République et canton de Genève

Grand Conseil

Allocution de M. Elie Wiesel, prix Nobel de la paix en 1986

Le président. Nous allons changer un petit peu le protocole de notre séance. En effet, comme vous le savez peut-être, ce matin le prix Nobel de la paix Elie Wiesel a été reçu docteur honoris causa de notre université. C'est une grande figure, et il a accepté de nous adresser quelques mots maintenant. Je vais donc prier les huissiers de faire entrer M. Wiesel pour qu'il puisse s'adresser à nous depuis la tribune. (Applaudissements nourris à l'arrivée de M. Elie Wiesel. Les députés se lèvent.)

Je remercie M. Wiesel d'avoir bien voulu accepter notre invitation. Comme vous le savez, M. Wiesel a écrit de nombreux livres. Son premier livre a paru en 1958 et s'appelait «La Nuit»; son dernier ouvrage vient de paraître il y a un mois et s'intitule «Otage». M. Wiesel se présente modestement comme un enseignant mais surtout comme un témoin. Et c'est à ce titre qu'il a accepté de nous adresser quelques mots. Merci encore, Monsieur Wiesel ! Je vous passe la parole.

M. Elie Wiesel. Mesdames et Messieurs, vous n'avez pas idée à quel point je vous suis reconnaissant d'accepter que je sois avec vous pendant quelques minutes. Je suis venu ici pour l'université; je suis enseignant, donc je suis étudiant, j'apprends. Etant ici, j'apprendrai de vous.

C'est très simple: on m'a demandé de parler pendant douze minutes. Je parlerai pendant dix minutes, et je vous dirai d'abord quelles sont mes préoccupations, ce qui me fait peur aujourd'hui. La peur la plus profonde que j'ai, c'est de vivre dans un monde indifférent; c'est l'indifférence qui me fait peur. Le mal, je sais comment le combattre. La souffrance, je peux essayer de parler avec ceux qui peuvent la guérir. La haine - même la haine - je sais la nommer, la situer, mais pas l'indifférence.

Pendant des années, des années et des années, j'avais inventé une formule disant que l'opposé de l'amour n'est pas la haine mais l'indifférence. Je continue: l'opposé de l'éducation n'est pas l'ignorance, c'est encore l'indifférence. L'opposé de la vie n'est pas la mort, mais l'indifférence à la vie et à la mort. Or nous savons très bien que l'indifférence n'est pas une option: on ne choisit pas l'indifférence; simplement, on se laisse aller. Je vous dis cela ici parce que vous êtes quand même un Conseil important, vous prenez des décisions qui n'affectent pas seulement la vie, mais aussi le destin de cette communauté qui est la vôtre.

J'ai parlé aujourd'hui à l'université de mes rapports avec la Suisse, qui étaient ambigus, ambivalents à un certain point. En même temps, comme je ne porte jamais de jugement collectif, il est évident que lorsque je parle d'une population, d'une culture, d'une civilisation, je l'accepte telle quelle, avec une sorte d'acceptation philosophique. Cela veut dire que vous avez le droit d'être qui vous êtes. Cela signifie en fait que j'accepte l'autre que vous êtes, chacun de vous, parce que précisément vous êtes autres, vous n'êtes pas moi. Si tout le monde était moi, ce serait un monde ennuyeux. Vous êtes qui vous êtes: juifs, chrétiens, calvinistes, n'importe quoi... Vous êtes qui vous êtes, et je vous respecte.

J'ai parlé ce matin des étrangers, de mon rapport avec les étrangers. Moi j'étais étranger - sur terre, partout. Donc je sais comment accueillir l'étranger - avec curiosité, avec amitié - et surtout les mendiants. J'adore les mendiants ! Dans chacun de mes romans, il y a toujours un mendiant, il y a toujours un fou et il y a toujours un petit enfant. Pourquoi ? Parce que, lorsque le continent - et le monde - a connu cette tragédie innommable, indicible, les premières victimes étaient les fous, les enfants et, bien sûr, aussi les vieillards. Et maintenant, en tant que vieillard, je veux vous dire cela. C'est pourquoi, en fait, j'accueille ces trois catégories dans mes romans, en leur disant: «Voilà, je vous donne le refuge, même une identité.»

