Les études généalogiques jouissent aujourd'hui d'une grande popularité. Cette vogue n'est pas pour étonner, si l'on songe à l'évolution de la société actuelle, aux ravages de l'individualisme dans les mentalités et dans l'esprit civique ou simplement communautaire, aux exigences de mobilité qui sont celles de l'économie, avec leurs conséquences destructrices sur la famille et les réseaux traditionnels d'amis, la perte de repères dans l'espace et de racines dans le temps qui en résultent.
La popularité actuelle de la généalogie ne doit pas masquer l'ancienneté de cette discipline. Déjà la Bible expose en long et en large l'ascendance de Moïse ou du Christ, la descendance d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, fondateurs des douze tribus d'Israël, et du roi David, ancêtre de la Nouvelle Alliance. Plus près de nous, les familles nobles, pour placer leurs cadets ou cadettes dans des monastères particulièrement huppés ou dans des ordres chevaleresques, ou pour échapper en France au payement de la taille, ou encore pour obtenir à Berne le privilège de passer en jugement devant les cours baillivales et non devant les paysans assesseurs des cours des châtellenies, se sont efforcées dès le XVIe siècle et parfois même plus tôt, de rassembler des preuves de leurs origines et de leurs quartiers de noblesse. C'est à ces efforts de recherche, confiés sous l'Ancien Régime à des maîtres d'arme comme ceux de la famille d'Hozier en France, que l'on doit la confection d'arbres généalogiques qui sont de véritables oeuvres d'art, aquarellées, ornées de blasons, de dessins de châteaux ou d'armes de guerre, ou plus simplement de fleurs, de feuilles et de fruits qui sont les enfants de ces lignées honorables.
Plus près de nous, des cabinets de généalogie s'activent dans la recherche d'héritiers jusqu'au 4e et au 5e degré, qui procureront peut-être à des bourgeois qui n'y pensaient guère des héritages substantiels et au fisc des profits plus substantiels encore.
Nous ne pensons pas que ces passions bourgeoises soient mauvaises. Au contraire, même si elles contribuent à donner du travail aux archivistes et à les détourner des tâches d'inventorisation et de préarchivage qui sont les leurs, elles prouvent aussi l'utilité de conserver des traces de ces filiations dans l'état civil, les registres de notaires, les grosses de reconnaissances féodales, les inventaires après décès, les rôles d'électeurs, les documents fiscaux, les recensements cantonaux, et tant d'autres séries de documents administratifs permettant de retracer l'histoire des individus et des familles.
Les archivistes doivent être d'autant plus reconnaissants à cette fourmilière de généalogistes, professionnels ou privés, que la somme de ces travaux fait revivre toute une société, avec ses réseaux familiaux, commerciaux, politiques, amicaux: comment, avec qui se marie-t-on? où, dans quelles circonstances trouve-t-on son conjoint? quelles sont les stratégies familiales qui président à ces unions? quelle est la part de l'initiative personnelle des futurs époux? quelle est l'influence des pasteurs, des curés, des règlements? quelles sont les situations qui poussent au divorce? Autant de questions cruciales pour les individus comme pour les sociétés, qui revêtent aujourd'hui une telle importance que le besoin est patent de légiférer pour mettre un peu d'ordre dans tous ces phénomènes.
Aussi le projet déjà ancien de M. Roger Rosset de présenter dans les vingt et une vitrines des Archives d'Etat le fruit de ses recherches et de ses réflexions sur la généalogie revêt-il une véritable actualité. Et pourtant, il poursuit une tradition déjà ancienne à Genève. Sans remonter jusqu'à ces familles qui recherchent dans leur ascendance les preuves de noblesse leur permettant de ne pas payer la taille en France pour leurs propriétés du Pays de Gex, ou qui plus simplement avaient besoin d'attester qu'ils descendaient d'un citoyen de Genève pour se faire réhabiliter dans leurs droits de bourgeoisie, il faut rappeler ici l'oeuvre fondatrice de la famille Galiffe, puis celle d'Henry Deonna, qui comptait parmi les autorités non seulement en matière de généalogie, mais aussi d'héraldique; celle du notaire Albert Choisy; celle de l'ancien secrétaire général du Journal de Genève Edmond Barde; celle des archivistes Louis Dufour-Vernes et Paul-F. Geisendorf, dont les contributions ont pu déboucher sur des études démographiques exemplaires.
