Séance du jeudi 28 mai 2020 à 14h
2e législature - 3e année - 1re session - 5e séance

Discours du procureur général

(L'huissier du Pouvoir judiciaire accompagne le procureur général au pupitre et se tient à côté de lui pendant le discours.)

M. Olivier Jornot, procureur général. «Aimons la justice et la justesse, mais n'imaginons pas les rencontrer souvent». Cette réflexion, c'est Henri-Frédéric Amiel qui la notait dans son journal intime à la date du 3 décembre 1875.

Monsieur le président du Conseil d'Etat,

Monsieur le président du Grand Conseil,

Madame la conseillère d'Etat, Monsieur le conseiller d'Etat,

Mesdames les députées, Messieurs les députés au Grand Conseil,

Mesdames les magistrates, Messieurs les magistrats, chers collègues,

Madame la colonelle, commandante de la police,

Messieurs les lieutenants-colonels, chefs d'état-major et des opérations,

Amiel, donc, ne s'attendait pas à rencontrer la justice souvent. Son monde n'était sans doute ni moins juste ni plus juste que le nôtre. La justice, en tant que corps constitué, était en revanche bien différente de celle que nous connaissons aujourd'hui. L'élection des juges par le peuple ne sera introduite qu'en 1904 et il faudra attendre près d'un siècle, jusqu'en 1990, pour assister à une prestation de serment telle que nous la connaissons, à Saint-Pierre et avec l'intervention du procureur général.

La cérémonie de cette année ne ressemble à aucune des précédentes et aucune des suivantes, du moins peut-on l'espérer, ne lui ressemblera. Alors que par le passé, l'évocation d'un virus nous inspirait avant tout des craintes pour la santé de nos ordinateurs, voilà qu'une pandémie s'est abattue sur le monde, sur notre pays et sur notre canton. Cette cathédrale, c'est sûr, en a vu d'autres, comme la menace de la peste de 1720 qui obligea les autorités de l'époque à inventer le confinement et le contrôle aux frontières ou encore la grippe espagnole qui, au lendemain du premier conflit mondial, tua davantage encore que le conflit lui-même. Le Pouvoir judiciaire, avec ses audiences annulées par centaines et ses magistrats et collaborateurs renvoyés dans leurs pénates, a dû, et devra encore, s'adapter et se réinventer, pour retrouver son rythme puis, le moment venu, rattraper progressivement le retard massif que la pandémie aura provoqué. S'adapter, parce qu'il le faut, parce que dans nos sociétés démocratiques et fondées sur le droit, la justice fait partie des prestations essentielles de l'Etat, des prestations dont la population a, davantage encore parce que nous sommes en crise, impérativement besoin.

Nous venons, chers collègues, de prêter serment. Ce serment, tant celui des procureurs que celui des juges, est chargé de valeurs. Un serment qui nous invite à poursuivre et à rendre la justice à tous également, aux faibles comme aux puissants. Un serment qui nous enjoint de ne pas fléchir dans l'exercice de nos fonctions, un serment qui nous rappelle qu'au coeur de nos valeurs, il y a notre indépendance. Indépendance vis-à-vis des partis qui nous ont désignés, indépendance vis-à-vis des milieux dont nous nous sentons proches, indépendance vis-à-vis de l'opinion publique, des tweets, des blogs et des lettres de lecteurs. Et puis, évoquer l'indépendance de la justice, c'est aussi inévitablement évoquer ses rapports avec les deux pouvoirs qui la précèdent. Le pouvoir politique, exécutif et législatif confondus, a toujours su dans notre république reconnaître l'indépendance non seulement conceptuelle, mais bien concrète, de la justice genevoise. On en veut pour preuve le choix de l'Assemblée constituante, concrétisé par le Grand Conseil, de confier à la Cour de justice, en y créant une chambre constitutionnelle, la compétence jusqu'alors réservée au seul Tribunal fédéral de procéder au contrôle de constitutionnalité des lois du Grand Conseil et des règlements du Conseil d'Etat. Il faut une bonne dose de confiance, dans un coin de pays où l'on crie bien vite à la prise de pouvoir des juges, pour accepter que des magistrats judiciaires puissent défaire ce qu'ont fait les autorités politiques. Et ce qui vaut en matière de justice constitutionnelle vaut aussi en matière de poursuite pénale. Lorsque nos aïeux, sans remonter au procureur général de 1534 et à son droit de remontrance, ont décidé de faire du Parquet, puis du Ministère public, une entité purement judiciaire plutôt que de le rattacher, comme bien des cantons, à l'administration du Conseil d'Etat, ils ont voulu que la poursuite pénale puisse s'exercer en toute indépendance. Ils ont voulu que les mots «le puissant comme le faible», ils ont voulu que les mots «ne point fléchir», ne soient précisément pas que des mots, mais se traduisent dans la réalité des faits. Ils ont voulu que l'indépendance soit la valeur fondamentale de la justice genevoise.

