Après ses succès littéraires et musicaux à Paris, Rousseau n’en devient pas pour autant imbu de lui-même. Au contraire, dès 1753, s’étant fait voler son linge, il renonce à tout luxe dans ses vêtements et sa personne: plus de perruque, de soie ni de dentelles, mais une apparence sobre. En effet, Rousseau se sent de plus en plus «décalé» dans cette société parisienne frivole, où son refus de la pension que voulait lui verser le roi Louis XV le fait passer pour un original, voire un déséquilibré.
En accord avec ses idées sur la société, il ne veut plus être dépendant matériellement d’un seigneur et, dès 1751, exerce le métier de copiste de musique afin de s’assurer un revenu, même modeste, pour lui et sa compagne. Il s’en tiendra à cette pratique jusqu’à la fin de ses jours, par fidélité à ses principes et à ses origines.
Mais cette simplicité recherchée ne l’empêche pas de fréquenter assidûment les salons parisiens et il vit ainsi en plein paradoxe: il fustige le luxe et l’oisiveté de la société parisienne dans ses écrits, mais ne rejette pas complètement la culture de ce microcosme dans lequel il est reçu et accepté en tant qu’homme de lettres.
Portrait de Jean-Jacques Rousseau. Gravure en couleur d’Angélique Briceau
(CIG, Gir 332)
D’autre part, Rousseau amorce dans les années 1750 un rapprochement avec sa cité d’origine: il côtoie des compatriotes genevois installés à Paris, certains exilés pour cause d’appartenance au parti des bourgeois.
Il se lie d’amitié plus particulièrement avec Toussaint-Pierre Lenieps, banni de Genève dès 1731 pour avoir soutenu Micheli du Crest dans l’affaire des fortifications. Devenu banquier, et toujours en contact étroit avec les contestataires de Genève, Lenieps est considéré comme le chef de file du parti bourgeois en exil.
Rousseau fréquente également un cousin éloigné, François Mussard, joaillier et négociant. Ces exilés, qui entretiennent des correspondances suivies avec leurs compatriotes, sont parfaitement au courant de la vie politique genevoise et des troubles qui la secouent. Grâce à eux, Rousseau s’intéresse aux institutions et aux mœurs de Genève.
Ce rapprochement va se concrétiser dans ses écrits en 1754: en préambule à son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, sujet proposé par l’Académie de Dijon, Rousseau adresse une Dédicace à la République de Genève, dans l’idée de recevoir peut-être l’approbation officielle du gouvernement pour son écrit.
Mais le Discours, sous couvert d’un panégyrique de Genève et de ses institutions, de ses citoyens, pasteurs, politiciens et même de ses femmes, fait sentir à ses dédicataires qu’ils ne sont pas la hauteur de ce tableau idyllique d’une cité alliant la perfection de ses institutions à la vertu de ses citoyens. Les autorités prennent acte sans grand commentaire, se félicitant qu’un de leurs concitoyens manifeste «un génie et des talents distingués».
Malgré l’absence de caution officielle, Rousseau publie le Discours, insistant à ce sujet dans sa correspondance sur sa motivation principale: être utile au plus grand nombre.
Dédicace à la République de Genève accompagnant le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. Juin 1754 (AEG, Bibliothèque, E 38/14, éd. de 1835)
S’étant éloigné, au contact des philosophes, du catholicisme dévot pratiqué auprès de Madame de Warens, mais toujours croyant, il semble désireux de renouer avec sa patrie d’origine aussi sur le plan religieux: il relit la Bible, assiste parfois au culte réformé à l’ambassade de Hollande à Paris.
Finalement, par l’intermédiaire de l’horloger Jacques-François Deluc, membre du parti des bourgeois dès les troubles de 1738, il demande sa réintégration dans l’Eglise de Genève, ce qui sera fait en été 1754. Il s’agit là principalement d’un acte politique, qui lui permet de récupérer sa citoyenneté genevoise, la profession de foi protestante demeurant un préalable obligatoire pour se réclamer de la République réformée.
Bien que l’influence de l’Eglise sur les autorités publiques soit moins prégnante que pendant les siècles précédents, la Compagnie des pasteurs exerce encore une emprise importante sur les Genevois en matière de foi et de mœurs. Mais l’évolution des idées fait que les Conseils tendent petit à petit à prendre des décisions d’ordre ecclésiastique sans consulter le Consistoire, dont l’autorité est de plus en plus contestée.
Réintégration de J.-J. Rousseau dans l’Eglise de Genève (25 juillet 1754). Il est dispensé d’une abjuration publique, ayant prétexté de sa timidité et d’«une maladie très dangereuse». Il comparait donc devant une commission formée de pasteurs, d’un auditeur et de professeurs. Il s’est préparé pendant trois semaines à cette épreuve mais ne réussit qu’à répondre par oui ou non aux questions! Cette audience «privée» ne constitue pas un privilège car la comparution publique au temple est tombée en désuétude à cette époque. Rousseau est reçu à la Sainte Cène le 1er août (AEG, Consistoire R 85, f. 484)
Pendant son séjour à Genève de la mi-juin au début octobre 1754, Rousseau fréquente non seulement Deluc, mais aussi des membres actifs de l’opposition bourgeoise au gouvernement, en particulier Isaac-Ami Marcet de Mézières, orfèvre ayant le goût des lettres et l’un des chefs de file des troubles de 1734, avec qui Rousseau engage une relation épistolaire suivie.
Marcet de Mézières avait aussi été un ami d’Isaac Rousseau, père de Jean-Jacques. Il prendra activement la défense de ce dernier lors de la condamnation de l’Emile et du Contrat social par les autorités genevoises.
Rousseau, que de nombreux Genevois de la bonne société souhaitent rencontrer, préfère pourtant fréquenter les gens du peuple. Il se lie tout de même avec Paul-Claude Moultou, un jeune pasteur qui deviendra malgré quelques difficultés un ami fidèle, et avec Georges-Louis Le Sage, médecin, professeur de mathématiques et de physique, et savant reconnu en France et en Angleterre.
Par contre, les membres du parti aristocratique au pouvoir se méfient de l’écrivain et de ses idées subversives, même s’ils ne le manifestent pas ouvertement.
Ces quelques mois seront les derniers que Rousseau passera à Genève: il n’y reviendra jamais, mais ne l’oubliera ni intellectuellement, ni spirituellement. En redevenant Genevois, il est désormais membre à part entière du «peuple souverain», avec des droits et des obligations.
Taxation pour la garde au nom de «Rousseau de Paris» pour le montant de 18 florins. 1754
(AEG, Finances LL 6, p. 285)