Séance du jeudi 27 mars 2014 à 8h
1re législature - 1re année - 6e session - 33e séance

M 2191
Proposition de motion de MM. Jean-Luc Forni, Bertrand Buchs, Philippe Morel, Jean-Marc Guinchard, Vincent Maitre, François Lance, Bernhard Riedweg : Trouvons des alternatives à l'incarcération stricte des détenus à la prison de Champ-Dollon
Ce texte figure dans le volume du Mémorial «Annexes: objets nouveaux» de la session VI des 13, 14, 27 et 28 mars 2014.

Débat

Le président. Nous abordons maintenant la motion 2191. Nous sommes en catégorie II, trente minutes. Si la parole n'est pas demandée... Si, Monsieur Forni, vous avez la parole.

M. Jean-Luc Forni (PDC). Merci, Monsieur le président. Mesdames et Messieurs les députés, chers collègues, la prison de Champ-Dollon souffre d'un mal chronique depuis de nombreuses années, exacerbé par des poussées aiguës et marqué par les incidents graves que nous avons connus ces dernières semaines. Ce mal, vous le connaissez tous, c'est la surpopulation. Le débat est vif dans la cité et dans les médias, et les recommandations et avis les plus divers, émanant soit des professionnels du barreau, soit d'intervenants se disant expérimentés quant à cette problématique, fleurissent. Cette fièvre est encore alimentée par la campagne pour l'élection du procureur général... (Remarque.) ...et, cerise sur le gâteau, par le récent arrêt du Tribunal fédéral sur les conditions d'incarcération à Champ-Dollon. Dans tout ce brouhaha, où nombreux sont celles et ceux qui nous servent leur recette et nous montrent la voie à suivre, il aurait été pour le moins étonnant que le Grand Conseil ne débatte pas de cette problématique et ne se saisisse pas du dossier pour une discussion de fond.

Pour répondre à toutes les interprétations lues dans la presse, nous avons besoin de chiffres et de données claires sur les types de détenus et de détention, afin de mieux appréhender la marche de manoeuvre, aussi faible soit-elle, que nous avons pour détendre une situation explosive qui peut se réactiver à tout moment.

Il ne s'agit pas seulement d'assurer aux détenus des conditions de détention qui répondent aux normes humanitaires requises, mais aussi de protéger et de soutenir les gardiens et le personnel pénitentiaire qui assurent leur mission avec un professionnalisme remarquable dans des conditions précaires. Concrètement, existe-t-il des mesures alternatives à l'incarcération stricte des détenus à Champ-Dollon, et à quelle proportion d'entre eux peuvent-elles s'appliquer ? Je le répète, nous avons besoin de données claires et officielles afin d'avoir des éléments concrets nous permettant de jouer pleinement notre rôle de députés dans le flot d'affirmations et de propositions qui alimentent le débat médiatique. Vous avez peut-être tous lu - même si cette remarque sort un peu du cadre de cette motion - un certain journal local; permettez-moi de m'étonner d'y lire que l'office cantonal de la détention n'est pas en mesure d'indiquer, aujourd'hui, sur les 1000 détenus qu'il gère, quels sont ceux qui coûtent le plus cher. En tant que chef d'entreprise, je manifeste ma surprise: je pense que tous les chefs d'entreprise, dans cet hémicycle, pourront confirmer qu'ils connaissent tous plus ou moins leurs meilleurs clients... (Brouhaha.)

Le président. S'il vous plaît, un peu de silence !

M. Jean-Luc Forni. ...et qu'ils savent, par conséquent, quels sont ceux à qui ils doivent prêter la plus grande attention.

La sécurité de notre population est essentielle; il ne convient pas de sombrer dans l'angélisme et la naïveté, et ce n'est d'ailleurs pas le but de cette motion. Les derniers chiffres publiés par le conseiller d'Etat Pierre Maudet montrent d'ailleurs une sensible baisse de la criminalité dans notre canton. Mais nous, démocrates-chrétiens, sommes aussi très attachés au respect des droits de l'Homme et voulons que Genève en reste la capitale emblématique. Le but de cette motion est précisément d'inviter le Conseil d'Etat à nous fournir officiellement ses informations et n'a pas pour objectif d'attiser davantage les passions ou de déstabiliser les magistrats en place. Mais nous devons nous donner les moyens d'assumer le tout sécuritaire dans le respect des droits de l'Homme, si cette politique continue. Nous ne pouvons pas davantage continuer à incarcérer en ignorant les décisions du Tribunal fédéral, et en nous mettant par là même dans l'illégalité. Vous avez peut-être aussi entendu qu'aux Etats-Unis, pays qui a le plus de détenus - environ 2,5 millions - même dans les Etats les plus féroces, le taux de détention diminue jusqu'à 2% par année, et dans certains Etats tels que le New Jersey et New York, on atteint des baisses de 10% à 20%. Cela doit aussi nous faire réfléchir. La commission des visiteurs du Grand Conseil, qui nous a transmis sa proposition de résolution, reconnaît aussi l'urgence de trouver rapidement des solutions pour pallier temporairement la surpopulation carcérale et fait des suggestions qui pourraient aussi constituer un élément de réponse à notre motion.

