Séance du
jeudi 4 mars 2021 à
17h
2e
législature -
3e
année -
9e
session -
54e
séance
PL 12307-A et objet(s) lié(s)
Premier débat
Le président. A présent, Mesdames et Messieurs, nous abordons les objets liés PL 12307-A, M 2411-C et M 2444-B en catégorie II, soixante minutes. Comme il s'agit d'un point assez copieux, je propose que les rapporteurs s'expriment en premier lieu, puis nous irons dîner. Je passerai la parole d'abord à M. André Pfeffer, rapporteur de majorité sur les trois textes, ensuite à M. Romain de Sainte Marie, rapporteur de minorité sur le projet de loi, enfin à M. Thomas Wenger, rapporteur de minorité sur les motions. Monsieur Pfeffer, c'est à vous.
M. André Pfeffer (UDC), rapporteur de majorité. Merci, Monsieur le président. Mesdames et Messieurs les députés, l'utilité et l'importance de la presse pour une démocratie et pour la libre formation de l'opinion sont indiscutables. S'il existe une unanimité sur ce constat, il n'y a en revanche pas d'unité quant à la manière de procéder. Les aides sont certes nécessaires, mais il faut les cibler, il faut éviter une distorsion de concurrence entre les journaux, il faut préserver la pluralité des médias écrits.
Le projet de loi 12307 est très coûteux: dans un premier temps, il faudra compter 10 millions, et si les bénéficiaires le décident, nous pourrions être amenés à ajouter 10 millions supplémentaires. Surtout, ce texte ne résoudra pas le problème de la presse locale, d'autant qu'il exclut les titres qui ne sont pas détenus par une société ou une association à but non lucratif. La «Tribune de Genève», par exemple, qui imprime 32 000 exemplaires par jour, ne serait pas admise dans le dispositif, tout comme les journaux gratuits «GHI» et «Tout l'immobilier», lequel est publié à plus de 150 000 exemplaires. Pour «Le Temps», la situation est inconnue: l'entreprise elle-même est à but lucratif, mais elle a été reprise par la fondation Wilsdorf qui, elle, est à but non lucratif. Tout cela pose d'énormes problèmes.
Les auteurs proposent la création d'une fondation de droit public dont le conseil de fondation serait composé pour un tiers de spécialistes des médias, pour un tiers de représentants des associations professionnelles et pour un tiers de lecteurs, nommés par tirage au sort. Les critères d'obtention d'une aide financière sont flous, non quantifiables, non contrôlables et sujets à interprétation. Les critères d'obtention d'une aide financière sont flous... Je viens de le dire ! (Rires.) Ce projet de loi part d'une généreuse intention, mais c'est surtout un acte de militantisme et de clientélisme.
Quant aux deux propositions de motions, elles ne sont plus d'actualité. L'une condamnait le démantèlement de la «Tribune de Genève» opéré en 2018 et exigeait une intervention auprès de Tamedia pour garantir le non-licenciement, l'autre fustigeait la suppression, également décidée en 2018, de 35 à 40 postes sur 180 au sein de l'Agence télégraphique suisse.
La diversité et la qualité de la presse doivent être défendues. En Suisse, nous disposons d'une forme de service public pour la radio et la télévision, ainsi que d'une presse écrite privée. Les difficultés sont réelles et reconnues, mais de nouvelles interventions sont en discussion sur le plan fédéral, sachant par-dessus le marché que des aides existent déjà: diminution du taux de la TVA et tarifs postaux préférentiels pour la diffusion. Plusieurs pistes et approches pour assister les médias écrits sont étudiées actuellement. Dès lors, la majorité de la commission de l'économie vous recommande de refuser le PL 12307. Merci de votre attention.