Cette indépendance peut parfois gêner. L'erreur, ce serait de croire qu'il s'agirait d'un phénomène nouveau. Ecoutez ce que le procureur général Bernard Bertossa déclarait ici même, le 31 mai 1996, à l'orée de son second mandat. Il évoquait les enquêtes ouvertes dans divers pays européens: «Ces enquêtes», disait-il, «ont démontré que, lorsque des ministres ou des hauts fonctionnaires se laissent aller à abuser de leurs pouvoirs pour favoriser des intérêts personnels, la justice constitue le contre-pouvoir indispensable à la sauvegarde du fonctionnement démocratique des institutions.» Puis il ajoutait, à propos des critiques faites aux instances judiciaires de vouloir instaurer une république des juges: «A cette argumentation, il convient de répondre tout d'abord que l'équilibre des pouvoirs suppose que chacun d'entre eux exerce pleinement sa fonction spécifique, sans vouloir se substituer aux autres, mais sans non plus décliner ses compétences ou renoncer à ses devoirs par confort, favoritisme ou manque de courage. Dans la conduite des affaires de l'Etat, l'autocensure peureuse ou l'abandon frileux de ses prérogatives ne peuvent conduire qu'à un déséquilibre liberticide.» Ces paroles, en vingt-quatre ans, n'ont rien perdu de leur pertinence. Permettez-moi de souligner ici à titre personnel que je n'entends en effet ni décliner mes compétences, ni renoncer à mes devoirs, ni sombrer dans l'autocensure peureuse.

L'acceptation et le respect des prérogatives de chacun doivent donc être au coeur même des rapports entre les trois pouvoirs. Mais cela n'exclut en aucune manière, cela va sans dire, une étroite coopération entre ces mêmes pouvoirs. Comment imaginer la réforme, voulue par les conseillers d'Etat concernés, de la protection de l'adulte et de celle de l'enfant, sans une étroite coopération avec l'autorité judiciaire de protection ? Comment imaginer un engagement optimal des forces de police sans une étroite collaboration entre le Ministère public et l'autorité politique, telle qu'elle se concrétise, depuis maintenant huit ans, par la conclusion régulière d'accords visant la mise en place d'une politique criminelle commune ? Comment imaginer, demain, le virage numérique de la justice sans l'appui des autorités politiques ? Trouver le chemin entre les tensions institutionnelles découlant naturellement de l'exercice de nos compétences respectives et l'indispensable coopération des trois pouvoirs, constitue un défi auquel nous devrons ensemble nous atteler, en gardant à l'esprit l'intérêt supérieur qui doit tous nous guider, l'intérêt public à la bonne marche de nos institutions.

