience, se prennent au sérieux ou peut-être ont le fantasme de rajeunir et de revenir à l'époque du SUN - le Students' United Nations -, quand on avait quinze ou dix-huit ans et qu'on s'amusait à débattre de politique internationale. Nous avons passé cet âge, et si vous voulez vous mobiliser, engagez-vous dans des ONG, il y en a quatre cents à Genève, c'est là que vous pourrez oeuvrer pour les droits de l'homme, mais certainement pas en portant ces débats au Grand Conseil, qui n'est pas compétent en la matière. C'est la raison pour laquelle le groupe PLR refusera cet objet. Merci, Monsieur le président des Nations Unies ! (Applaudissements.)

Mme Patricia Bidaux (PDC). Mesdames les députées, Messieurs les députés, les travaux menés par la commission des Droits de l'Homme ainsi que les auditions ont conduit le PDC à refuser cette proposition de résolution. Je n'ajouterai rien sur le fond, tout a été dit par Mme la députée Céline Zuber, rapporteuse de minorité.

Une petite précision: les préoccupations des représentants genevois du peuple kurde concernaient également la possibilité de manifester. Or rien ne les en empêche aujourd'hui ni ne les en empêchait hier, pour autant que les demandes parviennent en temps et en heure auprès des instances délivrant les autorisations. Ce qui doit être absolument garanti, c'est la sécurité lors de tels rassemblements, nous devons toujours y veiller. Pour les raisons mentionnées, le PDC rejettera ce texte. Je vous remercie.

M. Patrick Dimier (MCG). Je reconnais bien, dans l'envolée lyrique de notre collègue de Senarclens, son talent d'avocat au service des causes qui lui sont chères. Il n'en demeure pas moins qu'une assemblée élue démocratiquement dans une république démocratique se doit par moments de prendre conscience de ce qui se passe autour d'elle. L'affaire des Kurdes n'en est qu'une petite démonstration si on pense à ce que fait ou a fait la Turquie aux Arméniens. Nous sommes là face à un pays gouverné par un despote qui s'approche plus du malade mental que d'un homme normal. Dans ces conditions, il est du devoir d'un parlement élu de se poser des questions, des questions essentielles lorsqu'on souhaite pouvoir se regarder dans la glace le matin et se dire qu'on se préoccupe de ce qui se passe autour de soi.

En revanche, là où je rejoins aussi bien ma collègue Céline Zuber-Roy que mon collègue Alexandre de Senarclens, c'est qu'il est des limites à cette prise de conscience, il est des limites aux interrogations que l'on peut porter. Ce n'est pas le fait que nous soyons un parlement de milice qui pose problème, mais notre structure fédérale même: il n'appartient pas à un membre de la Confédération de dire à l'Etat fédéral ce qu'il doit faire. Pour autant, à titre très personnel, et je l'admets d'autant plus volontiers en ce qui concerne les populations arméniennes, j'estime que nous devons en toute conscience nous interroger face à la situation du peuple kurde.

Celui-ci présente un seul défaut, un immense défaut, c'est qu'il vit sur quatre territoires et que dans son sous-sol se cache la plus grande réserve de pétrole continentale. La réserve vénézuélienne, qui lui est supérieure, se situe en mer. Voilà le problème des Kurdes, voilà le problème de ces gens incroyables sans lesquels, ne l'oublions pas, la lutte contre Daech n'aurait pas été remportée.

Et ce n'est pas grâce aux Kurdes, je tiens à le souligner, mais grâce aux femmes kurdes que ce combat a été gagné, parce que sans les femmes militaires kurdes, nous n'aurions pas triomphé. (Applaudissements.) Je remercie très sincèrement ceux qui, à la commission des Droits de l'Homme - quelle autre commission aurait pu s'en occuper ? - se sont posé ces questions tout à fait légitimes, mais arrêtons-nous là, parce que nous débordons de notre fonction et de ce qui fait notre appartenance à la Confédération helvétique. Merci.

Le président. Très bien, merci. Mesdames et Messieurs, nous passons au scrutin; je rappelle que le vote nominal a été sollicité.

Mise aux voix, la résolution 879 est adoptée et renvoyée au Conseil d'Etat par 51 oui contre 34 non et 6 abstentions (vote nominal). (Applaudissements à l'annonce du résultat.)

Résolution 879 Vote nominal