Séance du
jeudi 7 novembre 2013 à
17h
1re
législature -
1re
année -
1re
session -
1re
séance
Allocution du doyen d'âge
Allocution du doyen d'âge, M. Michel Amaudruz
Le président. Monsieur le président du Conseil d'Etat,
Mesdames et Messieurs les conseillers d'Etat,
A vous toutes et tous, heureux députés,
il m'échoit de présider cette séance inaugurale de notre législature qui comptera cinq années. Un honneur dont on dit, selon une formule consacrée, qu'on ne le doit qu'à son âge, ce qui est un peu frustrant. Il serait plus juste de parler d'un privilège éphémère que l'on réserve à «Monsieur le doyen» pour le récompenser de son obstination. Remarquez qu'en l'occurrence on ne saurait me reprocher de vouloir m'incruster au Grand Conseil: j'y fais en effet ma première apparition. Je suis un «bleu», et pour un instant votre «doyen bleu».
Fort de cette réflexion, je me suis d'ailleurs posé la question de savoir si cette marque de prestige ne devrait pas être réservée - comme c'est le cas par exemple dans le canton de Vaud ou au Conseil national - au plus jeune d'entre nous, car cet élu a devant lui tout un avenir politique. J'en profite, d'ailleurs, pour saluer une fois encore notre benjamine qui est à mes côtés, Mme Caroline Marti. Madame, élégance oblige, je tairai votre âge ! (Rires.) Sauf à mentionner, sans avoir à en rougir, que je pourrais être votre grand-père ! (Rires.) Je me réjouis de l'intérêt que vous portez à la chose politique et au débat démocratique; levez-vous, nous allons vous applaudir ! (Applaudissements.)
Autre privilège: nous sommes entourés, ce soir, de tous les membres de notre gouvernement. Quatre d'entre eux ont choisi de ne pas solliciter du souverain le renouvellement de leur mandat. Je voudrais que nous leur témoignions notre gratitude pour la tâche souvent difficile et ingrate à laquelle ils se sont dévoués. A chacun, je souhaite de suivre avec bonheur et succès le nouveau chemin qu'ils se sont tracé. Mesdames et Messieurs les députés, je vous remercie de bien vouloir vous lever et les applaudir ! (Applaudissements.)
Remarquez que trois de nos gouvernants restent en lice, il ne faudrait pas les oublier. Je ne sais pas s'ils sont aussi stressés que moi en ce moment, mais je les sens dans les starting-blocks. Ils ont choisi les couloirs trois, quatre et cinq - qui ne correspondent pas à l'ordre d'arrivée ! Ce sont les meilleurs couloirs, ainsi que l'affirme Bolt. Seulement, je leur indique juste de faire attention, car il arrive parfois, même à Bolt, de faire un faux départ, ce que je ne souhaite à personne. A ces trois persévérants, je leur dis bonne chance !
Je dois à la vérité que je me sens bien dans ce fauteuil présidentiel que je ne m'approprie que pour un court instant. Vous savez, cette vision dominante de l'hémicycle est galvanisante. De plus, elle me donne, pour une fois, la chance d'être à la même hauteur que la presse, qui nous honore de sa présence. Il est vrai que lorsque je vous parle d'hémicycle, c'est une vue de l'esprit: géométriquement, nous sommes placardés dans un rectangle, qui serait inapproprié au bon accomplissement de nos devoirs. Patience, nous y resterons, vraisemblablement, ces cinq prochaines années. Que voulez-vous, notre république est fauchée et elle a d'autres chats à fouetter ! (Rires.)
Nous avons la chance - ou le mérite - d'être les cent élus qui, en concours avec le Conseil d'Etat, vont oeuvrer pour le bien de notre république, avec le privilège d'être les premiers régis par une nouvelle constitution venue se substituer à celle trop ancienne - sans être pour autant obsolète - de James Fazy. Une nouvelle constitution qui restructure, rafraichit apporte des améliorations, même si elle n'est pas épargnée par certaines critiques. Cela étant, nous avons la chance d'avoir parmi nous plusieurs distingués constituants qui, au cours de cette législature, nous feront bénéficier de leur expertise. Aussi, je me bornerai à ne relever que quelques points forts de cette nouvelle constitution:
- le mode de l'élection au Conseil d'Etat: vous êtes tous au courant, il n'y a pas besoin de rallonger, sauf pour dire que nous aurons un président pour cinq ans et que nous sommes tous certains qu'il sera le meilleur d'entre eux !