La justice, ce sont des valeurs, mais ce sont aussi et surtout des femmes et des hommes: les magistrates et magistrats aujourd'hui assemblés et les collaboratrices et collaborateurs du Pouvoir judiciaire. Aux uns et aux autres, je rends hommage pour leur dévouement et leur fidélité à l'institution judiciaire. La justice, c'est aussi, plus trivialement sans doute, des moyens d'existence. Ce sont des locaux modernes et adaptés, qui nous font aujourd'hui tout aussi cruellement défaut qu'il y a six ans. Et c'est peu dire que la justice genevoise attend avec impatience, non pas de quitter son vieux Palais de justice, auquel elle a eu l'opportunité de s'habituer depuis 1860, mais de pouvoir enfin fonctionner dans des locaux adaptés à sa mission et dignes de celles et ceux qu'elle doit y accueillir. Je forme le voeu, Monsieur le président du Conseil d'Etat, Madame et Monsieur les conseillers d'Etat, Mesdames et Messieurs les députés, que la période judiciaire que nous inaugurons aujourd'hui voie le dossier avancer substantiellement et qu'à défaut de pose de la première pierre du nouveau Palais de justice, elle voie à tout le moins le vote du crédit d'étude, puis celui du crédit d'ouvrage.

J'ai évoqué tout à l'heure le virage numérique de la justice. La justice genevoise a pu, au cours des vingt dernières années, se doter progressivement de systèmes d'information qui lui permettent une gestion électronique des procédures efficace. Elle sait d'ailleurs gré aux autorités politiques d'avoir régulièrement voté les crédits de renouvellement permettant le maintien de ces systèmes d'information à un niveau adéquat. En revanche, comme toutes ses homologues de Suisse, la justice genevoise a pris du retard, un retard considérable, en matière de numérisation. C'est qu'il aurait été étrange de développer un système de gestion électronique des documents alors que les normes de procédure nous obligent à tenir un dossier à l'ancienne. Les travaux législatifs en cours sur le plan fédéral vont prochainement changer la donne, puisqu'ils obligeront toutes les instances judiciaires civiles et pénales, auxquelles les cantons pourront ajouter les juridictions de droit public, à tenir leurs dossiers sous forme électronique, et tous les partenaires professionnels de la justice, au premier rang desquels les avocats, à n'interagir avec cette dernière que sous forme électronique. Le projet Justitia 4.0, développé sous la double direction de la conférence de la justice conduite par le Tribunal fédéral et de la conférence des chefs de départements de justice et police, vise, au-delà de la base légale, à fournir l'architecture informatique de base permettant l'échange et la consultation des dossiers judiciaires numériques sur une plateforme unique. Aux magistrates et magistrats, j'aimerais dire que nous aurons un effort gigantesque à fournir pour nous adapter à un univers de travail fondamentalement bouleversé. Aux autorités politiques, j'aimerais marquer à quel point la justice genevoise, qui est très impliquée dans le projet national, devra pouvoir, le moment venu, compter sur leur appui, car il ne faut pas se bercer d'illusions: passer du papier au numérique, passer des classeurs fédéraux aux dossiers virtuels, passer de salles d'audience où l'on brasse des documents à des salles d'audience sans papier, tout cela aura un coût, et je vous remercie d'ores et déjà de faire bon accueil aux demandes de financements que nous ne manquerons pas de solliciter. Une bonne occasion, encore, de voir nos trois pouvoirs coopérer.

Aux magistrates et magistrats qui ont prêté serment, j'aimerais adresser mes plus vives félicitations et mes voeux pour une heureuse et fructueuse carrière ou suite de carrière. Vous avez prêté un serment magnifique qui désormais vous engage comme il vous engageait déjà précédemment, pour la majorité d'entre vous. Mais les serments, à l'instar d'autres promesses, n'engagent pas seulement ceux qui les prononcent, ils engagent aussi ceux qui les écoutent. A vous, Mesdames et Messieurs les conseillers d'Etat et les députés, de mettre tout en oeuvre pour que les magistrats qui sont devant vous aujourd'hui puissent remplir, dans toute sa plénitude, la tâche fondamentale que le peuple leur a confiée et obéir en tous points au serment qu'ils ont prêté. Ce n'est qu'au prix de cet effort collectif que nous pourrons faire mentir Henri-Frédéric Amiel, ce n'est qu'au prix de notre engagement à tous que nous pourrons faire en sorte que les citoyennes et citoyens, habitantes, habitants et hôtes de ce canton, puissent, chaque fois qu'ils en ont besoin, rencontrer la justice.

Vive la justice genevoise ! Vive la République et canton de Genève ! (Applaudissements.)