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Décisions | Chambre administrative de la Cour de justice Cour de droit public

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A/1396/2019

ATA/261/2020 du 03.03.2020 sur JTAPI/1100/2019 ( ICCIFD ) , ADMIS

En fait
En droit
RÉPUBLIQUE ET CANTON DE GENÈVE

 

POUVOIR JUDICIAIRE

A/1396/2019-ICCIFD ATA/261/2020

COUR DE JUSTICE

Chambre administrative

Arrêt du 3 mars 2020

4ème section

 

dans la cause

 

A______ SA
représentée par Mes Jérôme Piguet et Étienne Von Streng, avocats

contre

ADMINISTRATION FISCALE CANTONALE

et

ADMINISTRATION FÉDÉRALE DES CONTRIBUTIONS

_________


Recours contre le jugement du Tribunal administratif de première instance du 9 décembre 2019 (JTAPI/1100/2019)


EN FAIT

1) Le présent litige porte sur le refus de l'administration fiscale cantonale (ci-après : AFC-GE) de communiquer à A______ SA (ci-après : la contribuable) quatre pièces de son dossier dans le cadre d'une procédure en rappel d'impôt pour les années fiscales 2004 à 2008 et d'amende pour l'année fiscale 2008.

2) Par pli recommandé du 21 décembre 2018, l'AFC-GE a informé la contribuable que les procédures relatives aux années fiscales 2003 à 2008 étaient terminées, sans supplément d'impôt pour l'année 2003 et sans amende pour les années 2004 à 2007. Elle lui a transmis les bordereaux pour les rappels d'impôts 2004 à 2008 et les bordereaux amendes 2008.

3) Le 23 janvier 2019, la contribuable a élevé réclamation contre ces taxations, se plaignant d'une violation de son droit d'être entendue.

Lors de la réunion du 3 juillet 2018, les inspecteurs avaient informé les avocats qu'ils détenaient un procès-verbal d'audition de Monsieur B______, entendu en qualité de témoin au cours d'une procédure pénale ne le concernant pas. Les avocats ne connaissant pas ce procès-verbal, ils avaient obtenu un délai pour le demander à leur mandante.

Les inspecteurs avaient indiqué que le dossier contenait des éléments factuels partiellement divergents de ceux présentés, éléments issus d'autres procès-verbaux d'auditions de témoins. Leur contenu et les noms des personnes concernées n'avaient pas été révélés aux avocats, mais les inspecteurs avaient proposé de vérifier sous quelle forme cette information pourrait être remise. Les parties avaient convenu que l'AFC-GE allait proposer une approche pratique permettant de pouvoir prendre connaissance des faits nouveaux issus des procès-verbaux d'auditions et établir ensuite un état de fait validé par la contribuable pour procéder au chiffrage de la rémunération éventuelle.

Le vendredi 7 décembre 2018, à 17h15, l'AFC-GE avait envoyé un courriel à la contribuable pour indiquer qu'elle avait revu les informations fournies par des témoins et que « pour des raisons de confidentialité, il avait été décidé à ce stade de résumer les informations les plus pertinentes qui ressortent de ces auditions ». Elle avait alors tiré quatorze affirmations sans en indiquer le contexte, la date de l'audience et les noms des personnes qui auraient fourni ces informations. Partant de ces affirmations, elle constatait d'importantes divergences avec l'état de fait tel que présenté par la contribuable le 3 juillet 2018. L'AFC-GE avait imparti à la contribuable un délai au 17 décembre 2018 pour se déterminer.

Dans le délai, la contribuable a fait part de sa position et expressément demandé à obtenir soit une copie des procès-verbaux d'audition sur lesquels se basait le courriel du 7 décembre 2018, soit une décision incidente motivée expliquant les raisons d'un refus d'accès aux pièces et un délai supplémentaire au 31 janvier 2019 pour lui permettre éventuellement d'obtenir les procès-verbaux auprès des tiers auditionnés. Aucune réponse n'avait été donnée à ce courrier.

4) Par décision incidente du 22 mars 2019, l'AFC-GE a refusé la demande de la contribuable de consulter les pièces en cause, soit trois procès-verbaux d'audience et un document versé à une procédure pénale, au motif que des intérêts publics et privés évidents s'y opposaient.