Enfin, il faut aussi penser aux victimes. Pour côtoyer, dans ma pratique professionnelle, aussi bien des victimes que des délinquants et anciens délinquants, je ne pense pas que les victimes aient une satisfaction supplémentaire à savoir que les conditions de détention de leurs assaillants sont précaires; je pense que ce qu'elles attendent, c'est un procès juste et équitable, et une sanction adéquate.

En conclusion, Mesdames et Messieurs les députés, je vous invite à accepter cette motion et à la renvoyer au Conseil d'Etat. Je vous remercie.

M. Marc Falquet (UDC). Mesdames et Messieurs, cette motion, dans son intitulé, ne satisfait pas l'Union démocratique du centre: le problème n'est pas de trouver une alternative à l'incarcération, évidemment, mais c'est de trouver, comme des places de logements, des places pour les criminels ! Il n'y en a pas assez à Genève, et le conseiller d'Etat en charge de la sécurité a déjà entrepris son travail dans ce sens.

L'autre chose, évidemment, ce n'est pas de libérer les criminels. Parce que si on parle de droits de l'Homme, il faut dire que le premier des droits c'est le droit à la sécurité, donc le fait que les citoyens puissent déambuler sans se faire agresser. Et s'il y a une diminution de la criminalité à Genève, ce n'est pas parce que les criminels ont pris conscience de leurs fautes, se sont amendés et ont décidé de ne plus récidiver, mais c'est bien parce qu'ils ont été incarcérés; c'est la seule raison de la baisse de la criminalité. Et si on souhaite désengorger la prison en libérant les détenus, évidemment que du jour au lendemain... (Remarque.) ...la criminalité va augmenter puisque l'on sait que les multirécidivistes, le jour où ils sont libérés, récidivent et se font arrêter à nouveau deux ou trois jours après.

Donc sur les considérants la motion est évidemment excellente, mais sur les solutions ce n'est pas tout à fait adéquat de trouver d'autres alternatives à l'incarcération, vu la situation particulière de Genève, où on sait que 75% des criminels sont des multirécidivistes qui n'ont pas de moyen d'existence régulier, pas de domicile fixe, et que la première chose qu'ils vont faire lorsqu'ils seront libérés, c'est de recommencer. Mais on vous suggère quand même d'accepter... (Remarque.) ...cette motion et de la joindre à la prochaine résolution qui a été étudiée à la commission des visiteurs. Merci beaucoup.

M. Pascal Spuhler (MCG). Mesdames et Messieurs les députés, cette motion, sûrement pleine de bonne volonté dans le fond, ne fait qu'enfoncer des portes ouvertes avec les deux invites proposées ici, dont celle de présenter un rapport indiquant les proportions des 840 détenus enregistrés actuellement. Ce rapport, la commission des visiteurs de prison, évidemment, l'a, et je pense qu'il n'est pas très utile que le Conseil d'Etat perde du temps à rédiger des rapports et encore des rapports pour savoir quel pourcentage d'étrangers, quel pourcentage de ceci ou de cela nous avons en prison. Plutôt que des rapports à rallonge, ce qu'il faut trouver, ce sont des solutions !

Quant à la deuxième invite, Mesdames et Messieurs, je pensais qu'on en avait suffisamment parlé dans ce parlement, mais je crois que le message ne rentre pas dans la tête de certains: des bracelets électroniques, oui, ce serait une solution idéale, en admettant qu'une majorité de prisonniers aient un domicile fixe à Genève ou dans la région ! En l'occurrence ce n'est pas le cas ! Nous savons que quasiment 95% des détenus, voire même plus, actuellement, à Champ-Dollon, ne sont pas domiciliés dans notre pays ! Ce sont des étrangers, ils n'ont pas de domicile, et un bracelet électronique fonctionne seulement si la personne a un domicile ! Donc, Mesdames et Messieurs, votre motion pleine de bonne volonté, nous ne la voterons pas !

M. Jean-Michel Bugnion (Ve). Mesdames et Messieurs les députés, il faut voir et constater la promiscuité dans les cellules de trois et de six à Champ-Dollon, promiscuité qui a d'ailleurs été condamnée par le Tribunal fédéral; il faut voir et constater l'absence d'intimité... (Protestations.) ...voir et constater le manque de possibilité de travailler... (Remarque.)

