Séance du vendredi 2 octobre 2020 à 14h
2e législature - 3e année - 5e session - 25e séance

P 2084-A
Rapport de la commission des pétitions chargée d'étudier la pétition pour que Genève déclare Paul Biya persona non grata
Ce texte figure dans le volume du Mémorial «Annexes: objets nouveaux» de la session IV des 27 et 28 août 2020.
Rapport de Mme Léna Strasser (S)

Débat

Le président. Nous arrivons aux pétitions, lesquelles sont classées en catégorie II, trente minutes. La première d'entre elles est la P 2084-A. Le rapport est de Mme Léna Strasser, à qui il revient de s'exprimer.

Mme Léna Strasser (S), rapporteuse. Merci, Monsieur le président. La pétition 2084 fait suite à l'agression subie par un journaliste de la RTS l'année dernière ainsi qu'aux manifestations subséquentes devant l'hôtel où séjournait M. Paul Biya, président du Cameroun. L'attaque a été dénoncée et les gardes du corps fautifs condamnés. Cependant, les pétitionnaires estiment que cette atteinte à la liberté de la presse et au droit de manifester sur sol genevois doit être suivie d'effets à plus long terme, notamment par une déclaration du Conseil d'Etat spécifiant que M. Biya n'est plus le bienvenu à Genève.

Une seule audition a été tenue en commission, celle des pétitionnaires. Ensuite, les débats autour du texte se sont focalisés sur la question suivante: la commission des pétitions du Grand Conseil est-elle légitime et compétente pour s'occuper d'un tel sujet ? Une partie des commissaires voulaient rapidement classer cet objet, ne l'estimant pas de leur ressort, l'autre partie d'entre eux demandaient qu'il soit renvoyé aux instances fédérales - soit directement, soit par le biais du Conseil d'Etat - afin qu'il soit traité au bon endroit de manière adéquate.

L'ambivalence au sein de la commission s'est soldée par un dépôt de la pétition sur le bureau du Grand Conseil, les uns refusant son renvoi au Conseil fédéral, les autres ne souhaitant pas la voir purement et simplement classée. Voilà les conclusions de la commission.

M. Jean Batou (EAG). Paul Biya a été nommé secrétaire général de la présidence au Cameroun en 1968, puis premier ministre et enfin président en 1982, ce qui fait qu'il est très, très proche du pouvoir ou au pouvoir depuis cinquante-deux ans - je vous laisse apprécier ce que cela signifie, Mesdames et Messieurs. Il a été réélu frauduleusement depuis le début des années 90 où il a été contraint d'introduire un pseudo-système multipartite qui n'est cautionné que par un petit groupe d'experts stipendiés par la présidence, c'est-à-dire six anciens membres du Congrès américain.

C'est un pilier de la Françafrique, qui l'arme, entraîne son armée, commande ses principaux secteurs économiques, du bois au pétrole en passant par les bâtiments, la téléphonie, les banques et les assurances. Il est prêt à tout pour conserver le pouvoir, ses privilèges et sa fortune personnelle, qui s'élève à des centaines de millions de dollars, ainsi que pour protéger ses parrains, la France et les grandes entreprises françaises qui règnent sur le Cameroun. Pour cela, il pratique une politique de terreur dans le sud du pays.

Il dirige son pays - et c'est cela qui nous concerne - depuis l'hôtel Intercontinental de Genève, qui lui sert somme toute de palais présidentiel offshore et où sa garde prétorienne a fait parler d'elle l'année dernière, comme cela a été indiqué précédemment, en molestant un journaliste de la RTS. Pour toutes ces raisons, Ensemble à Gauche ne peut que soutenir la pétition demandant que M. Paul Biya soit déclaré persona non grata à Genève et votera en faveur de son renvoi au Conseil d'Etat. Merci. (Applaudissements.)

M. Marc Falquet (UDC). Bon, je ne pense pas qu'il nous revienne de traiter un problème de politique étrangère... Cela étant, je précise que les troupes sont situées au nord du Cameroun, et bizarrement, lorsque Paul Biya refuse de renégocier un contrat avec une grande puissance, Boko Haram se déchaîne dans cette région - vous en tirerez les conclusions que vous voudrez.

J'aimerais juste dire qu'une nouvelle manifestation des opposants au président Paul Biya est prévue samedi à Genève. La dernière fois, un journaliste s'est fait casser son matériel et a été agressé. Je demanderai à ces personnes - je crois que le premier signataire de la pétition est un député - de respecter nos lois et l'ordre public, c'est la moindre des choses, qu'elles viennent ici pacifiquement. Je remercie les pétitionnaires de leur transmettre ce message. Merci.

M. Alexis Barbey (PLR). Cette pétition, exemplaire sur bien des aspects, nous a fait atteindre ce que j'appellerais les limites d'action de la commission des pétitions. Tout d'abord, son sujet en soi ne concerne absolument pas le canton de Genève, mais les organes suisses de politique étrangère. Je ne suis même pas sûr que la question des personae non gratae ressortisse au Parlement fédéral, elle dépend uniquement du DFAE. Aussi, il ne s'agit pas d'un objet législatif, et encore moins genevois.