En effet, l'analyse des Généalogies genevoises d'Albert Choisy, parues en 1947, portant sur les familles genevoises admises à la bourgeoisie avant la Réformation, complétées par toutes les mentions de naissances d'enfants morts-nés ou d'enfants morts sans baptême, ont permis au démographe Louis Henry dans un ouvrage désormais classique paru en 1956, à partir de ce paradigme remarquable, de parvenir à des résultats passionnants sur la fécondité des mariages, sur les intervalles intergénésiques notamment, et sur toutes sortes d'autres aspects de la démographie genevoise.
Ce type de recherche, qui se limitait alors à un nombre restreint de familles plutôt haut placées sur l'échelle sociale, a été poursuivi sur une grande échelle par le professeur Alfred Perrenoud: sur la base de plusieurs milliers de fiches généalogiques, traitées alors manuellement, il a publié d'importants ouvrages sur la démographie et la société genevoises qui font autorité et servent de modèles sur un plan international.
Le cheminement de l'exposition
L'exposition a pour objectif non seulement de présenter les ressources des Archives d'Etat, particulièrement riches pour les amateurs de généalogie, mais aussi de susciter la réflexion sur cette discipline considérée comme une science auxiliaire de l'histoire. Les premières vitrines présentent les origines bibliques de la généalogie, avec leurs lointaines retombées sur le vieil oncle de l'écrivain Guy de Pourtalès, qui passait tous ses loisirs à figurer sur un tableau gigantesque toutes les données sur les filiations des divers personnages de la Bible depuis Adam jusqu'à Jésus-Christ.
Les vitrines 2 et suivantes présentent les divers modes d'enregistrement des personnes. Parmi les sources sous l'Ancien Régime et même depuis le Moyen Age, il faut attirer l'attention sur deux types principaux: les «grosses de reconnaissances» féodales, qui indiquent, à chaque rénovation, donc, en principe, à chaque nouvelle génération, la filiation des sujets qui «confessent» tenir tel bien-fonds de leur seigneur. Et, à partir de la Réforme, les registres de baptêmes et de mariages, auxquels il faut ajouter, dès 1545, les registres de décès tenus par un employé de l'Hôpital général disposant de vagues connaissances médicales. Cette série de registres, sans être la plus ancienne en Suisse, est cependant l'une des plus complètes: c'est elle qui a valu à Genève de figurer parmi les cités exemplaires pour les études démographiques.
Au milieu du XVIe siècle et au-delà, la multiplicité des séries de ces registres, tenus par les ministres du Saint Evangile, reflète la multiplicité des communautés religieuses accueillies à Genève à la suite des persécutions contre les réformés: si les catholiques en étaient exclus, du moins jusqu'à l'installation d'un résident de France et de sa chapelle, en revanche la diversité des dénominations protestantes justifie pleinement les accusations de diversité et de variations portées par les polémistes catholiques contre les protestants.
L'annexion à la République française en 1798 introduit l'état civil, c'est à dire la laïcisation de l'enregistrement des naissances, des mariages et des décès. Toutefois, la Restauration, le respect de l'héritage religieux dans les Communes Réunies, a fait que l'enregistrement des mariages catholiques par les curés s'est poursuivi jusqu'au Kulturkampf, ou plus exactement jusqu'à la loi fédérale sur l'état civil de 1974. Dès cette époque, les pratiques genevoises sont alignées sur celles des autres cantons, comme le montre la vitrine consacrée au fonctionnement de l'état civil en Suisse et à Genève depuis le dernier quart du XIXe siècle.