Le président. Monsieur Spuhler, s'il vous plaît !

M. Jean-Michel Bugnion. ...le manque de possibilité de faire du sport, le manque de possibilité de se former... (Commentaires.) ...alors que tous ces éléments sont garantis dans un établissement qui s'occupe de détention, à condition qu'il s'agisse d'une exécution de peine. Or, à Champ-Dollon, ce n'est juste pas possible. Les gardiens sont entièrement requis par la tâche prioritaire et compréhensible qui est celle de garantir la sécurité. Résultat, les détenus passent vingt-trois heures sur vingt-quatre en cellule.

Il faut aussi, Mesdames et Messieurs, entendre ou lire les témoignages, les peurs qui traversent tout l'établissement, aussi bien les détenus que les gardiens. Il faut voir et entendre, quand une mère nous dit, par exemple, que son fils a pris 40 kilos en plusieurs mois, simplement parce qu'il est surmédicamenté et privé du moindre exercice. Il faut vous rendre compte que ces conditions ne sont pas des conditions dignes de Genève, tant pour les détenus que pour le personnel ! Personnel qui, je le rappelle, est employé de l'Etat, et dont le taux d'absentéisme est de 10%. Or, au-delà de 7%, il est admis que le système présente véritablement une problématique dont il faut s'occuper. Cette motion pose de bonnes questions, maintenant il est impératif de trouver des bonnes réponses. Je vous remercie.

M. Alberto Velasco (S). A la lecture de la motion 2191, effectivement, un certain nombre de questions se posent. Mais j'aimerais dire à mes collègues qu'en 2007, la commission des visiteurs avait mandaté des experts parce qu'il y avait des situations similaires. En 2007, je dis bien ! Ça fait presque sept ans maintenant. Il y a eu un rapport, qui existe toujours, puis un deuxième rapport adressé à ce Grand Conseil par la commission des visiteurs, qui prônait un certain nombre de mesures. Si on avait appliqué ces mesures-là, Mesdames et Messieurs, on n'en serait pas là. Mais les rapports de la commission des visiteurs, quand ils arrivent devant ce Grand Conseil - d'ailleurs c'est toujours aux extraits, c'est dire ! - eh bien ils ne sont même pas lus et même pas appliqués.

Aujourd'hui, on nous demande, ici, une étude; on ne peut pas être contre, mais ça n'apporte aucune solution ! Qui peut s'opposer à une telle motion ? Par contre, je trouve tout à fait aberrant de constater qu'on a employé de l'argent, à l'époque, en heures d'experts, en heures de Grand Conseil, en heures d'études, avec des solutions qui auraient pu être appliquées, et qu'on arrive aujourd'hui à demander, dans une motion, de revenir à ce qu'on avait dit il y a sept ans ! C'est quand même assez aberrant.

Un deuxième aspect, Mesdames et Messieurs, c'est que déjà à l'époque, effectivement, la commission des visiteurs avait indiqué que les gens qui sont détenus sont privés de liberté, mais qu'à ce titre leur dignité doit être préservée ! Ils ont tous les autres droits; ils ont le droit à la santé, ils ont même le droit à l'information, ils ont le droit au respect de leur personne. La seule chose de laquelle ils sont privés, c'est la liberté ! Or, je le répète, année après année, malgré les rapports de la commission des visiteurs, ce Grand Conseil n'a rien fait ! Et je m'adresse au Conseil d'Etat: Mesdames et Messieurs du Conseil d'Etat, vous avez eu sept ans pour appliquer les mesures prônées par la commission des visiteurs; depuis sept ans, rien n'a été fait ! Rien n'a été fait. S'il y avait quelques mesures qui avaient été appliquées, on n'en serait pas là.

Voilà, Mesdames et Messieurs, le groupe socialiste prend évidemment acte de ce qui est dit ici et votera la motion, mais en vous disant qu'aucune solution n'est proposée là-dedans; vous allez faire une belle étude, ça va vous coûter de l'argent, vous allez venir avec un rapport, on va lire le rapport et ensuite on fera quoi ? Voilà la question. Je vous renvoie, Mesdames et Messieurs, au rapport de la commission des visiteurs de 2007; il y a des solutions très intéressantes qui sont suggérées.

Mme Jocelyne Haller (EAG). Mesdames et Messieurs les députés, j'aimerais peut-être dire, en préambule, que nous regrettons que cette motion ne soit pas traitée conjointement avec la résolution 758, puisqu'en fait cette première motion demande un rapport, alors que la résolution, elle, propose un certain nombre de solutions qui seront complétées par les amendements que nous avons présentés - je vous propose de revenir plus tard sur cette question. Mais il aurait été plus pertinent de traiter ces deux points conjointement. Je vous remercie de votre attention.

