Les Archives d'Etat pouvaient-elles se tenir à l'écart des nombreuses manifestations organisées en 2002 pour célébrer le quatre-centième anniversaire de l'Escalade? Evidemment non. L'attachement de notre maison à cet événement fondateur de la conscience nationale se montre chaque année, soit dans le cercle restreint du personnel, soit à l'égard du public: car même si les Archives d'Etat ne sont pas associées systématiquement chaque année aux festivités orchestrées par la Compagnie 1602, chacun sait à Genève que l'on trouve dans les archives de la République les documents les plus fondamentaux sur cette nuit mémorable, en commençant par le constat opéré le lendemain matin du 11 décembre 1602 dans le registre du Conseil, jusqu'au traité de Saint-Julien du 21 juillet 1603, qui mit fin provisoirement aux hostilités.
Est-ce à dire que les Archives d'Etat possèdent tous les documents? Dans un précédent numéro de la revue de la Compagnie 1602, la soussignée a fait l'inventaire non seulement des ressources, mais aussi des lacunes constatées dans les séries confiées à sa garde. Si les séries de correspondance diplomatique, de titres juridiques, de registres du Conseil, de registres de baptêmes et de mariages sont complètes, en revanche on déplore la disparition d'un important registre de justice: celui du Consistoire; d'un registre des opérations dirigées par le Conseil militaire créé pour l'occasion; et surtout du mythique «Livre des morts» pour la période de 1600 à 1608, qui contenait donc la liste des citoyens, bourgeois et habitants de Genève tués lors de l'attaque nocturne de la cité. Qu'un tel volume, qui existait encore à la fin du XVIIIe siècle, ait été soustrait des Archives, démontre à la fois le fétichisme et le manque de sens civique du collectionneur inconnu qui se l'est approprié.
D'autres lacunes, telles que les «trous» dans les inventaires d'armes et de munitions ou dans les comptes de dépenses pour les fortifications à cette époque névralgique, sont plus préoccupantes encore: le budget militaire de Genève était-il si restreint, et la ville était-elle si mal préparée, malgré les avertissements nombreux qu'elle avait reçus? Ou bien les collectionneurs ont-ils aussi sévi dans ces catégories de documents?
Mais plutôt que de se lamenter sur les lacunes de la documentation, les auteurs de la présente exposition ont voulu montrer les richesses que recèlent les Archives d'Etat sur la nuit de l'Escalade, son déroulement, ses suites diplomatiques et les résonances dans la vie quotidienne des Genevois autrefois et aujourd'hui, en particulier la place éminente qu'occupe le rituel de la commémoration dans la vie genevoise.
Cela est paradoxal: en effet, l' article 22 du Traité de Saint-Julien précise que «tous actes d'hostilité survenus dès le mois de décembre de l'année dernière, la mémoire desquels et de toutes aigreurs demeurera à jamais esteinte et abolie; et tous entrepreneurs et perturbateurs du repos public seront punis et chastiés comme infracteurs de la paix». Donc le «devoir de mémoire» dont aujourd'hui on nous rebat les oreilles, n'existe tout simplement pas à l'époque de l'Escalade. Ce type de disposition, destiné à assurer la paix entre les anciens belligérants, figure d'ailleurs dans la plupart des traités de paix de cette époque, comme par exemple l'Edit de Nantes.
Or, si l'on envisage les divers aspects de cette commémoration, reflétés par la présente exposition, on constate qu'il s'agit là d'une manifestation profondément ancrée dans la conscience des Genevois, qu'ils soient de souche ou d'adoption: cela à tel point que dès l'année suivante, le Conseil a dû réprimer les manifestations publiques de joie populaire, accompagnées de chansons injurieuses pour le duc de Savoie, et donc contraires à la lettre et à l'esprit du Traité de Saint-Julien. De plus, la Vénérable Compagnie des Pasteurs, tout en organisant des services d'action de grâces, s'est toujours opposée à ce que l'on célèbre la mémoire des défunts; et, observant que l'Eglise protestante de Genève ne célébrait même pas Noël - contrairement aux autres églises réformées - les pasteurs jugeaient inopportun de remplacer Noël par une fête profane. Donc, les sphères officielles de la vieille Genève, pour des raisons politiques et religieuses, non seulement n'ont pas encouragé la commémoration de l'Escalade, mais encore l'ont réprimée. Et les documents officiels n'apportent guère d'éléments à la compréhension ethnologique du phénomène.