La deuxième chose contre laquelle je voudrais m'élever, c'est l'espèce de prise en otage émotionnelle à laquelle a été sujette la commission. On est venu nous présenter des pétitionnaires dont on ne savait pas qui ils représentaient ou de quelle mouvance ils étaient issus et qui nous ont asséné des images épouvantables de femmes enceintes éventrées, de personnes clouées à la porte de leur maison et d'autres horreurs dont je vous passe les détails, Mesdames et Messieurs, mais qui avaient pour but évident d'influencer notre vote au-delà de la véracité des faits, sans nous permettre de juger de cette réalité. Un procédé exploité au détriment de tout l'exercice démocratique auquel nous sommes habitués.

Il faut souligner que ce texte cherche à tirer profit de la méconnaissance complète de la commission des pétitions quant à la situation - on ne peut que l'en excuser - et donc de son incapacité à juger des faits qui se sont déroulés au Cameroun, de la réalité de ce qu'on essayait de nous faire condamner. Au fond, l'agression d'un journaliste de la RTS a servi de prétexte pour engager la discussion sur ce que les pétitionnaires voulaient vraiment, à savoir une condamnation de Paul Biya par le biais de la commission des pétitions du canton de Genève.

Mesdames et Messieurs, vous avez tous reçu ce matin le courrier d'un député... (Le président agite la cloche pour indiquer qu'il reste trente secondes de temps de parole.) ...qui cherchait à aiguiller votre position sur cet objet alors même que le débat n'avait pas encore commencé. Je vous laisse imaginer à quoi ressemblerait un parlement dans lequel l'ensemble des députés enverraient des recommandations de vote sur chacun des 163 objets que contient notre ordre du jour à l'heure actuelle. Ce serait une glorieuse cacophonie, ce n'est pas comme ça que la démocratie doit être exercée dans notre enceinte. (Applaudissements.) Enfin...

Le président. Il vous faut conclure, Monsieur le député.

M. Alexis Barbey. ...je conclurai simplement en disant que nous souhaitons le dépôt de cette pétition sur le bureau du Grand Conseil...

Le président. Merci...

M. Alexis Barbey. ...et qu'on ne laisse pas la place à la manipulation et au désordre au sein de notre assemblée. Je vous remercie. (Applaudissements.)

Mme Adrienne Sordet (Ve). Mesdames les députées, Messieurs les députés, le groupe des Verts déplore le manque de travail sur cette pétition - personnellement, j'ai même honte de mon parlement. En effet, après avoir reçu les pétitionnaires de façon peu cordiale et remis en cause leur légitimité, la majorité de la commission a refusé toute audition supplémentaire. Alors que les faits dénoncés sont graves, les commissaires ont préféré fermer les yeux et rester dans l'ignorance plutôt que d'auditionner des ONG compétentes, par exemple TRIAL. Une ignorance telle qu'un député qui nous parlait hier d'intelligence concernant les tenues vestimentaires n'a même pas su faire la distinction entre le Cameroun et le Congo ! (Rires.)

Une voix. C'est moi ?

Mme Adrienne Sordet. Mais peu importe. Il nous a été affirmé que la Suisse se doit d'être neutre; dites-moi donc ce qu'il y a de neutre à accepter de l'argent d'un homme accusé de crimes de guerre ! Le deuxième argument de la majorité pour justifier le rejet de toute audition, et elle l'a répété à maintes reprises, c'est que cette pétition n'est pas du ressort de notre Grand Conseil; or cette même majorité n'a pas souhaité non plus la renvoyer à l'autorité compétente, soit au Conseil fédéral, ainsi que l'autorise pourtant la LRGC.

En résumé, peu de travail et beaucoup d'hypocrisie de la part de députés qui se permettent de remettre en question le droit de pétition et de hiérarchiser les êtres humains, des députés prêts à fermer les yeux et à encaisser de l'argent sale alors qu'un génocide a eu lieu. Une page de l'histoire déjà écrite que nous, les Verts, refusons de voir s'écrire une nouvelle fois. Notre groupe, contraint en commission de voter le dépôt de cette pétition sur le bureau du Grand Conseil, maintient sa position initiale qui est de la renvoyer au Conseil d'Etat. Je vous remercie. (Applaudissements.)

M. Sylvain Thévoz (S). Mesdames et Messieurs les députés, je salue ici la diaspora du Cameroun, les Suisses et Suissesses d'origine camerounaise - certains sont présents dans la salle, d'autres nous écoutent et suivront attentivement le résultat du vote. Pourquoi ? Parce que nous vivons dans une démocratie, dans un canton et une ville au rayonnement international. Si nous sommes très fiers de rappeler les principes humanitaires de Genève et la neutralité de la Suisse, nous devons également en honorer les valeurs et nous montrer à la fois responsables et cohérents dans les choix que nous opérons.