- les incompatibilités: pour certains, la nouvelle constitution n'a pas été suffisamment rigoureuse au sujet des incompatibilités, mais enfin, il en est ainsi. Notons cependant - et c'est très bien - que les membres du Conseil d'Etat ne pourront plus siéger ni au Conseil national ni au Conseil des Etats. C'est une très bonne chose.
- le référendum et l'initiative: ce sont des droits politiques fondamentaux qui incarnent le fondement même de la démocratie. Sous l'ancienne loi, le référendum nécessitait 7000 voix et l'initiative 10 000; cela a été changé, on a établi un système où le nombre de voix nécessaire tant pour le référendum que pour l'initiative est déterminé en fonction de la population existante, ce qui veut dire que cela restreint - je le regrette un peu - ce droit fondamental. Mais, avec autant de valeur, on pourrait m'objecter que trop de démocratie tue la démocratie... (Commentaires.) Bah, qu'est-ce que vous voulez... (Commentaires.)
- les suppléants: c'est une innovation dans notre canton, et je crois que c'est une bonne chose, car il est important, notamment en commission mais aussi en plénière, que le plus grand nombre possible de députés soient représentés.
- la Cour constitutionnelle: personnellement j'étais contre, car j'ai un peu le sentiment que c'est rajouter une tranche sur un millefeuille. Bien fasse à cette Cour constitutionnelle, qui me réjouit quand même parce qu'elle ne prévoit pas de limite d'âge; en tant que doyen, je me dis que je pourrai toujours postuler au sein de cette vénérable institution.
- la laïcité: je fis partie de la commission chargée de traiter des droits fondamentaux, et les discussions furent souvent âpres et ardues sur cette question de la laïcité. Pour exemple, la devise «post tenebras lux» ne devait-elle pas être bannie en raison de son caractère religieux ? Candide, j'en demeurai pantois. La laïcité ne serait-elle pas devenue une nouvelle religion, encore plus sectaire ou intransigeante que les autres ? C'est ainsi que j'en suis venu à penser que, peut-être, il serait sage de siéger la face voilée, pour s'épargner le reproche d'avoir eu un regard qui aurait pu être ressenti comme faisant appel à Dieu.
Avant même que les résultats définitifs de l'élection qui nous porte aujourd'hui au Grand Conseil fussent tombés, les ondes, la télévision, les blogs se firent l'écho d'un véritable tsunami politique: un tel clama qu'il serait le guerrier montant au front pour combattre ceux dont la présence gonflante mettrait en péril l'avenir de notre république, un autre dénonça le chaos qui nous menacerait. Perplexe, aurais-je dû déduire de ces commentaires que nous allions poursuivre dans la même voie ? Non. Peut-être avec une certaine candeur, j'en ai retenu que ce n'était là qu'une réaction épidermique due à la surprise d'un instant et que, nonobstant d'inévitables tiraillements, voire des engueulades, toutes et tous nous saurions nous montrer dignes de la confiance que le souverain nous a témoignée, guidés par la sérénité à tout moment. Je suis certain que nous n'offrirons jamais le triste exemple des parlementaires italiens, qui s'échangeaient des coups n'ayant rien à envier à la boxe thaï !
D'autant que la tâche qui nous attend au cours de cette prochaine législature sera lourde et mettra à l'épreuve notre responsabilité.
L'endettement de notre canton, la sécurité, l'immigration, la mobilité, les logements sociaux, la fiscalité... Autant de sujets qui furent le fer de lance de tous les partis, toutes tendances confondues, lors de cette dernière campagne.
En tant que doyen, c'est pourtant aux aînés que va ma première pensée. Certes l'Etat fait beaucoup pour eux, mais dans les limites de ses moyens, qui se réduisent d'ailleurs comme peau de chagrin. Malheureusement, nous vivons dans une société qui tend à devenir de plus en plus égoïste. Ne l'oublions pas, et gardons à l'esprit cette préoccupation. Ce qui vaut pour les aînés vaut pour les jeunes; il nous compète de tout mettre en oeuvre pour assurer leur avenir et, soit dit en passant, leur ouvrir les portes de la chose publique et du débat démocratique.
A propos de l'insécurité: c'est l'un des sujets qui touche. C'est l'un des sujets qui fâche. Je ne vais pas m'étendre là-dessus, car d'autres, quelle que soit leur tendance politique, en ont débattu mieux que je ne saurais le faire. Permettez-moi simplement cette brève remarque: pas plus que je ne crois qu'il soit possible de préserver l'indépendance du pays avec une armée de 20 000 hommes - on pourrait aussi faire appel à l'armée du salut - pas plus je ne crois qu'il soit possible de combattre ce fléau avec nos effectifs actuels. Six cents policiers de plus, mille, oui ! Mais cela coûte. Où trouver les deniers ? Il faudra faire des coupes ailleurs, ce qui ne manquera pas de générer des querelles. A nous de discerner quelles seront les priorités.