En revanche, comme on pourra s'en rendre compte par les vitrines 11 et 12, ainsi que par celles consacrées à la Course de l'Escalade, les ressources des archives et des collections privées témoignent concrètement de l'attachement de toute la population à cette célébration. De plus, cette exposition montre l'intérêt porté par la direction des Archives à l'apport des cercles privés, et l'utilité de nos travaux d'inventorisation et de communication pour la «culture» de l'Escalade, tant par les historiens de métier que par le grand public.
En effet, un des points forts de l'exposition, le tableau des descendants de la Mère Royaume, est dans la droite ligne de ce que nous avons présenté ces derniers mois sur la généalogie et l'état civil. Grâce au travail patient et compétent de M. Roger Rosset, archiviste d'Etat adjoint, et à sa maîtrise des nouvelles technologies de communication, non seulement cette liste a pu être établie et reçoit tous les jours de nouveaux compléments, mais encore les personnes concernées ont pu entrer en contact et constituer cette association des descendants de la Mère Royaume dont on parle ces jours dans la presse. C'est ainsi que les documents d'état civil conservés dans les Archives font vivre la tradition et renforcent l'attachement des Genevois à leur cité.
Nous voudrions encore relever, au chapitre de la géopolitique et de la topographie militaire, l'importance des documents présentés dans les vitrines 1 à 5 et 13 à 19. Le contenu de ces vitrines montre que le terrain historique est déjà bien labouré, mais que de nouvelles ressources documentaires attendent peut-être de nouvelles études: les plans et les projets des fortifications au XVIe siècle, de la fameuse «enceinte des Réformateurs», conservés dans la collection des Pièces historiques, témoignent des efforts consentis à l'époque héroïque de la Réforme pour fortifier la ville. Surtout, les vues de Genève à l'époque de l'Escalade et les anciennes cartes de la région provenant de la collection Dumur, acquise l'année dernière par les Archives d'Etat, manifestent enfin au public la ténacité et le patriotisme de ce collectionneur passionné, qui a constitué à titre personnel un des plus importants ensembles de documents iconographiques concernant Genève, conservé jusqu'alors en mains privées. Cette acquisition, qui enrichit le patrimoine culturel de l'Etat et qui comble une lacune de nos Archives, permet d'envisager un renouvellement des travaux sur la topographie et la cartographie relatives à Genève. En présentant ces quelques pièces, nous donnons un premier aperçu de la richesse de cette collection, et nous disons notre reconnaissance au Conseil d'Etat, qui a facilité cette acquisition, et à Mme Véronique Probst, archiviste assistante, qui a exécuté dans un temps record la vérification, le conditionnement et l'inventorisation détaillée de cette collection.
Nous ne saurions terminer cette introduction sans remercier tous ceux qui se sont dépensés pour la présente réalisation, en particulier la commissaire de l'exposition, Mme Martine Piguet, archiviste, M. Jacques Barrelet et M. Roger Rosset, archivistes d'Etat adjoints, et Mme Véronique Probst, archiviste, qui ont contribué de manière décisive à la conception des vitrines et à la recherche des documents, et MM. Philippe Longchamp et Pierre Morath, pour la mise au point des vitrines consacrées à la course de l'Escalade. Notre gratitude va également à l'ensemble du personnel des Archives, qui a montré à nouveau son engagement dans cette entreprise, que nous poursuivons ensemble depuis plus de vingt ans, pour faire vivre ce dépôt.
Genève, en ce début de novembre 2002.
Catherine Santschi
Archiviste de l'Etat