Dès le XVIIIe siècle, les registres de baptêmes, de mariages et de décès sont déposés à la Chancellerie. Les citoyens y recourent fréquemment, en particulier pour se faire établir des certificats de vie ou trouver les données de base pour la conclusion de contrats de rentes viagères, notamment sur la tête de jeunes enfants de sexe féminin: car la longévité des jeunes Genevoises était célèbre à la ronde. De là naquit la nécessité de confectionner des répertoires cumulatifs des paroisses (vitrine 11), mais aussi, à la suite d'abus, de formuler les premières interdictions de libre accès aux registres, aujourd'hui encore entraves au travail des généalogistes et source d'irritation pour certains d'entre eux.
Cette tradition d'instruments de recherche cumulatifs est une des forces de notre service: la structure centralisée du canton a justifié et permis la confection de très nombreux autres répertoires cumulatifs dans les Archives de l'Etat, portant sur les recensements, les registres de permis d'établissement et de séjour, autant de sources indispensables aux recherches biographiques et généalogiques.
La visite se poursuit avec les problèmes particuliers posés par la consanguinité, les méthodes informatiques, des exemples d'arbres d'ascendance et de descendance. Une attention particulière est portée aux sources indirectes de la généalogie, conservées en abondance aux Archives d'Etat: actes notariés, procès criminels, archives familiales avec les papiers d'identité, les livrets de familles, les titres de noblesse et les actes d'origine, les contrats de mariage et les testaments, les inventaires après décès, les faire-part de décès, les registres de décès de l'hôpital et les permis d'inhumer, les listes de la Feuille d'avis officielle, que l'on trouve désormais sur Internet, etc.
Les vitrines suivantes sont consacrées aux travaux des généalogistes passés et présents, aux curiosités généalogiques, aux actes célèbres, à la législation relative à la généalogie et aux restrictions liées à la protection de la sphère privée. Voilà un aspect qui prend toujours plus d'importance, en fonction des moyens perfectionnés, à la fois efficaces et dangereux, pour récolter et diffuser des informations sur les personnes et sur les filiations.
Mais à l'inverse, ces moyens offerts par les nouvelles technologies permettront d'affronter les défis proposés aux généalogistes par d'autres développements: les familles recomposées, la dévalorisation progressive du mariage traditionnel au profit d'autres formes d'alliances, enfin la complexité des rapports de filiation induite par les développements de la génétique: insémination artificielle, FIVETE (fécondation in vitro et transfert d'embryon), et bientôt peut-être, le clonage d'êtres humains. La floraison des instituts de recherche et des associations cantonales et nationales de généalogistes, qui progressivement couvrent un réseau intercontinental grâce à Internet, ne sera pas inutile à la maîtrise de tous ces nouveaux problèmes.
Les Archives d'Etat remercient tous ceux qui se sont investis dans la préparation de cette exposition, à commencer par le personnel du service, dont l'engagement et l'enthousiasme font plaisir à voir. Nous remercions aussi les institutions, publiques ou privées, et les particuliers qui nous ont aidés de leurs suggestions ou par le prêt de leurs documents: Monsieur Roland Haefliger, directeur de la direction cantonale de l'état civil, Monsieur Bernard Perroud, chef du service des passeports et de la nationalité, Mme Rachel Schaerer, assistante à la direction administrative et financière de la Chancellerie d'Etat, Monsieur Pierre-Yves Pièce, président et animateur des sorties du Cercle vaudois de généalogie, Madame Yvette Develey, fondatrice d'une antenne genevoise de ce Cercle, et M. Nicolas Durand, fondateur et président de la toute jeune Société genevoise de généalogie.
Genève, le 14 avril 2002
Catherine Santschi, archiviste de l'Etat
Roger Rosset, archiviste de l'Etat adjoint