Un autre sujet très sensible est celui de l'immigration, qui, certes, relève surtout de la compétence fédérale, mais concerne aussi notre canton avec ses 110 kilomètres de frontières. Lorsque l'on aborde cette question, nous nous devons de ne pas oublier qu'au XIXe siècle la Suisse était un pays pauvre, et que beaucoup de nos ancêtres trouvèrent refuge ailleurs, dans des contrées souvent lointaines. Genève, Lausanne, Fribourg, ce sont des noms de villes, bourgades, lieux-dits, que l'on retrouve aujourd'hui au Canada, aux Etats-Unis, en Argentine, au Brésil, etc. C'est la trace tangible que nos aïeux laissèrent dans ces pays qui surent les accueillir.
Inversement et simultanément, d'autres trouvèrent refuge chez nous. Parmi eux, je pense au peintre Gustave Courbet. A l'occasion de l'inauguration de son buste «La Liberté», dénommé ultérieurement «Helvetia», il communiqua, en 1876, le message suivant: «le soussigné - Courbet - a offert ce buste à la commune de la Tour-de-Peilz dans laquelle il habite comme hommage de reconnaissance à l'hospitalité suisse». Bon, il est vrai que Vladimir Ilitch n'a peut-être pas ressenti la même gratitude !
Ce sens profond de l'hospitalité doit perdurer, en Suisse comme à Genève. Néanmoins, dans le même temps, nous avons le devoir sinon l'obligation de préserver notre identité, parfois mise à mal par une évolution conjoncturelle de laquelle nous devons nous prémunir.
Une préoccupation dont ni Genève ni la Suisse n'ont l'exclusivité ! Eric Zemmour, dans son livre «Le bûcher des vaniteux», a fait une allusion à ce grave problème en faisant référence au «Camp des Saints» de Jean Raspail. Un livre qui fit scandale lors de sa parution en 1978 mais qui, aujourd'hui, se révèle avoir été prémonitoire: le récent drame de Lampedusa, il l'avait déjà raconté en 1978 - même si l'évocation par Zemmour des propos de cet auteur allait au-delà.
Ces quelques mots pour que l'on se rappelle que l'immigration doit être comprise dans le respect de l'humanisme et dans celui de notre identité. Deux valeurs qui ne s'annihilent pas, mais se conjuguent.
Un autre sujet qui défraye la chronique et agite les esprits, c'est la mobilité. Je dois à la vérité qu'étant d'un naturel un peu superstitieux, il ne me serait jamais venu à l'idée de m'attaquer à la ligne numéro 13. S'il fallait en supprimer une, n'importe laquelle mais pas celle-là ! De Jules César à François Mitterrand, en passant par Henri III, les Tudor, les Romanov, ils ont tous eu leur astrologue ! Pourquoi ne fait-on pas parfois appel, au Conseil d'Etat, à Madame Soleil ?
La voie verte, elle, avance, mais pas suffisamment vite selon certains. D'autres râlent parce que la voie bleue - que dis-je, la vague bleue ! - celle qui devrait traverser la rade, est sur la liste des abonnés absents. Ces râleurs, ils ne suivent pas l'actualité. Bientôt, une passerelle reliera le jardin anglais au quai du Mont-Blanc. L'engorgement du trafic sera résolu. Bien sûr, cette passerelle ne sera réservée qu'aux piétons, et pour cause: ils ne gêneront plus les cyclistes !
A propos du chômage: sans être dopés, nous sommes porteurs du maillot jaune. Nous avons le taux le plus élevé de Suisse, et paradoxalement, Genève est le canton qui fait le plus appel à la main d'oeuvre étrangère. Là, il y a une équation que nous aurons de la peine à résoudre.