Le contenu essentiel de ces documents avait été présenté par oral. La nature et l'objet des informations contenues dans ces documents avaient aussi été communiqués par courriel du 7 décembre 2019 et un délai pour se déterminer avait été octroyé à la contribuable qui avait ainsi pu faire part de sa position. Par ailleurs, une des pièces était un procès-verbal d'audition de M. B______ du 2 novembre 2010, en possession de la contribuable.

Après avoir effectué une pesée des intérêts en jeu, il s'avérait que la protection des intérêts privés des personnes parties à une procédure pénale ainsi que le secret de la procédure pénale ne permettaient pas un partage de ces documents en cause. Toutefois, l'AFC-GE lui communiquerait, par courrier séparé, pour chacune de ces pièces, le contenu essentiel, à savoir les éléments factuels retenus.

5) Le même jour, l'AFC-GE a transmis à la contribuable deux courriers. Le premier contenait un bordereau de quatre pièces et les éléments factuels retenus pour chacune d'elles, soit des résumés sommaires de celles-ci.

Le second indiquait succinctement les raisons des décisions de rappel et de soustraction d'impôts de décembre 2018 et détaillait le montant des reprises opérées ; un tableau annexé précisait les revenus provenant des fonds « maisons » et d'autres fonds imposables auprès de la contribuable, à titre de bénéfice non-déclaré pour les années 2004 à 2008.

6) Par acte du 4 avril 2019, la contribuable a interjeté recours contre la décision du 22 mars 2019 auprès du Tribunal administratif de première instance (ci-après : TAPI), dont elle a demandé l'annulation, précisant que le courrier de transmission du « bordereau de pièces » devait aussi être considéré comme une partie intégrante de cette décision en tant qu'il définissait les modalités d'accès au dossier consenties par l'autorité intimée.

L'autorité fiscale entendait fonder les reprises d'impôts et les amendes dans la procédure au fond sur des pièces qu'elle indiquait avoir reçues du Ministère public. Se posait ainsi la question de savoir si l'AFC-GE était en droit d'utiliser ces pièces, obtenues de manière irrégulière.

Dans sa réclamation, elle avait demandé un accès complet au dossier. Or, la décision contestée ne se prononçait pas sur ce point, se bornant à refuser la communication des pièces relatives à des procédures pénales. La décision devait dès lors être réformée en ce sens qu'un accès complet au dossier lui soit accordé.

L'AFC-GE avait indiqué avoir procédé à une pesée des intérêts privés et publics « évidents » pour elle, mais on ignorait tout des intérêts dont elle avait tenu compte dans ce contexte : elle se bornait à se référer, de manière générale, à l'existence d'une procédure pénale, comme si une telle procédure s'opposait forcément à la transmission des documents liés à celle-ci, sans qu'il soit nécessaire d'examiner plus avant les différents intérêts en jeu.

Enfin, les pièces en cause semblaient avoir été les seules sources utilisées par l'AFC-GE à l'appui des décisions contestées au fond ; refuser l'accès à ces pièces revenait pratiquement à rendre une décision non motivée.

7) L'AFC-GE a conclu au rejet du recours.

Elle s'est rapportée à justice concernant la recevabilité formelle du recours.

8) La contribuable a persisté dans ses conclusions dans sa réplique ; l'AFC-GE en a fait de même dans sa duplique.

9) Par jugement du 9 décembre 2019, le TAPI a déclaré le recours irrecevable.

La contribuable ne s'exposait à aucun préjudice irréparable si elle n'avait pas immédiatement accès aux pièces soustraites à sa consultation, mais devait attendre la fin de la procédure de réclamation pour s'en plaindre. Par ailleurs, l'admission du recours ne permettait pas de mettre un terme à la procédure, ce que l'intéressée ne soutenait d'ailleurs pas.

10) Par acte expédié le 20 décembre 2019 à la chambre administrative de la Cour de justice, A______SA a recouru contre ce jugement, dont elle a demandé l'annulation. Elle a conclu à ce que son recours formé devant le TAPI soit déclaré recevable et la cause soit renvoyée à celui-ci afin qu'il statue sur le fond.

11) Le TAPI n'a pas formulé d'observations.

