Séance du jeudi 9 mai 1996 à 17h
53e législature - 3e année - 6e session - 17e séance

M 1053
7. Proposition de motion de Mmes Nicole Castioni-Jaquet et Claire Torracinta-Pache concernant le commerce d'êtres humains. ( )M1053

LE GRAND CONSEIL,

considérant:

- le nombre de femmes contraintes à se prostituer;

- le non-respect de la déclaration universelle des droits de l'homme;

- l'insuffisance des moyens policiers face à l'exploitation de la prostitution;

- les risques liés à l'installation d'un système «mafieux»;

- la précarité des conditions sociales et de santé des personnes qui travaillent dans les lieux de prostitution tels que les salons de massages, les cabarets, les bars à champagne, etc.,

invite le Conseil d'Etat

- à prendre toutes les mesures permettant l'application de la déclaration universelle des droits de l'homme (voir art. 3 et 4, annexe I);

- à donner à la police les moyens nécessaires pour lutter contre l'exploitation de la prostitution;

- à intensifier l'aide aux associations qui fournissent des informations, des conseils de santé, offrent un soutien social et organisent la réinsertion des personnes concernées.

EXPOSÉ DES MOTIFS

D'emblée et afin qu'il n'y ait pas de confusion, relevons que cette motion ne traite pas de la problématique générale de la prostitution, mais seulement des problèmes liés au commerce d'êtres humains. En effet, il existe deux formes de prostitution: la volontaire et la forcée.

Jusqu'à présent, Genève a été un lieu privilégié pour l'exercice du travail sexuel, dans le sens où les femmes n'avaient pas besoin d'un proxénète pour les «protéger». Or, aujourd'hui un grand nombre de femmes provenant de pays économiquement faibles (pays de l'Est, Saint-Domingue, Haïti, etc.) arrivent dans notre canton avec l'espoir de trouver un travail correct mais n'ayant en poche qu'un permis de travail pour «artiste». Le problème de ces autorisations de travail avait d'ailleurs fait l'objet d'une motion socialiste, acceptée en 1995. De nombreux réseaux facilitent l'arrivée de ces femmes qui, au vu de la précarité de leur situation, tombent rapidement dans des filets complexes de racket, chantage, retrait du passeport, dettes, etc. Ces personnes perdent alors toute autonomie et moyens de défense et deviennent des proies privilégiées pour les proxénètes.

A ce sujet, les Nations Unies parlent de forme contemporaine d'esclavagisme. Et s'il est vrai que le droit de se nourrir est un droit fondamental, le droit à la dignité et à l'intégration est également important. Et il est inadmissible de se retrancher derrière le prétexte avancé parfois: «Au moins chez nous, elles ont de quoi manger.»

Nous ne pouvons, hélas, arrêter ces trafics mondiaux d'êtres humains mais nous pouvons prendre des mesures qui aideraient ces personnes à retrouver leur liberté et leur dignité. Tout d'abord en nous donnant les moyens de faire respecter la loi et particulièrement les articles 195 et 196 du code pénal suisse (annexe II). A ce propos, on peut se demander si les effectifs spécialisés de la brigade des moeurs sont suffisants et s'ils disposent des moyens nécessaires à la lutte contre l'exploitation de la prostitution. Ensuite, en soutenant toute action d'aide pour secourir les personnes enrôlées dans une situation qu'elles n'ont ni choisie, ni voulue, quelle que soit leur origine. Si nous avons d'abord parlé des femmes étrangères, c'est qu'elles représentent un milieu particulièrement vulnérable. Mais cette aide et ces conseils s'adressent bien évidemment à toute femme ou à tout homme de nationalité suisse, exploité-e sexuellement par autrui.

Restreindre ou interdire la prostitution, pénaliser les personnes qui s'y adonnent ne résoudrait rien. La prostitution clandestine serait la porte ouverte à plus d'insécurité, de précarité, d'exploitation et d'exclusion. En revanche, il nous semble important de tout mettre en oeuvre pour éviter le développement du proxénétisme, qui est un des maillons du système «mafieux», impliquant souvent d'autres trafics tel que celui de la drogue, en sachant que l'exploitation de la prostitution représente le troisième commerce mondial, après la drogue et les armes.

Tels sont en substance, Mesdames et Messieurs les députés, les motifs qui nous conduisent à soumettre à votre bienveillante attention la présente proposition de motion.

ANNEXE I

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ANNEXE II page 7

Débat

Mme Nicole Castioni-Jaquet (S). Voici les coupures de presse relevées dans les quotidiens et les hebdomadaires suisses et genevois qui traitent du sujet de cette motion.

Je citerai quelques titres notés au hasard : «La mafia russe convoite les danseuses venues de l'Est», «Les macs russes envoient leurs filles en Suisse», «Réseau de prostitution russe démantelé à Genève», «Genève, la mafia russe en force». Et, enfin, sous le titre «Les proxénètes russes débarquent à Genève», un journaliste cite deux policiers de la brigade des moeurs parlant de 95%, voire de 100%, des filles venant des pays de l'Est rackettées par des souteneurs russes.

Oui, les Nations Unies, l'Unesco, les médias dénoncent l'exploitation de la prostitution indépendante, qui est de mise à Genève, car le danger existe qu'elle sombre dans le sordide de la prostitution forcée et organisée par des souteneurs sans scrupules. Ce danger est présent, et nous ne pouvons l'accepter, tout comme nous n'accepterions pas la vente d'esclaves. Nous devons le combattre, car il n'y a pas de différence entre ce trafic et l'esclavagisme. D'ailleurs, pour les Nations Unies, le commerce du sexe est une forme contemporaine d'esclavagisme. Les personnes qui exploitent ces femmes les traitent comme de la marchandise.