Concernant les logements sociaux: tous partis confondus, on n'a que ce mot à la bouche. C'est la priorité des priorités. Mais est-ce à dire que l'on doit tout sacrifier au profit du logement social ? Prenons par exemple le site des Vernets, pour la valorisation duquel une initiative privée proposait un projet polyvalent, incluant une extension de la faculté des sciences. Genève ne tirerait-elle pas profit d'un élargissement de son rayonnement universitaire ? C'est d'ailleurs le fer de lance de Chevènement, qui assène dans son essai «La France est-elle finie ?» que la formation d'une intelligentsia élitaire serait le seul remède permettant à la France de ne pas partir en vrille. Dans «Voulez-vous vraiment sortir de la crise», Valérie Pécresse va dans le même sens, même plus loin. Pour elle, ne pas faire de l'enseignement et du lustre universitaire une priorité serait une grande faute. S'agissant du projet des Vernets, nos autorités n'ont pas dû être de cet avis: de façon péremptoire, il a été décidé que sur le site des Vernets il n'y aurait que des logements, point barre ! Est-ce un juste équilibre ? Cette question est réservée.
S'agissant de l'endettement, il faut relever que nous sommes le canton le plus obéré du pays. Nous vivons à crédit alors que notre croissance reste passive. Réduire notre endettement est une évidence, mais le chemin pour y parvenir est jonché de ronces. Les ressources de l'Etat, dans la conjoncture actuelle, sont exposées au risque, sinon à la certitude, d'une courbe décroissante. Dans le même temps, ceux qui, à Genève, paient des impôts, sont soumis à l'une des plus lourdes taxations de Suisse, une overdose fiscale qui incite les gros contribuables à se jeter dans les bras de M. Pascal Broulis, qui accueille chaleureusement ceux qui étouffent au bout du lac. L'une des conséquences alarmantes de cette situation est l'évaporation de la classe moyenne, poumon de nos recettes. A charge pour nous de tout mettre en oeuvre pour que Genève redevienne un canton attractif, un canton sexy ! (Commentaires.) Oui, sexy ! (Rires.) Nous retrouverons une clientèle fiscale qui permettra de grossir nos recettes et, ainsi, de réduire notre endettement. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, c'est en diminuant les impôts que l'on fera croître les recettes de l'Etat. L'exemple de la France, repris à contrario, devrait nous en convaincre. Pour gagner, il faut savoir être compétitif et générer un regain de confiance. Dans le prolongement de cette profession de foi, il faut rembourser pour retrouver notre indépendance vis-à-vis de la situation conjoncturelle. Des pistes ? Commençons par réduire nos dépenses courantes et notre millefeuille administratif.
Au travers de ces quelques réflexions, je me suis efforcé de souligner que, au cours de ces cinq prochaines années, nous aurons, révérence parler, «du pain sur la planche». Il nous appartiendra d'être rigoureux, déterminés, audacieux, de savoir oser. Certes Genève n'est pas la seule à ressentir les effets pervers d'une conjoncture difficile. La politique de notre gouvernement fédéral agite de nombreux esprits dont certains redoutent que cette politique, vu un manque patent de fermeté, ne nous conduise sur le chemin d'un suicide collectif.
Mais n'allons pas aussi loin; restons à Genève et dans le contexte dans lequel nous aurons à accomplir notre tâche. D'un côté, un groupe qui a le mérite d'être quasiment solidaire, mais qui privilégie peut-être par trop l'idéologie de la primauté sociale au réalisme des contraintes budgétaires et se love dans une dialectique visant à donner parfois des leçons de morale. D'où une certaine valse à deux temps. En contrepoids, un autre groupe qui nous entraîne - si vous me permettez cette image - dans une zumba: un petit pas à droite, un petit pas à gauche, un petit pas en avant, un petit pas en arrière avant de virevolter, mais sans être capable de tracer une ligne de conduite bien droite et rectiligne.
Que retenir de cette valse à deux temps, de cette zumba ? Je vous livre ma conviction: que l'on soit de gauche, du centre ou de droite, nous devons garder à l'esprit que les grandes réformes en matière sociale, comme la volonté d'entreprendre, ne viendront pas des autorités politiques omniscientes et omnipotentes, mais d'initiatives innovantes provenant de la société civile, qui reste le détonateur de toute action ! C'est peut-être ce manque de rigueur de part et d'autre qui pourrait expliquer l'apparition d'une troisième force au soir du 6 octobre. Troisième force dont l'élégance voudrait qu'elle soit bien accueillie.
Ainsi, lançons-nous avec harmonie dans ce qui pourrait être, cette fois, une valse à trois temps !
Quoi qu'il en soit, dans le respect des convictions de chacun, il nous appartient de réagir, d'innover, d'oser, pour se mettre à l'abri d'une crise qui menace.
Vivons Genève, croyons en Genève, battons-nous pour Genève, et vive notre république ! (Applaudissements.) (Les deux huissiers quittent la salle.)
Formation du Bureau