12) L'AFC-GE s'en est rapportée à justice quant à la recevabilité et au bien-fondé du recours. Elle a relevé que l'art. 45 al. 4 de la loi sur la procédure administrative du 12 septembre 1985 - LPA - E 5 10) prévoyait la possibilité de former un recours immédiat contre le refus de consulter une pièce. Devant le TAPI, l'AFC-GE s'en était rapporté sur la question de la recevabilité du recours et s'était déterminée sur le fond de celui-ci. Partant, si la chambre de céans devait admettre le recours, annuler le jugement et renvoyer la cause au TAPI, l'AFC-GE demandait à ne pas devoir supporter les frais de la cause.

13) La recourante a relevé dans sa réplique que l'AFC-GE, sans le dire expressément, semblait faire sienne sa position. Ayant dû exposer des frais de défense de CHF 9'757.90 entre le 1er octobre et le 31 décembre 2019, elle demandait à être indemnisée si elle obtenait gain de cause.

14) Sur ce, les parties ont été informées que la cause était gardée à juger.

EN DROIT

1) Interjeté en temps utile devant la juridiction compétente, le recours est recevable (art. 132 de la loi sur l'organisation judiciaire du 26 septembre 2010 - LOJ - E 2 05 ; art. 62 al. 1 let. a LPA).

2) Est litigieuse la question de savoir si le TAPI était fondé à déclarer irrecevable le recours dirigé contre la décision de l'AFC-GE refusant la demande de la contribuable de consulter certaines pièces.

a. En matière d'impôt fédéral direct, le contribuable a le droit de consulter les pièces qu'il a produites ou signées (art. 114 al. 1 de la loi fédérale sur l'impôt fédéral direct du 14 décembre 1990 - LIFD - RS 642.11). Il peut prendre connaissance des autres pièces une fois les faits établis et à condition qu'aucune sauvegarde d'intérêts publics ou privés ne s'y oppose (al. 2). Lorsqu'une autorité refuse au contribuable le droit de consulter une pièce du dossier, elle ne peut se baser sur ce document pour trancher au détriment du contribuable que si elle lui a donné connaissance, oralement ou par écrit, du contenu essentiel de la pièce et qu'elle lui a au surplus permis de s'exprimer et d'apporter ses propres preuves (art. 114 al. 3 LIFD). L'autorité qui refuse au contribuable le droit de consulter son dossier confirme, à la demande de celui-ci, son refus par une décision susceptible de recours (art. 114 al. 4 LIFD).

b. Le droit fiscal cantonal comporte une disposition similaire à l'art. 114 LIFD. En effet, aux termes de l'art. 17 al. 5 de la loi de procédure fiscale du 4 octobre 2001 (LPFisc - D 3 17), lorsqu'il refuse au contribuable le droit de consulter son dossier, le département confirme son refus, à la demande de celui-ci, par une décision susceptible de recours.

c. Enfin, l'art. 45 al. 4 LPA prévoit que la décision par laquelle la consultation d'une pièce est refusée peut faire l'objet d'un recours immédiat.

d. La question de savoir si le délai de recours contre une telle décision est de dix jours ou trente jours n'a, en l'état, pas été tranchée (ATA/763/2018 du 20 juillet 2018 consid. 2d).

e. Au vu de ce qui précède, la voie du recours contre le refus de l'AFC-GE d'autoriser la recourante à consulter certaines pièces de son dossier est ouverte. Cette possibilité est prévue tant par le droit fédéral que le droit cantonal. Il s'agit d'une voie de recours spécialement instituée par les législateurs fédéraux et cantonaux contre une décision incidente. Les premiers juges ne pouvaient la soumettre à des conditions restrictives non prévues par la loi. Au demeurant, de jurisprudence constante, la recevabilité de tels recours n'est pas conditionnée à l'existence d'un préjudice irréparable (ATA/1823/2019 du 17 décembre 2019 consid. 1 ; ATA/987/2018 du 25 septembre 2018 consid. 1 ; JTAPI/1343/2017 du 18 décembre 2017 consid. 5 ; décision de la commission cantonale de recours de l'impôt fédéral direct du 5 octobre 2015, DCRIFNN/20/2005). Pour le surplus, le recours devant le TAPI a été formé dans les dix jours suivant la notification de la décision incidente.

Partant, le jugement querellé doit être annulé et la cause renvoyée au TAPI afin qu'il examine si les autres conditions de recevabilité sont remplies et se prononce, le cas échéant, sur le fond du recours.

