Touche pas à mes noix! Un conflit de voisinage et de juridiction - 26 septembre 1713
© Pierre Reymond et Archives d'Etat de Genève
Nous, Jean de La Corbiere, docteur ès droits, juge des terres, seigneuries et jurisdictions de St Victor et Chapitre pour nos magnifiques et très honorés seigneur de Geneve, certifions qu’etans allé ce jourduy à Laconnex par ordre de nosd. seigneurs pour faire imformation contre le sr Pierre de La Grave, au sujet de ce qu’il fait dire messe chez luy, nous aurions fait l’information cy-jointe. Et ensuite, le nommé Pela nous ayant dit qu’il avoit amodié de la commune le noyer qui est au cimetiere, où étoit autrefois l’eglyse, et que l’ayant voulu secoüer, led. La Grave seroit venu et auroit maltraitté sa femme, et en paroles et en actions, le samedy precedent, que cet arbre étant à n[os] s[eigneurs] qui l’avoient relaché à la communauté pour l’entretien du four, il nous prioit d’interposer notre autorité afin qu’il en put joüir, sur quoy nous aurions ordonné aud. Pela et à plusieurs paysant d’aller secoüer led. noyer en notre presence, ce que faisans, la mere dud. sr La Grave, sa femme et son fils, Melchior, seroient survenus qui auroient fait un grand bruit de ce que nous faisions secoüer ledit noyer, que la chapelle qui est à coté étoit à eux et qu’ils empecheroient bien qu’on y entrat pour y cueillir les noix qui tomberoient, qu’ils ne nous reconnoissoient nullement, pas plus que ceux qui nous avoient établi, que nous étions le juge des paysans mais non pas d’eux et qu’ils regardoient Messieurs de Geneve et moy comme des chiens, que Messieurs de Geneve repondroient de la mort de leur mary et pere, et que son sang en crioit vengeance ; c’est ce que tous trois dirent. Et comme il y eut des noix pour la valeur de quelques paniers qui tomberent dans une cour qui est à eux et qu’ils les vouloient emporter, lesd. paysans nous requirent de leur dire droit et de leur en faire donner leur part, en donnant seulement l’ombrage aud. La Grave. Mais lesd. femmes et enfans eurent la hardiesse de dire que nous n’avions rien à reconnoitre sur laditte place ni dans toutes leur terres, sur quoy nous fimes sur le champ partager lesd. noix, mais la femme, son fils et sa fille s’en allerent sans vouloir nous reconnoitre, au lieu que la mere, qui s’en alloit aussi, revint et accepta le partage, nous demandant pardon devant lesd. paysant de ce qu’elle avoit fait. Pendant tout cet intervalle de temz, le sr de La Grave ne parut point, quoyqu’il fut près de là, dans ces hutins, où nous l’y avions veu.
De tout quoy, nous avons dressé le present verbal, ce 26 7e 1713.
De La Corbiere, juge
[au dos] 26 7e 1713. Verbal du sr juge de St Victor et Chapitre touchant le sr de La Grave, de Laconnex, et sa famille.
Original: H 24 cm x L 16,5 cm, deux feuillets. AEG, P.H. 4202/8.
Un homme secouant son noyer et se heurtant à son voisin qui l’empêche de ramasser les noix tombées chez lui – voilà une histoire banale, mais qui illustre les conflits de juridiction fréquents à une époque où les frontières ne sont pas définies aussi précisément qu’aujourd’hui et où les droits peuvent être partagés entre plusieurs seigneurs.
A la fin du XIIIe siècle, Amédée, comte de Genève, admet devoir au prieuré Saint-Victor 40 livres de redevance annuelle, lui concédant toutes les charges et tous les droits qu’il possède sur les terres et les hommes du prieuré dans plusieurs villages, dont celui de Laconnex. Pour éviter tout doute, le comte cède au dit prieuré l’entière juridiction qu’il possède sur ces lieux, ne se réservant que le dernier supplice, sans rien prétendre aux biens des condamnés, confisqués au profit du prieuré, ce qu’il reconnaît à nouveau en 1302. A la Réforme, les terres du prieuré Saint-Victor sont sécularisées au profit de la seigneurie de Genève, qui s’y fait représenter par des châtelains, dont la tâche essentielle est l’administration de la justice.
Laconnex forme une communauté villageoise, en charge de gérer les communaux pour le bien de tous. Il ressort de ce document qu’elle possède notamment un noyer situé dans le cimetière, que les autorités genevoises lui ont cédé pour l’entretien du four commun et qu’elle a amodié à un habitant du lieu. Mais plusieurs familles nobles y possèdent également des fiefs, parmi lesquelles les Laconnex et les La Grave. Les premiers possèdent une maison forte à côté de l’église, qui est prise d’assaut par les seconds en 1626, avant de leur échoir par héritage en 1638. En 1698, Pierre de La Grave y annexe une chapelle. Une enquête menée en 1713 révèle que les curés du voisinage se rendent souvent chez lui le matin, que des prêtres et des religieux y vont chaque semaine et y passent même la nuit, qu’il y fait célébrer la messe, les portes ouvertes, sans se cacher, qu’on y chante à haute voix, qu’il la fera célébrer malgré les autorités genevoises et qu’il y invite ceux qui voudront venir l’écouter.
Or, en 1544, le Départ de Bâle a accordé à Genève la souveraineté en matière de religion dans les terres de Saint-Victor et Chapitre, et lui a reconnu l’église de Laconnex. Celle-ci a été abandonnée, comme en témoigne le présent rapport, au profit de l’église de Thairy. Les traités postérieurs entre le duc de Savoie, successeur de la République de Berne dans l’exercice de ses droits, et Genève maintiennent le statu quo en ce qui concerne les terres de Saint-Victor et Chapitre, non sans engendrer des abus et des différends entre officiers des deux Etats et non sans susciter des tensions entre protestants et catholiques ; issu d’une vieille famille savoyarde, Pierre de La Grave est un catholique fervent et ne reconnaît que l’autorité du duc de Savoie.
Ce dernier, en dépit des traités susmentionnés, revendique une entière souveraineté sur les terres de Saint-Victor et Chapitre, y compris dans le domaine religieux, prétendant que l’exercice de la religion réformée par les habitants des terres de Saint-Victor et Chapitre n’est qu’un privilège qui leur a été accordé. Aussi, en 1736, le Sénat de Savoie ordonne-t-il l’expulsion des réformés étrangers établis dans le district des bailliages de Ternier et Gaillard, ainsi que dans le district des terres de Saint-Victor et Chapitre. En 1752 à nouveau, la cour de Turin intime l’ordre aux étrangers protestants habitant dans les terres de Saint-Victor et Chapitre de quitter lesdites terres dans les trois mois. Le traité de Turin de 1754 mettra un terme aux difficultés religieuses, en concédant le libre exercice de la foi aux habitants ayant changé de souveraineté, durant vingt-cinq ans, après quoi ils seront contraints de faire cultiver leurs terres par des personnes de la religion admise dans l’Etat où elles se trouvent.