Je ne reviendrai pas longuement sur le problème des permis de travail pour artiste. Mais il est intéressant de savoir qu'il est tout à fait impossible d'obtenir un permis pour une jeune fille au pair venant d'un pays de l'Est. En effet, l'office cantonal de la population vous répondra qu'il n'y a pas d'accord entre ces pays et la Suisse.

La prostitution ne doit pas être banalisée. S'il est vrai que les bars à champagne, les salons de massage et les cabarets doivent répondre à la demande de leurs clients en leur offrant de jeunes, jolies et souriantes jeunes filles, il ne faut pas oublier que ces prostituées sont avant tout des femmes, des mères et des filles. Oui, des filles, Mesdames et Messieurs les députés, qui, comme vos propres filles, ont le droit d'avoir une vie heureuse sans humiliations et sans contraintes !

Ces femmes migrantes vivent isolées et souffrent de solitude. Elles n'osent pas informer leur famille, restée au pays, de leur travail à Genève. Nous devons faire un geste en faveur de ces femmes qui vivent en marge de la société et dont la dignité est bafouée. Pour cela, il faut intensifier l'aide aux associations s'occupant de ces personnes.

Pour l'exemple, je citerai la société Aspasie qui effectue un travail important sur le terrain, s'occupant des conditions sociales et de la santé, notamment liées à l'information sur le sida, les hépatites et les maladies sexuellement transmissibles. Je citerai également SOS Femmes qui vise une action de réinsertion. Il faut aussi donner à la police les moyens nécessaires pour lutter contre l'exploitation de la prostitution. Il faut ainsi que l'augmentation de la violence, la détérioration des conditions de travail, la perte d'autonomie des personnes pratiquant le travail sexuel, femmes, hommes, étrangers, suisses, soient combattues.

Bien qu'elle ait un volet social, nous vous invitons, Mesdames et Messieurs les députés, à renvoyer cette motion à la commission judiciaire.

Mme Vesca Olsommer (Ve). Nous soutiendrons cette motion. Il est vrai que la mafia russe est extrêmement dangereuse. Les femmes dont vous parlez en ont très peur, et il est vrai qu'elle menace le climat de Genève, considérée encore comme une ville sûre. Entre autres, on aime y venir pour cette raison.

Les Verts proposent, lorsque l'on délivre des autorisations de travailler comme artistes aux femmes de ces pays, d'y ajouter des informations dans leur langue, mentionnant ainsi la protection à laquelle elles ont droit, ainsi que les adresses de groupements ou d'associations de solidarité auxquels elles peuvent recourir si elles ont besoin d'aide.

M. Gérard Ramseyer, conseiller d'Etat. Je partage l'indignation de Mmes les motionnaires. Je formule une seule restriction concernant la qualification juridique qu'elles font de la situation que nous connaissons.

Je désire vous rappeler que le canton de Genève est le premier de Suisse à avoir adopté une réglementation sur l'exercice de la prostitution. Ce règlement, entré en vigueur le 1er octobre 1992, fait allusion aux nouvelles dispositions du titre cinquième du code pénal suisse.

Ce règlement a été adopté par vous, le 6 juillet 1994, et je rappelle qu'il est le fruit - et j'insiste - d'une concertation entre le procureur général, mon département et les milieux de la prostitution représentés par Aspasie.

Depuis juillet 1994, nos services de police ont attentivement observé l'évolution du monde de la prostitution à Genève. Elle se caractérise par sa stabilité, car il n'existe pas, à Genève, de milieu qui l'exploite. Toutefois, la prostitution des salons de massage, dorénavant assimilée à la prostitution de rue, et celle des artistes de cabaret et des hôtesses de bar à champagne posent problème.

Vous avez raison de dire, Madame, que la crainte très vive existe d'une arrivée de la pègre dans le monde de la prostitution à Genève et, particulièrement, de la mafia russe. Nous pouvons en discuter en commission. Mes services m'ont déjà fourni un document très complet sur la situation, que vous pourrez examiner.

La prostitution des mineurs est un dossier essentiel. J'annonce pour cet été le dépôt d'un texte légal visant à interdire la prostitution à toute personne de moins de dix-huit ans. Il s'agit d'un travail complexe qui comprend beaucoup d'obstacles au niveau fédéral. Mais il est destiné à combler le vide juridique existant dans notre arsenal légal et réglementaire.

En déposant ce texte cet été, ou en tous les cas au début de l'automne, j'espère abonder dans le sens des écrits en suspens dont Mme Torracinta-Pache s'est fait l'écho à plusieurs reprises. Bien entendu, je ne vois aucun inconvénient à ce que cette motion soit renvoyée en commission. Je m'engage à participer à vos travaux avec beaucoup d'ardeur.

Mme Claire Torracinta-Pache (S). Je considère que ce que vient de dire M. Ramseyer est une réponse à l'interpellation urgente que j'ai déposée en son absence, lors de la dernière séance, et qui devait lui être transmise. Il n'est donc pas nécessaire qu'il me fasse une autre réponse, l'annonce d'un projet de loi sur ce problème me convient pour l'instant.

Mise aux voix, cette proposition de motion est renvoyée à la commission judiciaire.

IU 185

Cette interpellation urgente est close.