M. Pierre Maudet, conseiller d'Etat. Mesdames et Messieurs les députés... (Brouhaha. Le président agite la cloche.) ...il a été dit tout à l'heure que cette motion posait de bonnes questions. C'est assurément vrai, mais à ces questions on ne pourra malheureusement apporter que de mauvaises réponses, et des réponses seulement en partie satisfaisantes. Parce que, Mesdames et Messieurs les députés, vous le savez - et c'est en cela que cette motion pose un problème - la prémisse de base ce n'est pas que Champ-Dollon souffre d'un mal aigu, la surpopulation, mais c'est que Genève souffre d'un mal aigu, la sous-dotation carcérale ! (Commentaires.) Et dans ce sens, Monsieur Velasco, votre interpellation d'il y a quelques instants résonne bizarrement ! Parce que dans cette enceinte, il y a quelques mois de cela, il s'agissait, par exemple, de doter le canton d'un établissement pénitentiaire supplémentaire, et il s'est trouvé un certain nombre de députés, un tiers exactement, sur vos bancs, pour le refuser ! Pour refuser ce à quoi précisément on doit se rallier depuis de nombreuses années, l'idée très simple, établie, documentée, étayée par des rapports, que nous n'avons pas suffisamment de places de prison. Alors on ne peut pas d'un côté pleurer parce que depuis sept ans on ne lit pas les rapports de la commission des visiteurs, et d'un autre côté, lorsqu'on est au pied du mur et lorsqu'il s'agit de voter ces places supplémentaires, les refuser purement et simplement. (Remarque.) Mesdames et Messieurs les députés, je peux vous faire tous les rapports que vous voulez ! A la base, le constat que nous avons fait ensemble, il y a plusieurs années de cela - et pour ma part je n'étais pas encore là mais mes prédécesseurs et les vôtres l'ont fait - c'est que si la prison de Champ-Dollon, construite en 1977, qui n'a guère été augmentée que de 100 places dans l'intervalle alors que la population, elle, a quasiment doublé dans notre canton, ne fait pas l'objet d'un renforcement en places, eh bien nous n'aurons pas les moyens de notre politique, une politique qui, cela a été démontré en début de semaine encore, porte ses fruits dans la lutte contre l'insécurité, mais qui pour cela doit présenter tous les atours de la crédibilité.

Le deuxième élément sur lequel nous devons répondre à la faveur de cette motion - et certains l'ont dit dans la salle - c'est qu'on peut faire des rapports, et on en fait régulièrement, sur les dispositifs de bracelets électroniques, d'arrêts domiciliaires, de peines alternatives, que l'on développe au demeurant. Aujourd'hui, le canton de Genève dispose - et en ça il a triplé sa capacité - d'une quarantaine de bracelets électroniques; l'ennui, c'est que ça ne correspond guère à la population incarcérée ! Parce que vous le savez, les chiffres montrent qu'il y a environ 75% - je pourrais vous donner le chiffre exact - de détenus à Champ-Dollon qui sont des étrangers en situation irrégulière et qui ne sont pas éligibles, de par ce fait, au bracelet électronique, car ils n'ont pas de domicile, d'ancrage ici. Pensez un instant à équiper d'un bracelet électronique quelqu'un dans cette situation: ça ne présente strictement aucun intérêt, ni sous l'angle de la récidive, ni sous l'angle de la dangerosité, ni sous l'angle de la capacité de la justice à faire son travail correctement. Mais au-delà de ça, Mesdames et Messieurs, il faudrait, une fois, dans ce parlement, réaliser quelle est l'évolution de la criminalité en regard de ce qu'est l'évolution de la population carcérale ! Et c'est là que la motion se base sur une prémisse erronée, raison pour laquelle nous vous recommandons de la rejeter; d'abord parce que les chiffres, on les donne et on continuera de les donner, mais au-delà de ça, la prémisse erronée, je le répète et je conclus là-dessus, c'est que ce n'est pas Champ-Dollon qui souffre de surpopulation, c'est Genève qui souffre de sous-dotation et d'incapacité de réaliser les infrastructures qui correspondent à ce qu'est, aujourd'hui, la criminalité, et à la population carcérale qui en découle.

Une voix. Bien !

Le président. Merci, Monsieur le conseiller d'Etat. Je vais mettre aux voix la prise en considération de cette motion.

Mise aux voix, la proposition de motion 2191 est rejetée par 47 non contre 30 oui et 7 abstentions.