Cette pétition a été déposée en janvier 2020, certains l'ont rappelé, suite à l'agression de M. Adrien Krause, journaliste de la RTS, molesté par les gardes du corps de M. Paul Biya en marge d'une manifestation durant laquelle la police n'y est pas allée de main morte dans la répression des manifestants, ce qui a provoqué une indignation très large, à la portée internationale: des articles sont parus dans des journaux américains et en Afrique, montrant non seulement la délicatesse dont faisait preuve Genève vis-à-vis de la liberté de manifester, mais aussi deux poids, deux mesures - cela a en tout cas été perçu ainsi par certains - à savoir une protection de Paul Biya dans l'hôtel Intercontinental où il séjourne régulièrement, une répression des manifestants venus démocratiquement questionner sa présence.

Le texte, lancé et soutenu, à plus de 15 000 signatures, par des personnes qui pouvaient légitimement craindre pour leur famille au pays, demande quelque chose de très simple, à savoir que M. Paul Biya soit déclaré persona non grata à Genève. C'est pleinement dans nos compétences; d'ailleurs, ce Grand Conseil s'était saisi d'une motion similaire sur M. Kadhafi en 2010 et l'avait traitée à huis clos. Il faut encore préciser que M. Biya débourse 90 milliards dans ses voyages à l'étranger, dont plus de 200 millions à l'Intercontinental, des ressources qui ne sont pas les siennes, vu qu'il gagne plus ou moins 600 000 francs par an; c'est donc un argent corrompu et probablement volé qui est dépensé ici.

La Suisse se dit neutre et souhaite arbitrer au Cameroun le délicat processus de paix, s'il faut l'appeler comme ça, entre les parties en conflit dans le cadre d'un génocide qui a fait plus de 3000 morts depuis 2017. Notre pays ne peut pas mener sereinement cette médiation et tenir sa position s'il accueille sur son territoire un génocidaire, un dictateur, l'une des parties concernées. Il nous a été dit que la pétition ne constitue pas un geste démocratique, que nous ne pouvions pas la traiter; c'est faux, nous sommes évidemment là pour en débattre. Si, sur tous les objets où ils ne se sentent pas compétents, les députés ne prenaient pas position, nous pourrions probablement arrêter là nos travaux. Il s'agit ici de lancer un signal politique, un signal important suivi à une large échelle internationale, et nous ne pouvons que vous inviter chaleureusement à renvoyer cette pétition au Conseil d'Etat et ce dernier à déclarer M. Paul Biya persona non grata. La Suisse s'en portera mieux, Genève s'en portera mieux. Merci. (Applaudissements.)

Le président. Je vous remercie. La parole va maintenant à M. Stéphane Florey pour une minute cinquante-sept.

M. Stéphane Florey (UDC). Merci, Monsieur le président. Je veux juste appuyer les propos de M. Barbey: à plusieurs reprises, nous avons mis en avant le fait qu'avec cette pétition, M. Thévoz ne s'adressait absolument pas à la bonne institution. Il faut clairement qu'il interpelle l'instance compétente, à savoir le Conseil fédéral, seul habilité à gérer les questions soulevées par le texte, et non notre commission des pétitions cantonale. Par ailleurs, je demande non pas le dépôt, mais le classement pur et simple de cette pétition. Je vous remercie.

M. Patrick Dimier (MCG). Genève, c'est une évidence, est un lieu d'expression. Chacun doit pouvoir y formuler son opinion, et je crois que personne ici ne conteste le rôle que nous tenons et le fait que les manifestations doivent se faire dans l'ordre et pacifiquement. Nous sommes tous attachés à la paix, et le statut de Genève en tant que capitale mondiale de la paix ne peut pas être remis en question.

Pour en revenir aux brutalités, j'aimerais rappeler, pour ceux qui ont un peu de mémoire, l'époque où Mme Ruth Dreifuss avait reçu le président Jiang Zemin à Berne; nous avons encore dans les yeux la violence avec laquelle l'attaché ou le secrétaire d'Etat, peu importe, du potentat chinois a bousculé la personne qui s'occupait du protocole pour ouvrir la porte à ce triste personnage. Personne ne s'en est ému, pas plus l'extrême gauche que les autres - mais c'est normal, c'est leur camp.

Une chose est claire: heureusement - heureusement ! - que des citoyens d'un pays qui ne sont pas d'accord, qui sont en conflit avec les personnes au pouvoir peuvent venir à Genève manifester, je pense que nous devons tous en être très fiers. Mais il n'est pas de notre ressort - il n'est pas de notre ressort ! - de nous prononcer sur une question qui est diplomatiquement extrêmement sérieuse, c'est-à-dire de décider qu'une personnalité est non grata à Genève; cela appartient manifestement au Département fédéral des affaires étrangères, ce n'est pas à nous de nous déterminer là-dessus. Pour finir, en ce qui concerne la confusion entre le Cameroun et le Congo, c'est normal, il s'agit d'une affaire de Tintin ! Merci.

Le président. Je vous remercie. Mesdames et Messieurs, c'est le moment de voter sur les conclusions de la commission, à savoir le dépôt.

Mises aux voix, les conclusions de la commission des pétitions (dépôt de la pétition 2084 sur le bureau du Grand Conseil à titre de renseignement) sont adoptées par 43 oui contre 27 non.