M. Romain de Sainte Marie (S), rapporteur de minorité. Mesdames et Messieurs les députés, il est toujours surprenant d'entendre dire qu'il y a un problème, mais que la solution avancée n'est pas la bonne. En attendant, les bancs qui sont majoritaires dans cette affaire ne proposent pas d'alternative. Mesdames et Messieurs, nous faisons face à une véritable crise en ce qui concerne la presse. Comme nous le savons, celle-ci connaît des pertes en matière d'emploi, de lectorat, de recettes publicitaires... Bref, les médias écrits vivent une situation critique depuis plusieurs années avec des effets importants sur l'ensemble de notre société, sur le fonctionnement de notre démocratie.
Quelles sont les causes de cette débâcle ? Il y a principalement le phénomène de digitalisation, de «googlisation», comme on l'appelle en bon français. S'il convient de s'adapter à cette évolution sociétale, nous devons aussi nous en donner les moyens. On a entendu que l'aide apportée par la fondation que nous voulons instituer est trop coûteuse; j'ai envie de répondre qu'on ne fait pas d'omelette sans casser d'oeufs, et si on veut sauver la presse, il faut mettre un peu la main à la poche, faute de quoi ce ne sera pas possible. Aujourd'hui, le constat en Suisse est alarmant. Les professeurs Badillo et Amez-Droz de l'Université de Genève nous ont indiqué des chiffres assez révélateurs, notamment s'agissant de la pluralité des titres: en 2005, les quatre principaux groupes helvétiques de médias détenaient 54% des parts de marché, taux qui est passé à 81% en 2018. Il y a de quoi s'inquiéter quant à la diversité de l'information.
A cela s'ajoute un autre problème que je viens d'évoquer, à savoir le phénomène de «googlisation», la prédominance des GAFA, c'est-à-dire les leaders que sont Google, Apple, Facebook et Amazon. En voici un simple exemple, qui nous a été donné par les deux spécialistes: en 2018, les vues par un biais informatique sur le site internet de la «Tribune de Genève» provenaient à 95% de Facebook, à 98% de Google. Il n'y a quasiment aucune autre source de trafic sur le site de la «Tribune de Genève» !
Les conséquences de ces changements d'ordre véritablement structurel sont terribles, cela mène à la désinformation. De plus en plus d'informations circulent qu'on devrait plutôt qualifier de communications et, en parallèle, il y a de moins en moins de journalistes. Le danger pour notre démocratie, ce sont les «fake news», les informations fausses, non vérifiées, le travail journalistique pas ou mal effectué, de fausses nouvelles relayées via des logarithmes sur différents sites web.
Aujourd'hui, l'aide aux médias écrits en Suisse est minime. Par rapport aux moyens déployés en France, proportionnellement au produit intérieur brut, le soutien de la Confédération est dix fois inférieur ! C'est dérisoire si on souhaite réellement maintenir une presse de qualité, diversifiée, locale et avec du contenu pertinent.
Le projet de loi 12307 apporte une solution concrète, une solution qui passe par la création d'une fondation non pas de droit public, mais de droit privé, laquelle a précisément pour but de garantir la pluralité des médias. Car notre préoccupation, aujourd'hui, c'est que la presse n'est pas diversifiée. Avec cette fondation, il ne s'agirait pas de soutenir un seul journal - j'entends déjà M. Cuendet parler d'une fondation «Le Courrier» ! -, mais de promouvoir la diversité des titres afin d'assurer la variété de l'information. En dotant cette fondation d'un capital suffisant, nous encouragerons le développement d'une presse locale de qualité.
De nos jours, l'information locale et cantonale est de plus en plus faible, nous le voyons avec les principaux groupes et la disparition de titres régionaux, nous le voyons avec la diminution du nombre de journalistes à Genève, avec des éditions qui se conçoivent dans le canton de Vaud alors qu'on traite de sujets genevois. Cette perte est cruelle et nuit au bon fonctionnement de notre démocratie. C'est la raison pour laquelle la minorité de la commission - hélas, mais nous espérons bien la voir se muer en majorité - vous recommande d'accepter le PL 12307 pour l'instauration d'une fondation aidant activement la presse. (Applaudissements.)