Quelle devrait être, à mon avis, votre préoccupation ? Bien sûr, je sais que votre agenda, que votre ordre du jour est important. Mais, si vous me permettez, je voudrais plaider pour un jeune homme qui a besoin de vous, de moi et de nous tous. C'est un jeune soldat israélien, simple soldat qui a été kidnappé par le Hamas il y a quatre ans. Cela fait quatre ans que ce jeune soldat est encore en captivité ! Même la Croix-Rouge internationale n'y a pas accès... Je ne sais pas si l'on peut aider, je ne sais pas comment on peut faire. Mais il y a quand même une chose: on fait ce que l'on doit, même si c'est sans succès, au moins pour que la conscience ait une voix. Acceptez une résolution, simplement pour dire, sans entrer dans la politique, sans prendre le parti de qui que ce soit: «Nous plaidons auprès des ravisseurs afin de libérer cet homme !»

Autrement dit, Mesdames et Messieurs les législateurs et l'exécutif que vous êtes, c'est très simple: on ne peut pas guérir tous les maux, on ne peut pas libérer tous les prisonniers de conscience qui sont injustement emprisonnés quelque part, on ne peut pas tout faire. Mais il y a une chose que l'on peut faire: témoigner de notre désir de faire connaître la conscience collective et individuelle.

J'ai parlé aujourd'hui de pouvoir et de moralité. Y a-t-il une connexion entre les deux ? Le pouvoir... Est-ce que le pouvoir est toujours moral ? Est-ce que le pouvoir politique doit être concerné par son aspect moral ? Moi - qui ne suis pas vous - je pense que oui, bien sûr. Mais je sais très bien qu'il y a d'autres aspects de cette question qui vous préoccupent. Où y a-t-il encore, aujourd'hui, des problèmes si vitaux concernant la société tout entière ? Je vous citerai un seul exemple: le terrorisme suicidaire. Je ne sais pas à quel point vous êtes sensibles à ce danger-là. C'est un terrorisme nouveau.

A la fin du XIXe siècle, au début du XXe siècle, le terrorisme était en fait une notion romantique: c'était beau, être jeune, anarchiste, nihiliste... Mais ce terrorisme-là n'avait qu'une seule cible: la cible du pouvoir. Ciblé ! La victime avait donc un nom, une identité, une situation, une location. Aujourd'hui, ces terroristes frappent aveuglément. Et, en vérité, on n'est pas sûr que le bonhomme à côté, sur les Champs-Elysées ou sur la Fifth Avenue à New York, n'est pas quelqu'un qui porte une bombe... C'est arrivé à Times Square récemment.

Est-ce que vous pouvez faire quelque chose à ce propos ? Je ne sais pas ! Mais, en même temps, vous pouvez quand même élever votre voix et dire: «Nous sommes sensibles à ceux qui ont peur.» Et j'ai peur.

Pour finir, voici une histoire: c'est une légende que j'adore. Il y avait une fois un empereur, et cet empereur avait entendu que, quelque part dans son empire, il y avait un sage, un grand sage, qui avait des pouvoirs et connaissait le chant des oiseaux. Il interprétait le mouvement des vents et même les signes des nuages. Et puis il pouvait lire la pensée d'autrui.

L'empereur le fait venir: «Est-ce vrai que tu interprètes le pépiement des oiseaux ?»

«Oui, Sire.»

«Et les nuages ?»

«Oui, Sire.»

«Et le vent ?»

«Oui, Sire.»

Et la dernière chose: «Est-ce que tu sais vraiment lire la pensée de l'autre ?»

Il dit: «Je pense.»

«Dans ce cas - dit l'empereur - écoute...» Il tient sa main derrière le dos: «J'ai un oiseau dans mes mains. Est-il vivant ou mort ?»

Et le sage avait peur, s'il disait que l'oiseau était vivant, que l'empereur le tuât uniquement pour prouver qu'il avait tort. Alors il attend un moment, puis il dit: «Majesté, la réponse est entre vos mains.»

Que puis-je vous dire ? La réponse, pour vous, Mesdames et Messieurs, est toujours entre vos mains. (Vifs applaudissements. L'assemblée se lève.)