3) a. Au vu de l'issue du litige, aucun émolument ne sera perçu (art. 87 al. 1 LPA).

b. La juridiction administrative peut, sur requête, allouer à la partie ayant entièrement ou partiellement gain de cause, une indemnité pour les frais indispensables causés par le recours dans les limites établies par le règlement sur les frais, émoluments et indemnités en procédure administrative du 30 juillet 1986 (RFPA - E 5 10.03), conformément au principe de proportionnalité (art. 87 al. 2 et 3 LPA). Celle-ci est comprise entre CHF 200.- et CHF 10'000.- (art. 6 RFPA).

La juridiction saisie dispose d'un large pouvoir d'appréciation s'agissant de la quotité de l'indemnité allouée qui ne constitue, de jurisprudence constante, qu'une participation aux honoraires d'avocat. Pour déterminer le montant de l'indemnité, il convient de prendre en compte les différents actes d'instruction, le nombre d'échange d'écritures et d'audiences. Le montant retenu doit également intégrer la complexité de l'affaire (ATA/1727/2019 du 26 novembre 2019 consid. 14a et les références citées).

c. En l'espèce, la recourante conclut à l'octroi d'une indemnité de CHF 9'757.90 pour l'activité déployée entre le 1er octobre et le 31 décembre 2019, à savoir un montant proche du maximum prévu par l'art. 6 RFPA. Un tel montant n'est toutefois pas justifié. D'une part, seule entre en considération, pour la fixation de l'indemnité de procédure pour la procédure devant la chambre de céans, l'activité déployée après le jugement de première instance, donc après le 9 décembre 2019. D'autre part, la question litigieuse, à savoir l'examen de la recevabilité du recours formé devant le TAPI, ne présente pas de difficulté particulière. La cause n'a pas nécessité la tenue d'une audience et son instruction s'est limitée à un échange d'écritures.

Dans ces circonstances, conformément à la liberté d'appréciation dont jouit la chambre de céans en la matière, une indemnité de procédure de CHF 1'000.- sera allouée à la recourante pour la procédure de recours devant elle.

La cause étant renvoyée au TAPI, il appartiendra à celui-ci de fixer, en fin de procédure, l'indemnité de procédure en faveur de la contribuable, en tenant compte de l'ensemble de la procédure, qui s'est déroulée devant lui.

d. L'autorité intimée s'en étant rapportée à justice quant au bien-fondé du recours devant la chambre de céans, relevant qu'elle n'avait pas conclu à l'irrecevabilité du recours devant le TAPI et qu'elle s'était déterminée sur le fond devant celui-ci, l'indemnité de procédure de précitée sera mise à la charge de l'État de Genève (soit pour lui le Pouvoir judiciaire).

 

* * * * *

PAR CES MOTIFS
LA CHAMBRE ADMINISTRATIVE

à la forme :

déclare recevable le recours interjeté le 20 décembre 2019 par A______ SA contre le jugement du Tribunal administratif de première instance du 9 décembre 2019 ;

au fond :

l'admet ;

annule le jugement du Tribunal administratif de première instance du 9 décembre 2019 et lui renvoie la cause pour nouvelle décision au sens des considérants ;

dit qu'il n'est pas perçu d'émolument ;

alloue à A______ SA une indemnité de procédure de CHF 1'000.-, à la charge de l'État de Genève (soit le Pouvoir judiciaire) ;

dit que conformément aux art. 82 ss de la loi fédérale sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF - RS 173.110), le présent arrêt peut être porté dans les trente jours qui suivent sa notification par-devant le Tribunal fédéral, par la voie du recours en matière de droit public ; le mémoire de recours doit indiquer les conclusions, motifs et moyens de preuve et porter la signature du recourant ou de son mandataire ; il doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14, par voie postale ou par voie électronique aux conditions de l'art. 42 LTF. Le présent arrêt et les pièces en possession du recourant, invoquées comme moyens de preuve, doivent être joints à l'envoi ;

communique le présent arrêt à Mes Jérôme Piguet et Étienne Von Streng, avocats de la recourante, à l'administration fiscale cantonale, à l'administration fédérale des contributions ainsi qu'au Tribunal administratif de première instance.

Siégeant : Mme Krauskopf, présidente, M. Thélin, Mme Cuendet, juges.

Au nom de la chambre administrative :

la greffière-juriste :

 

 

S. Hüsler Enz

 

 

la présidente siégeant :

 

 

F. Krauskopf

 

Copie conforme de cet arrêt a été communiquée aux parties.

 

Genève, le 

 

 

 

 

 

 

la greffière :