M. Thomas Wenger (S), rapporteur de minorité. Mesdames les députées, Messieurs les députés, comme vous le savez toutes et tous, la presse romande subit une véritable hémorragie, tout comme la presse genevoise, que ce soit au niveau des titres, du nombre de médias, des journalistes. Dans mon rapport de minorité, je rappelle les journaux qui ont disparu ces dernières années: «La Suisse» qui a stoppé son activité en 1994, le «Journal de Genève» qui a fusionné avec «Le Nouveau Quotidien» en 1998, le «Dimanche.ch» qui avait essayé de percer le marché de la presse dominicale - aujourd'hui, il ne reste plus que «Le Matin dimanche» - et, dans les cantons voisins, «La Presse Nord vaudois», «La Presse Riviera Chablais», «Le Matin bleu», «L'Hebdo»... La dernière extinction en date est celle du «Matin» en 2018.
Que faire au niveau politique face à cette situation ? Eh bien il s'agit d'aider les différents médias en promouvant la production d'une information de qualité, sourcée, de proximité. Mais comment agir concrètement ? Ainsi que l'a indiqué mon collègue socialiste Romain de Sainte Marie, la majorité du Grand Conseil nous répond toujours: «Oui, oui, il faut sauver la presse, bien sûr, il faut soutenir la presse romande et genevoise, mais pas comme ça.» Soit c'est parce qu'on est à Genève et qu'il faut penser à l'échelle romande, soit c'est parce qu'on est au niveau romand et qu'il faut oeuvrer à l'échelon suisse, soit l'idée d'une fondation ne va pas, soit on va favoriser tel média au détriment des autres, soit on oublie les titres gratuits - qui sont en effet importants, mais cela ne signifie pas pour autant qu'il faille remettre en question tous les projets. En fait, la majorité notamment de droite nous martèle constamment la même chose: «Il faut aider, mais pas comme ça.»
Pour notre part, nous rétorquons qu'il est urgent d'apporter une aide, et nous avons une proposition concrète, à savoir l'institution d'une fondation. Elle n'est peut-être pas parfaite, mais c'est déjà une idée qui va dans le sens de soutenir la presse. L'hémorragie actuelle concerne aussi la publicité qui diminue fortement, les médias écrits souffrant de la numérisation. Le phénomène se produit depuis plusieurs années, ce fameux phénomène de «googlisation», de «facebookisation» qui constitue un véritable fléau, d'une part parce qu'il capte une grande partie du marché publicitaire, d'autre part au regard des problèmes liés aux fausses informations, aux «fake news».
Quand vous discutez avec des étudiants, même des étudiants en information documentaire, et que vous leur demandez comment ils s'informent, la plupart répondent: «Par le biais des réseaux sociaux.» Certains se rendent peut-être un peu sur le site du «20 minutes», mais il est très rare d'entendre les jeunes dire qu'ils lisent les nouvelles sur différents médias, en particulier romands.
L'autre problème de la numérisation, c'est la notion d'immédiateté: dès qu'une information sort, il faut tout de suite la publier, y compris sur les sites internet des acteurs romands de la presse écrite. On assiste à un véritable flux, à un flot d'information, mais on nous propose de moins en moins d'analyse de celle-ci, ce qui est véritablement problématique.
La proposition du parti socialiste n'est peut-être pas parfaite, je le répète, mais nous vous demandons de la soutenir, de créer cette fondation pour assister concrètement nos médias écrits qui sont en train d'agoniser. C'est à nous, politiques, de faire le nécessaire pour éviter ce déclin, pour sauver notre presse et encourager une information de qualité, de proximité, pour offrir un avenir aux journaux genevois et romands. Merci. (Applaudissements.)
Le président. Je vous remercie, Monsieur. Comme promis tout à l'heure, suite aux prises de position des rapporteurs, je vais lever la séance pour que nous puissions aller manger. Nous reprendrons le débat sur ces objets à l'issue du traitement des urgences, c'est-à-dire demain... peut-être !