«Remédier à la cherté des denrées» et «soulager le peuple» de la disette
Sous l'Ancien Régime, la petitesse du territoire genevois et le rendement à la fois maigre et incertain de ses terres céréalières font qu'une des priorités des édiles est d'assurer la subsistance de la population. C'est dans ce but que la Chambre des Blés est créée, en 1628. Il faut aussi se rappeler que jusqu'au XIXe siècle le secteur primaire domine, et que les produits de la terre et les subsistances (céréales, bétail et vigne) constituent alors le vrai fondement de la prospérité.
Dotée de moyens financiers importants, la Chambre des Blés est chargée de constituer des réserves de céréales panifiables suffisantes pour répondre aux besoins de la population pendant deux ou trois ans (vers 1630, 11'850 hectolitres pour 13'000 habitants; vers 1790, 47'400 hl. pour c. 28'000 hab.). Ainsi, cette institution achète et gère d'importants dépôts de froment, de seigle, d'épeautre et de méteil (seigle et froment semés ensemble) et de millet, mais aussi d'orge et d'avoine, deux céréales utilisées en gruau. Son activité est parfois considérée comme une entrave à la liberté du commerce, mais il ne faut par perdre de vue qu'elle ne couvre, avec ses ventes aux boulangers, qu'entre 12 et 20 % de la consommation genevoise (le second chiffre correspondant à une période de disette). Enfin, la Chambre sera aussi chargée de la gestion du sel, acceptera des dépôts d'argent et deviendra, dès le XVIIe siècle, une sorte de banque d'Etat.
On peut schématiser la politique d'achat de la Chambre des Blés ainsi:
- Quand la production - et l'offre - régionale est abondante, la Chambre s'approvisionne au Pays de Gex et en Savoie, en respectant toutefois une zone de non-commerce de quatre lieues autour de la ville, pour ne pas gêner le petit commerce spontané ni concurrencer le marché «libre» que constitue la grenette. Elle soutient alors les prix du marché, «a l'avantage et a l'accouragement de l'agriculture», et sait bien l'intérêt qu'a la République à ce que «l'argent se répande dans le voisinage». Elle stoppe ses achats dès que l'offre diminue, pour ne pas déséquilibrer le marché libre. Cet approvisionnement en «bled du pays» constitue l'essentiel des achats.
- Quand la production régionale est faible, la Chambre des Blés, qui bénéficie des services de nombreux correspondants - marchands, diplomates et hommes politiques - se tourne vers les marchés étrangers. Les aires d'approvisionnement varient: ce sont d'abord la Bresse, la Franche-Comté et l'Alsace; puis, dès 1684, Marseille, Livourne, Naples, la Sicile, le nord de l'Italie, la Souabe, le Brisgau; enfin, elles se dilatent encore vers l'Angleterre, la Sardaigne, la Barbarie (Tunisie et Est algérien actuel) et jusqu'en Amérique du Nord. Le choix est motivé par la qualité des échantillons, le prix des blés, la liberté de transit, le prix du transport (moins onéreux par voie d'eau). On peut aussi noter que certains blés étrangers ont servi pour des semailles, mais toujours avec parcimonie.
1. Le grenier à blé de Rive, 1769
Le bâtiment situé à droite est l'un des quatre greniers construits à Genève pour la Chambre des Blés. Gravure de Pierre Escuyer, 1822 (collection Dumur, AP 247/XII/1)
2. La nouvelle grenette, achevée en 1747
Située à Longemalle, la grenette est le marché couvert où avait lieu le «marché libre» du grain. Ce marché était soumis à de nombreuses taxes, le blé invendu ne pouvait sortir de la ville et le stockage n'y était pas assuré. Il est arrivé que la Chambre des Blés s'y fournisse discrètement, en sous-main. Aquarelle et gouache de Christian Gottlob Geissler, c. 1810 (BPU) [non reproduit]
3. Registre des comptes des trésoriers de la Chambre des Blés en 1763 (Subsistances Blé D 29, folio 69) [non reproduit]
Page de gauche: sous le titre: «DOIT», se trouve le compte des coupes vendues aux boulangers, pâtissiers, abonnés, mois après mois, pendant l'année, soit 7993 coupes (1 coupe = 0,79 hectolitre) à 34 florins 6 sous la coupe, ce qui fait un total de 275'758,6 fl. Les boulangers avaient l'obligation de se fournir auprès de la Chambre des Blés.
Page de droite: sous «AVOIR», figure la liste des paiements de blés (à 22 fl. la coupe) achetés à divers fournisseurs en janvier-février. La diversité des volumes achetés - entre 17 et 280 coupes - dépend du type de vendeurs: il y a à la fois des marchands, dont les noms reviennent souvent comme Dubouchet et Marmier, et des paysans de la région qui vendent leur propre production, ou parfois juste son excédent. La Chambre effectue ce type d'achat entre janvier et mai, et parfois jusqu'en juillet.
4. Registre des procès-verbaux de la Chambre des Blés en 1779 (Subsistances Blé A 21, folios 366 et 367) [non reproduit]
Page de gauche : Traité établi entre la Chambre, et J.-Baptiste Comba et Antoine Mandina pour le transport, « entre ci et la fin de la courante année, [de] la quantité de 2'000 sacs de blés de 5 [h]émines chacun (soit de c. 12 litres), de Turin à Lanebourg [Lanslebourg, et] qui leur seront remis en cette ville ».
Dessous se trouvent les conditions auxquelles les entrepreneurs souscrivent : 1) ils assurent une livraison dans les meilleurs délais ; 2) ils assument les frais de transport, garantissent la fidélité de leurs employés et l'intégrité du chargement ; 3) ils assument les frais de stockage nécessaires. Le point 4) détaille les conditions financières de l'accord : prix du transport, montant de l'avance, échelonnement des livraisons et des tarifs, gratification éventuelle.
Page de droite : a. Accord passé par le conseiller Cramer : « M. le Marquis de Balon s'engage de fournir 170 coupes [de] froment, mesure de Genève, bien nettoyé, du poids de 118 a 110 muids de Genève (le muid équivaut à 24 coupes) à 25 Livres de France la coupe rendu à Genève, pour la réception desquels on ne lui occasionnera aucun retard à Genève 170 coupes tant seigle pur qu'orge mêlé, lesquels lui seront payés aux mêmes conditions […], Le tout sera livré en 3 termes, savoir : le tiers au commencement de janvier ; le tiers au 1er février et le tiers au 1er mars ».
b. Sur les difficultés liées au transport et à la concurrence entre Genève et Berne : « M. le Conseiller Cramer a de plus fait lecture d'une lettre du Sieur Mandry de Lyon en date du 25 courant, portant l'avis de l'arrivée de 2 coches chargés de 1034 sacs de nos bleds ; le départ de 729 sacs depuis les 16 au 24 pour Genève, les mauvais procédés de MM. Pesse frères qui en ont retardés un plus grand nombre en chargeant nos propres char[r]ettes de marchandises pour la Suisse au préjudice de nos bleds ; par contre la probité et les bonnes intentions de Mr Charly qui se fait un point d'honneur de remplir les conventions qu'il a passées avec nous sans égards aux offres brillantes du commissionnaire de Leurs Excellences de Berne qui le laisse le maître de fixer le prix du transport de leur[s] bleds… »
5. Echantillons de « blés », soit céréales panifiables et céréales pour bière et gruau. De gauche à droite : froment ; seigle (le méteil se compose de seigle et de froment semés ensemble) ; épeautre ; orge ; avoine et millet. (Don de l'Agroscope de Changins) [non reproduit]